La formation, doit-elle être forcément ludique ?

par | 2 mars 2021 | Marketing, Organisation, Pédagogie

Plus la formation s’interroge sur sa raison d’être, sur ses modalités de fonctionnement, plus le ludique, le fun, le festif trouve une place importante dans cette institution. Et l’arrivée des serious game en 2 000 ne fait que renforcer cette nouvelle promesse produit. S’agit-il d’un buzzword pour cacher une réalité qui est beaucoup moins fun qu’elle ne le dit, ou s’agit-il comme l’annonce le poète Géo Norge, d’un changement structurel, “le monde devient ludique”. Que faire avec le ludique ? Passage obligé ou non ? Autant de questions que nous allons explorer ensemble. 

1, La formation n’est pas un jeu 

Le jeu a un statut particulier. Pour Aristote, dans Ethique à Nicomaque, le jeu est un délassement, un moyen pour éviter l’épuisement physique et mental du travail. S’il est indispensable, à l’équilibre social, il n’en est pas moins hors du domaine de l’entreprise, et donc par conséquence, hors du monde de la formation. La formation est trop sérieuse pour qu’on s’en amuse. Le jeu est un loisir. Et c’est la raison pour laquelle, il a fallu attendre le 19ème siècle et les travaux de Johann Schiller pour que le jeu devienne un sujet sérieux d’étude. Sans concession Johann Schiller, bon héritier d’Emmanuel Kant et de sa Critique de la faculté de juger, considère le jeu comme négatif, puisque l’homme doit être rationnel et laborieux tout ce que le jeu n’est pas. La raison se mérite. C’est la raison pour laquelle, en pédagogie, le jeu était réservé aux enfants, rien pour les adultes, trop sérieux pour ces enfantillages. 

Et même Johan Huizingua, avec Homo ludens (1951), ne démentit pas quand il donne sa définition du jeu. Le jeu serait plus ancien que la culture elle-même, il viendrait du fond des âges et aurait sa structuration propre, inconsciente, un peu comme un langage… un monde à part. Mais quelle que soit sa définition, le jeu est et doit rester “improductif” pour reprendre le terme de Roger Caillois. Le jeu est fait pour s’amuser, étymologiquement, muser, errer sans but, ce qui s’adapte mal à la formation qui définit préalablement des objectifs pédagogiques, et donc un but au cheminement. L’homme sérieux, autrement dit rationnel, ne s’aurait s’amuser puisqu’il se doit d’être autonome, autotélique, se fixant ses propres règles ainsi que ses propres objectifs. 

C’est le numérique qui va apporter un regard nouveau à l’affaire, en créant en 2 000 avec America’s Army le premier serious game. Le jeu fait son entrée dans la formation avec une légitimité nouvelle. Une nouvelle trajectoire s’ouvre dans la littérature, une nouvelle industrie va naître avec des jeux de plus en plus immersifs. Et finalement, dans le serious game, le “serious” de l’entreprise se confrontait au “gaming” de la culture numérique, et après avoir si longtemps fait triompher le “serious”, beaucoup s’interroge pour savoir si ce n’est pas l’entreprise tout entière de devenir un espace de jeux social. Le gaming aurait contaminé le sérieux rationalisant de l’entreprise. Assiste-t-on à une nouvelle définition de la raison d’être des entreprises ? 

2, L’apprenant est un homo festivus 

L’apprenant est un homo festivus, pour reprendre le terme Philippe Muray, l’homme serait festif par nature, ce que reprend bien la littérature dans ce domaine. Mais, pourquoi est-ce si important dans notre monde contemporain et pas dans l’ancien monde, par exemple ? L’explication revient au sociologue américain Charles Cooley (1909) qui part du constat suivant : le début du 20ème siècle est marqué par le fait que la société s’atomise, au sens étymologique du terme, s’individualise, s’émiette, ce que Norbert Elias, à la fin du siècle, en 1989, appellera “La société des individus”. Le jeu devient le moyen de passer de l’ère du “je” à l’ère du “nous”, un outil social pour recomposer des aventures collectives. L’apprenant, homo festivus par nature, ou par nécessité, permettrait de socialiser les apprentissages. Plus l’individualisme est présent en formation, plus le jeu est appelé. 

Alain Cotta, en 1980, dans “La société ludique, la vie envahie par le jeu” avait cette belle formule : le jeu avait quelque chose de sacré, si l’on retire le sacré, il ne reste que le spectacle, si l’on supprime le spectacle, il ne reste que la performance, autrement dit le travail. C’est toute la polémique du serious game, s’agit-il en ombre chinoise une nouvelle façon de faire travailler nos collaborateurs, de les manipuler, c’est la thèse de Guy Debord avec la Société du spectacle (1967), à l’époque la formation était considérée comme le bras armé du grand capital. Cette vision, attachée à une époque, n’est pas celle de son contemporain Jean Baudrillard pour qui le spectacle est généralisé, chacun peut être maître de son propre spectacle, le professional branding, ce qui donne une liberté et une responsabilité nouvelle. La formation est un spectacle social, learnal branding, qui nourrit la qualification de chaque spectacle singulier, le professional branding. 

La formation n’est pas un lieu pour amuser, distraire les apprenants, au sens de Guy Debord pour les manipuler, mais un lieu d’engagement, de motivation, autour d’un projet stratégique. Motivation et émotion ont la même racine autour du mouvement. Ce que Michel Maffesoli appelait des communions affectives ou une érotisation sociale (2015). Plus l’engagement est fort plus le ludique est appelé pour construire le collectif émotionnel, celui de l’action. Mais, il peut y avoir d’autres formes d’érotisation que le seul ludique comme par exemple, l’excellence, l’utopie, la bienveillance, l’éthique, … le ludique est une forme de storytelling parmi tant d’autres. Le ludique ne doit pas être hors-sol, il doit s’inscrire tout à la fois dans une culture existante et dans un destin à construire dans le temps. Toutes les érotisations sont bonnes à la seule condition de construire une histoire authentique, étymologiquement, qui répondent à ses propres règles. Encore faut-il savoir jouer. 

3, La formation ne sait pas jouer 

Il existe bien des similitudes entre le jeu et l’entreprise. Chaque jeu est composé de joueurs et de règles du jeu. Chaque joueur s’engage à respecter les règles, et dans ce cadre, avec des stratégies de confrontations et/ou de collaborations, le joueur gagne ou non des récompenses qui suscitent une joie individuelle et/ou collective, la fameuse reconnaissance sociale. Alors pourquoi le serious game est-il un échec ?  

Car il est trop “serious” et pas assez “gaming”. La mécanique du jeu n’est pas respectée. Prenons un exemple. Dans un jeu, on peut gagner ou perdre, c’est souvent l’intérêt de l’engagement, cette mise sous tension du joueur. Peut-on imaginer de perdre dans un serious game ? C’est le syndrome de l’école de fan, tout le monde gagne, il n’y a donc plus d’enjeux … et, il en est de même pour les marches trop rapides pour gager des gains trop grands. “A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire”. Le serious game est perçu comme un simulacre de gaming, une pâle copie du gaming qui ne dupe personne. Cela se traduit tout naturellement par un faible taux d’engagement alors que l’engagement dans le serious game n’a jamais été aussi fort. Il n’y a pas de mystère, la création d’un “serous game” prend 6 mois, là où la création d’un “game” prends 6 ans. L’un est peut-être plus efficace que l’autre. La conséquence est que l’apprenant, devient plus un spectateur de ses propres apprentissages. 

On peut d’ailleurs s’interroger sur le fait qu’en entreprise, de garder une mécanique universelle du jeu. L’universel est par définition fait pour les grands nombres, mais face à la segmentation de l’entreprise, le jeu ne devrait-il pas être ciblé pour augmenter son efficacité ? Peut-on imaginer un serious game girly ? Nombre d’études montrent que les femmes ne jouent pas au même jeu que les hommes… délicat comme sujet, on risque d’être taxé d’entretenir des stéréotypes. On pourrait retenir des segmentations, moins clivantes, comme la différenciation des apprentissage intergénération. Les générations Z, ou Alpha, n’ont pas les mêmes rythmes, affects, supports de jeux que les générations Y, ou X. Cela pose des questions de fonds, fait-on des jeux ou des formations pour les apprenants ou pour l’image que l’on aimerait avoir des apprenants (https://affen.fr/juridique/arretons-dindividualiser-les-formations-erotisons-les/) ? Le jeu aborde des questions sensibles à la culture de la formation. A sortir du raisonnable, on ouvre la boîte de Pandore… et à y rester, on fait un jeu à vide… 

Le rôle du responsable de formation est de devenir un sociologue, un marketeur, un designer de la formation pour construire un univers formatif cohérent qui tout à la fois, respecte la culture du passé et dessine la culture du lendemain. Il devient un artisan du jeu social. Artisan, étymologiquement qui maîtrise les ars, les outils du jeu pour en faire une aventure collective, faire que tous les particularismes se retrouvent dans ces learner experiences. Avec le ludique tout devient possible … tout reste à faire mais surtout en faire un argument social d’adhésion au corporate branding. On pourrait reprendre le mot de Philippe Murray, l’apprenant n’est pas seulement un homo festivus, il est aussi et surtout un homo festivus festivus. Comme il existait autrefois l’homo sapiens sapiens, l’homo festivus festivus, n’est pas celui qui s’amuse, mais celui qui fête la fête, autrement dit trouve matière à porter des valeurs qui font sens dans le cœur de nos entreprises. Tout un chantier pour la formation. 

Fait à Paris, le 02 mars 2021 

@StephaneDiebold 

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