Les Années Folles de la formation ?

par | 25 mai 2021 | Organisation, Pédagogie, Technologie

Si l’on reprend la terminologie que le romancier John Dos Passos avait utilisée pour 1919, “l’an 1 du 20ème siècle” pourrait-on dire que 2021 serait l’an 1 de la formation du 21ème siècle ? Le nouveau monde de la formation débuterait avec le déconfinement. Et si l’on suit l’analogie, 2021 ferait son entrée dans les “Années folles”. 2021, serait-elle le début des années folles de la formation ? Serait-ce le début des “10 glorieuses” de la formation ? Alors, fantasme d’un monde qui n’existe pas ou réalité qui s’impose au monde de la formation ? Regardons cela de plus près. 

1, 1919, l’an 1 du 20ème siècle 

Les “Années folles” ont débuté comme un moment post-sidération. La Première guerre mondiale, qui devait être rapide, a arrêté le temps, la France ne se sortait plus de la guerre. Elle était bloquée dans l’instant présent avec une incapacité à se projeter hors de cet instant, il fallait faire guerre et puis c’est tout, comme, nous l’avons vu ailleurs (https://affen.fr/pedagogie/deconfinement-quest-ce-que-ca-change-pour-la-formation/). C’est un moment de sidération, un moment sans savoir, un moment qui bloque la société tétanisée avec le fameux “on verra après”. Et le après a ouvert à un monde nouveau, l’an 1 du 20ème siècle, les Années folles, que les Etats-Unis appellent plus volontiers les années rugissantes, ou la Grande-Bretagne et l’Allemagne les années dorées ou les années heureuses. C’est le début d’une période qui ne s’arrêtera qu’avec la crise de 1929. 

On pourrait retenir deux changements majeurs. Le premier est une expansion économique sans précédent qui a nécessité de réorganiser l’appareil productif pour produire dans de telles quantités. C’est le développement du taylorisme ou du fordisme qui compose l’Organisation Scientifique du Travail avec la parcellisation des tâches et l’introduction de la chaîne de production mécanique. Et cela allait avoir des conséquences importantes pour la formation professionnelle. La France agricole allait devenir une France industrielle. Une industrie de masse avait besoin d’une main d’œuvre de masse pour faire tourner les machines. Il fallait donc transformer les manœuvriers agricoles en ouvriers industriels. La France a dû adapter son appareil de formation pour faire le nécessaire. En 1919, le gouvernement fit voter la loi Astier qui reconnaissait officiellement la formation technique. La filière se structurait. Et de nombreux organismes de formation furent crée pour répondre à la demande. On peut se rappeler qu’en 1926 fut créé la CEGOS dont le “OS” veut dire Organisation Scientifique. C’est le début de l’Organisation Scientifique de la Formation (OSF). 

Mais les années folles, ce fut aussi un changement social et culturel. Le monde s’urbanisait, c’est d’ailleurs à cette époque que naquit les gratte-ciels, symbole du renforcement de la densité urbaine des villes. Les campagnes migrent vers les villes. Et les villes se modernisent avec l’émergence de l’eau courante dans les foyers ainsi que l’électricité “à tous les étages”.  La France du 20ème siècle faisait son entrée dans le comportement des Français. 1923, ce fut le premier Salon des Arts ménagers avec un succès et un lieu d’innovations extraordinaires. Mais ce fut aussi l’émergence d’une nouvelle culture avec le jazz par exemple, mais aussi des supports nouveaux comme l’émergence de l’industrie cinématographique ou la radio. Cela aura des conséquences importantes dans la formation, c’est toute la polémique dès 1912 de l’usage du phonographe pour l’apprentissage des langues, cela remettait en cause le monopole de la parole des sachants, ce fut le début de la “méthode active” dans l’éducation nationale. Les outils techniques réformaient les usages. 

2, 2021, l’an 1 du 21ème siècle ? 

Pourquoi parler des années folles ? Tout simplement par la similarité des périodes, 1919, année post-sidération, comme 2021 est une année post-sidération avec le COVID et sa sidération sanitaire. Il fallait tenir “quoi qu’il en coûte”, gagner “la guerre contre la maladie“. Un moment sans savoir, sans intelligence et surtout sans devenir. Alors pourquoi ne pas penser comme la majorité des analystes que les années à venir seront des années folles, un moment d’innovation intense ? 

Nombreux articles parlent de révolution schumpetérienne. Et effectivement, Joseph Schumpeter est l’auteur de l’innovation. On peut noter que son premier ouvrage a été publié en 1908, c’est un auteur des années folles. Mais c’est en 1954 qu’il publie son Histoire de l’analyse économique qui fait de l’innovation le moteur économique avec la notion de “destruction créatrice” qu’il emprunte à Marx. “Le nouveau ne sort pas de l’ancien, mais apparaît à côté de l’ancien, lui fait concurrence jusqu’à le ruiner”. Ce qui est vérifié si l’on prend le cas d’André Citroën, se méthode d’organisation débuta dès 1906 en s’inspirant d’ailleurs des méthodes de Taylor lors de son voyage aux Etats Unis en 1912, mais c’est pendant et après la guerre que la révolution eu lieu avec la création de la fameuse 5CV en 1921. Aujourd’hui, nous sommes dans la même situation avec par exemple le fait qu’en 2007 le DVD a été remplacé par le streaming, ce qui a permis la révolution Netflix, le CD après avoir remplacé le vinyle est remplacé par le MP3 et permet l’émergence de Spotify, la photo par les smartphones, … les innovations d’avant profite du moment pour accroître leur diffusion. Les plateformes de livraison ont connu un boum extraordinaire entrant dans les usages et se réinventant pour profiter de la dynamique. 

La formation, est-elle dans un moment schumpetérien ? Les formations Zoom ont été la révélation de 2020 dans un marché fortement concurrentiel entre les GAFAM et pourtant, son CEO prévoit encore 40 % de croissance pour 2021. La classe virtuelle était une pratique en gestation et la voilà au cœur des pratiques formatives. Et que dire des podcasts apprenants qui explosent avec le confinement au point tel de réinventer complètement leurs usages avec la création de réseaux sociaux audio du type Clubhouse qui a disrupté un écosystème qui vivotait depuis une dizaine d’années. 2021 sera l’année de l’innovation audio si l’on suit Twitter, Facebook, LinkedIn, Apple, … comme YouTube a révolutionné le monde de la formation en 2005.  Et c’est sans parler des pédagogies immersives. Les trois-quarts des responsables de formation reconnaissent qu’après le confinement, la formation ne fera pas un simple retour en arrière, il se passe quelque chose qui ouvre des perspectives extraordinaires, au sens étymologique. Les 10 glorieuses ? Pourquoi pas … 

3, Les 10 glorieuses de la formation ? 

Les moteurs de l’innovation sont déjà là, comme en 1919, il ne s’agit pas d’investir dans des technologique de demain, mais d’accélérer les technologies d’hier. Le streaming existait déjà, c’est Zoom qui était à inventer, un usage ergonomique qui permettait à tous de pratiquer Zoom gratuitement à hauteur de 40 minutes d’affilées. Et si on enregistre, c’est un MOOC que l’on peut produire sans prise de tête. Chacun peut devenir créateur de formation scalable sans surcoût. Cela réinterroge les postures sociales de la formation, ainsi que leur écosystème. Il y a tellement de belles choses qu’il faut des plateformes pour ordonnancer les contenus. On se retrouve en formation dans la même situation qu’en 1994 avec la création des agrégateurs de contenu Altavista, Lycos, Yahoo et d’autres ensuite comme Google avec le succès qu’on lui connait. La France, saura-t-elle profiter de la révolution des plateformes en formation, comme l’excellent MyMOOC, lancé en 2016 par Clément Meslin (https://www.my-mooc.com/fr/) ? 

La scalabilité et l’appropriation par l’apprenant seront des éléments déterminants pour les nouvelles formes de la formation. Mais sans besoin intrinsèque, la révolution n’aura pas lieu. Le confinement choisi a mis l’économie sous cloche en attendant la reprise, l’appareil productif est là, reste à relancer l’activité. Ce fut un moment de réadaptation accéléré pour l’ensemble de l’économie. Tout d’abord pour les secteurs qui profite du confinement, comme le numérique, qui a besoin de main d’œuvre qualifié (20 % de l’activité), mais aussi les secteurs qui doivent se réinventer pour ne pas disparaître (20 % de l’activité), tout comme d’ailleurs le cœur de l’économie. La transformation appelle la formation. Sur les 25 millions de salariés, Christian de Saint Etienne considère qu’il faudra former pour transformer 2 millions de personnes en France dans les 18 prochains mois. Quand on sait qu’avec le système formatif actuel, on peut augmenter la capacité tout au plus de 200 ou 300 000 personnes par an, il va falloir innover pour absorber ce choc exogène.  

C’est tout l’enjeu de l’EdTech, profiter des outils technologiques pour proposer des solutions qui apportent une valeur ajoutée à l’apprenant dans un cadre social acceptable, servir de lien entre l’apprenant et le savoir. Il ne s’agit pas tant de réinventer une filière de formation, fonction de l’offre, que d’inventer un nouvel écosystème centré sur l’apprenant, fonction de la demande. La formation est de plus en plus accessible gratuitement pour tous. Quelles seront les nouvelles formes de formation ? Comment orienter et accompagner les apprenants avec leur temps de cerveau disponible ? Que choisira de valoriser les contenus de la formation ? C’est un foisonnement schumpétérien, une destruction créatrice qui se réalise sous nos yeux. 

Peut-on conclure par un angélisme innovant ? Non, car il faut se rappeler que les Années folles sont aussi un moment de crispation et de tensions sociales entre un monde qui disparaît et un monde qui n’apparaît pas encore socialement. D’ailleurs, Jacques Attali, dit qu’il ne faut pas souhaiter le retour des Années folles puisque ce sont elles qui ont conduit à la Seconde guerre mondiale. Mais, les Années folles sont aussi celles qui ont préparées les 30 glorieuses. Si l’on poursuit l’analogie, les moments que nous vivons aujourd’hui ne seraient que le début d’une révolution encore plus grande qui transformera notre paradigme de formation. C’est ce que Rey Kurzweil appelle la Singularité, dans “Humanité 2.0” (2005), une nouvelle relation entre la machine (IA) et l’homme. Et clin d’œil des dates, il propose comme début pour la Singularité 2045… 1945, 2045 deux moments de destruction créatrices ? Tout l’intérêt de ces penseurs est de nous aider à sortir de la sidération et de nous proposer de penser puis de construire un devenir partagé, ce qu’Edgar Morin appelait une “communauté de destin”. Quel sera alors le destin de la formation de demain ? 

Fait à Paris, le 25 mai 2021 

@StephaneDiebold 

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