Que faire de l’ancrage mémoriel en formation ?

par | 7 février 2023 | Pédagogie

L’ancrage mémoriel est au cœur de la formation. Comment imaginer une formation qui ne soit pas mémorisée par les apprenants ? Et pourtant, il y a tant de mythes : 90 % de ce qui serait appris ne serait pas mémorisé, ballot de faire des formations pour si peu ? C’est pour cela que dès le 5ème siècle avant JC, on a développé des techniques de mémoire. 2 500 ans d’expérience d’apprendre à apprendre et de mémoriser la mémoire. Que faut-il en retenir aujourd’hui, surtout au regard des neurosciences ? L’ancrage mémoriel, est-elle encore au cœur de l’apprentissage, la fameuse mémoire par cœur ?

1, L’ancrage mémoriel n’est pas le souvenir

Les mécanismes de la mémoire sont toujours en construction pour comprendre un jour le fonctionnement global de la mémoire, les neurosciences sont le paradigme dominant. La mémoire est souvent perçue comme le fait d’imprimer en soi une connaissance ou une compétence. Apprendre, c’est prendre avec soi. L’apprenant est « une page blanche » disait John Locke, reste à imprimer le papier. Ramon Y Cajal propose, en 1887, une analyse fonctionnelle, lorsque le cerveau apprend, il crée des neurones et des synapses, apprendre devient de la création de cerveau supplémentaire. Les théories de la mémoire depuis la fin du 19ème siècle insistent particulièrement sur l’impression, l’encodage des apprentissages. Eric Kandel a démontré à partir de l’aplasie, ou la limace de mer, que l’apprentissage se traduisait par un développement des synapses autour des neurones, voir la création de nouveaux neurones.

L’amnésie de Korsakoff a ouvert à une découverte majeure pour la mécanique de la mémoire. En 1889, le neuropsychiatre russe Sergueï Korsakoff observe un patient fortement alcoolisé qui se rappelait très bien de son passé, mais absolument pas de ce qui venait juste de se passer. C’était l’énigme de Korsakoff. En principe, le temps devrait effacer la mémoire, là, c’est l’inverse. Le temps conserve la mémoire. Ce n’est que 70 ans plus tard, en 1957, que William Scoville et Brenda Milner montre le rôle de l’hippocampe pour consolider la mémoire, passer d’une mémoire à court terme à une mémoire à long terme. Dans le cas de Korsakoff, le patient souffrait d’une défaillance de l’hippocampe, le cerveau n’imprimait plus de nouvelles données. L’hippocampe est essentiel dans la mémoire déclarative ou autobiographique. L’hippocampe est important pour la mécanique de l’apprentissage.

Le biologiste Richard Semon, en 1904, va apporter un regard complémentaire. Il s’intéresse au souvenir, autrement dit, l’imprimante mémorielle laisse des traces dans le cerveau, le souvenir est alors le rappel de cette trace. Ce n’est plus la mécanique de l’impression par la création de cerveau qui compte, mais la mécanique du rappel. En 2 000, le neuroscientifique Susumu Tonegawa confirme l’existence de ces traces. En 2012, il réactive chez des souris un réseau de neurones qui s’était construit lors d’un apprentissage précédent. Ce qui ouvre une nouvelle perspective pour l’ancrage mémorielle : il ne s’agit plus seulement de l’impression, mais aussi du rappel de cette impression. Ce qui pourrait dire que le cerveau imprime beaucoup plus qu’on ne le croit et que le problème, souvent, est de se rappeler consciemment tous ses souvenirs.

2, La courbe d’Hermann Ebbinghaus

En 1885, Hermann Ebbinghaus, psychologue expérimentale, propose la courbe de l’oubli qui finalement portera son nom. Il analyse la mémorisation des syllabes et il en fait une étude statistique qui va changer le visage de la pédagogie. Son étude démontre qu’une information mémorisée se perd au fil du temps lorsque le cerveau ne cherche pas à la conserver. Après 2 jours, on perd 50 % de l’information mémorisée. Pour lutter contre cette amnésie, Hermann Ebbinghaus propose des réactivations, des piqûres de rappel. Avec 5 réactivations, l’apprenant gardera 80 % de l’information mémorisée après 6 mois. Cette analyse statistique a été confirmé par les neurosciences comme par exemple Sumusu Tonegawa et bien d’autres. L’information doit être répétée pour être mémorisée.

Dans le droit-fil d’Ebbinghaus, Sébastien Leitner propose une technique de mémorisation appelée les « boîtes de Leitner », fondée sur le classement des informations que l’on connaît plus ou moins, répétant plus les informations moins connues et moins celles les plus connues afin d’assurer une mémorisation optimisée. C’est le principe de la répétition espacée. Des études montrent que l’apprenant oublierait 50 % d’une information une heure seulement après l’apprentissage et 70 % 24 heures après. On peut noter l’’accélération de l’obsolescence de l’ancrage depuis le travail d’Ebbinghaus, de 2 jours, on arrive à 1 heure pour perdre 50 % de l’information. L’optimisation mémorielle consiste à répéter 10 minutes après l’information, puis 1 jour après, 1 semaine, 1 mois et 6 mois après. Il y a bien les 5 réactivations et 80 % d’information mémorisée. L’idéal étant de créer une routine de répétition, toujours la même pour que l’apprenant développe une mécanique d’apprentissage par répétition (William Wadsworth « Ebbinghaus’ Forgetting Curve Explained : The Importance Of Spaced Learning For Memory », in Exam Study Expert, 2019).

La pédagogie organise ces moments de révisions pour favoriser l’ancrage mémoriel. Un atout majeur dans cet ancrage est la répétition sociale, répéter ensemble pour mémoriser. La gamification est souvent utilisée pour assurer cette répétition sociale. Il s’agit d’organiser par exemple des quiz ou des challenges entre les apprenants. L’émotion sociale partagée est un facteur essentiel pour développer l’attention et la mémorisation. On apprend plus longtemps et plus de chose. La pairagogie peut être un autre dispositif de répétition parce qu’elle permet d’apprendre des réponses des autres et de s’étalonner socialement, social scoring. Autrement dit, l’ancrage mémoriel doit être mis en pédagogie pour assurer le bon apprentissage.

3, La pédagogie de la mémoire

La pédagogie de la mémoire porte en son sein une difficulté : la mémoire est souvent perçue comme issue des neurosciences, il s’agit donc d’un domaine de la science, alors que la pédagogie est issue du domaine de la pratique. Les deux ne fonctionnent pas sur les mêmes usages, c’est ce qui explique que la pédagogie repose plus sur de l’opératoire qu’autour du théorique. Simonide de Céos a été le premier à proposer une technique mémorielle, 5 siècles avant JC, la méthode des lieux, qui fonctionne aujourd’hui encore très bien pour les mentalistes. Sa démonstration scientifique n’a eu lieu qu’en 2005 avec l’identification des neurones dites « cellule-grilles ». 2 500 pour que la Science se relie aux pratiques. La pédagogie cherche la performance plus que la compréhension, la mémoire opératoire de la formation.

Jorge Luis Borges pose aussi une belle question en matière de mémoire dans une nouvelle « Funes ou la mémoire » (1942). Il aborde le sujet de l’hypermnésie, à partir d’une histoire vraie, celle de Funes, une mémoire parfaite, capable de se souvenir de tous les détails d’un rendez-vous des années après. Il avait appris sans effort des langues. On ne peut que louer la performance… mais « penser, c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire ». « Je soupçonne cependant qu’il n’était pas très capable de penser ». A trop mémoriser, c’est la pensée qui souffre. C’est la raison pour laquelle la société propose un arbitrage entre la mémoire et la pensée. « Une tête bien faite vaut mieux qu’une tête bien pleine » disait Montaigne. La mémoire oui, mais point trop n’en faut. C’est le travail de la pédagogie que de choisir la matière de mémoire, la taxonomie de la formation.

Puis vient le temps de l’ordonnancement pour atteindre les objectifs pédagogiques. Le cheminement est souvent celui des pédagogies affectives, celle qui compose avec la motivation et les communions apprenantes. Construire des moments de cristallisation pédagogique, « l’effet waouh », et des moments d’engagements avec des contenus qui font réagir. La pédagogie agile se dote d’outils comme le storymaking ou le Learner Generated Content pour partir de la réalité des apprenants. Remettre l’apprenant au centre de la formation et lui permettre de prendre avec soi, comprendre, apprendre ensemble, pour mieux mémoriser que ce soit de façon synchrone ou asynchrone. La mémoire sociale devient affective. L’ancrage mémoriel change de pédagogie, partir de l’autre pour faire société et transmettre.

Enfin, se pose la question des mémoires externes. Pourquoi mémoriser si un smartphone garde l’information ? Une bonne connexion wifi remplacerait-elle un ancrage mémoriel ? Autrement dit, la machine a-t-elle rendu obsolète le travail de mémoire ? C’est tout le problème de l’amnésie numérique (https://affen.fr/pedagogie/lamnesie-numerique-sonne-t-elle-la-fin-du-mobile-learning/), qui est d’autant plus renforcé par les récentes découvertes de l’IA. GPT 3 va-t-il devenir notre formateur, agent conversationnel de notre apprentissage ? Que dire alors du learning machine et de la standardisation des apprentissages ? La mémoire humaine est à la base de la pensée ce que le physicien David Bohm appelait « la danse de l’esprit ». L’ancrage numérique permet une danse plus subtile avec une capacité à la créativité, l’analogie suppose de la matière. L’IA ne danse pas, mais elle est plus performative. Ce qui fait dire à certains que la danse doit être menée par la mémoire des machines. C’est la Singularité de Ray Kurzweil. On le voit la question de l’ancrage mémoriel, pose une question plus large et plus profonde : de quel homme voulons-nous nous rappeler ?

Fait à Paris, le 16 janvier 2023

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