La formation, est-elle un produit de consommation comme les autres ?

par | 13 décembre 2022 | Marketing

Associer formation et consommation est pour beaucoup un oxymore. Deux mondes opposés qu’il ne faut pas associer pour lutter contre le consumérisme de la formation. Edgar Morin disait que « le consumérisme est l’addiction aux produits inutiles, à valeur illusoire ou imaginaire, parfois toxiques ». Tout est dit, la formation ne saurait être inutile, illusoire et toxique, le consumérisme est donc à bannir. Et pourtant depuis les années 80, certains auteurs proposent un autre regard sur la formation et l’éducation, en parlant de « quasi-marché » ou Robert Ballion parle de « consommateur d’écoles » (1982). Autrement dit, sans y avoir l’air, on assiste à une porosité entre la formation et la consommation. Qu’est-ce que cela veut dire ? Quelles nouvelles opportunités cela peut-il générer ? Qu’est-ce que cela change que de considérer l’apprenant comme un consommateur de formation ?

1, La consommation canal historique

Le consumérisme est né en Europe au 17ème siècle. Daniel Roche (Histoire des choses banales, naissance de la consommation, 1997) annonce qu’au 14ème siècle, pour les citadins pauvres, le budget alimentaire représentait 80 à 60 % du budget global du ménage. La consommation était donc principalement alimentaire. Ce n’est qu’avec la montée en puissance des revenus et du pouvoir d’achat, que les dépenses ont pu se diversifier, et sortir de ce que l’on appellerait aujourd’hui la consommation contrainte. L’émergence d’une consommation populaire permet de sortir de la seule consommation des élites qui existe depuis la nuit des temps. Qu’est-ce que cela change ? Le consommateur peut choisir, c’est l’introduction contemporaine de la notion de désirs à satisfaire. C’est l’émergence des stratégies de différenciation populaire, principalement pour l’intérieur de la maison, c’est la naissance de l’intimité du domicile.

Un siècle plus tard, Adam Smith affirmait dans La richesse des nations (1776) : « La consommation est la seule fin et la seule raison d’être de toute production ». La consommation s’est imposée. C’est le marché qui s’impose, une demande rencontre une offre pour déterminer un équilibre d’échange qui sera déterminé par le prix. La consommation de formation a été modélisée par de nombreux auteurs. On peut retenir le travail du Prix Nobel d’économie, Gary Becker, en 1992 et sa théorie du capital humain qui présente une théorie microéconomique de la consommation des apprenants. Le même raisonnement peut être construit en mésoéconomie avec la consommation des entreprises. Un individu choisit d’investir dans une formation tant que le retour d’investissement espéré (ROI) est supérieur aux pertes liées à l’engagement (temps d’études, loisirs,…). Ces comportements micro permettent d’obtenir un optimum macro.

La formation est utilitariste. On investit tant qu’on s’y retrouve. Selon une étude de Patrick Aubert, Bruno Crépon et Philippe Zamora (2009) un investissement de 11 heures par salarié entraîne un gain de productivité de 1 % pour l’entreprise. On peut noter que dans cette configuration, l’apprenant est rationnel. Une part importante de la science économique est d’analyser les biais à cette rationalité, mais que globalement l’apprenant est considéré comme rationnel. Ce qui est une bonne chose eu égard à la pensée cartésienne dominante. Le marché, considère l’apprenant autonome capable de consommation de formation. Comme c’est lui qui va apprendre, finalement n’est-il pas le meilleur juge de l’utilité de ce qu’il va apprendre ? Et c’est là que le bât blesse. La société accepte l’autonomie de l’individu sur des choix structurant comme le mariage, la reproduction, l’achat d’une maison,… mais sur la formation, elle a du mal à accepter la maturité de l’apprenant. D’où vient cette défiance ?

2, La consommation de la formation est mauvaise

La consommation étant liée à l’augmentation du pouvoir d’achat des plus défavorisés, on aurait pu s’attendre à ce que le paradigme dominant la considère comme positive. Mais tel n’est pas le cas. Sans être exhaustif dans les critiques, on peut retenir Karl Mark dans « Le capital » (1867) et sa théorie de la fétichisation des produits. Le capitalisme humanise les produits et il chosifie les hommes. L’un ne va pas sans l’autre, la consommation fait oublier l’essentiel, le social et l’exploitation de l’homme par l’homme. Pierre Bourdieu donne à la formation un rôle de reproduction du système (1970), le rôle de la formation est de maintenir le système autour de la notion de capital culturel. La formation n’est pas libératrice est aliénante pour maintenir les inégalités sociales.

Et le pire pour Pierre Bourdieu, c’est que la formation favorise « l’intériorisation de l’extériorité », l’apprenant accepte la structure de référence de la formation comme sa réalité, l’habitus. L’habitus culturel fait qu’un manager fonctionne comme un manager avec une identité et un référentiel social de comportements. Dans ce cadre, la société construit des « totems » pour reprendre le terme de Marshall Sahlins comme par exemple le niveau de diplôme afin de structurer la consommation, le fameux « Bac + 5 » pour assurer une distinction sociale au détriment de l’autodidactie. Le consommateur en formation va se battre pour acquérir les marqueurs sociaux pour construire sa valeur sociale. C’est le syndrome de la Reine rouge (Lewis Caroll) : « ici, vois-tu, on est obligé de courir tant qu’on peut pour rester au même endroit ».

L’Ecole de Francfort avec Theodor Adorno parle d’industrie culturelle de masse avec une volonté d’aliéner le plus grand nombre pour créer des besoins artificiels par le biais de la publicité. Edward Bernays, le père de la publicité, a lancé les « torches de la liberté » en 1929. La fabrique du consentement (Edward Herman et Noam Chomsky, 1988), la formation est une trop belle chose pour la laisser aux forces du marché. On peut noter que dans cette conception que la consommation que le consommateur est un peu benêt qu’il se laisse duper par le marché. L’individualisation se traduirait par une homogénéisation de la formation gommant toute singularité de l’apprenant. Le consommateur est un enfant qu’il faut protéger de lui-même. C’est une conception toujours d’actualité qui considère que l’apprenant ne peut pas savoir ce qui est bon pour lui et qu’il lui faut un expert de l’expertise pour savoir l’orienter, même un apprenant adulte.

3, La consommation est sociale

Michel de Certeau est contre cette idée de consommateur passif qui subirait l’aliénation de la culture de masse. La consommation devient un moment de production pour le consommateur. Chaque consommateur s’invente « une manière propre de cheminer à travers la forêt des produits imposés » (L’invention du quotidien, 1980). Le consommateur devient acteur, il parle de consommateur « bricoleur ». En formation, cette notion est assez juste avec celle de l’apprenant acteur de ses apprentissages. Dans un hackathon par exemple, l’apprenant devient producteur de son objet d’apprentissage. S’il doit construire un SPOC ou un podcast, il apprend en faisant. C’est une posture de consommation qui favorise l’engagement. L’apprenant consommateur est loin d’être passif.

La consommation peut être définie comme l’a fait Jean Baudrillard dans Le systèmes des objets (1968) non pas tant comme un usage et une utilité fonctionnelle du bien ou service mais dans une création de valeur. C’est le rêve de faire de l’apprenant un auteur de sa propre formation (Ivan Illich, 1970). Si l’apprenant a un problème, il construit des objectifs pour le résoudre et une pédagogie pour l’atteindre. Sur le web, la qualité des contenus est suffisante pour rendre l’apprenant autonome dans ses apprentissages, sans la barrière de l’argent. « La vie est un spectacle, autant en faire sa propre mise en scène » (William Shakespeare. La consommation permet à l’apprenant de se libérer dans ses formes et ses fonds d’apprentissages. Cela augmente ses apprentissages.

Et pourquoi ne pas considérer l’apprenant comme un adulte responsable. C’est la bascule que l’on voit dans les pratiques pédagogiques avec des outils comme le Learner Generated Content (LGC) ou la pairagogie. Ce qui est intéressant dans ce paradigme, c’est que l’on se rapproche de l’opérationnalité. Partant des préoccupations des apprenants, la formation gagne en sens, en authenticité. Mais reste à organiser les routines apprenantes comme par exemple des lieux où la parole est libérée avec les communautés apprenantes et des animations qui fondent l’intelligence collective, refaire des communions apprenantes en partant des personnes. Il y a une courbe d’apprentissage sociale à ses nouvelles pratiques.

La consommation de la formation ou le consumérisme formatif est un autre regard sur l’usage de la formation. Penser l’apprenant comme un consommateur nécessite de repenser notre regard sur l’apprenant. La consommation est toujours datée. S’il s’agit de penser le consommateur comme un consommateur du 20ème siècle, trop manipulable par toutes les formes de publicité, le modèle paternaliste est préférable. Mais si l’on considère le consommateur de formation comme un adulte responsable alors il devient nécessaire, comme dans toute consommation, de l’analyser pour le connaître. La personnalisation de la formation permet ce type de proposition. Il s’agit de construire une nouvelle promesse des produits de formation, une promesse qui fasse sens pour l’apprenant. Et de construire une série de nouveaux indicateurs pour suivre la performance et les variations des attentes. C’est à ce prix que l’on aura remis l’apprenant au centre de la formation. La consommation peut être une nouvelle façon de faire progrès social pour la formation. Au final, on a la consommation qu’on mérite.

Fait à Paris, le 13 décembre 2022

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