Le senior, le quinquagénaire, le baby-boomer, le vieux, … a une place particulière dans l’entreprise. L’appellation n’est pas neutre, elle renseigne sur la place sociale ou sociétale qu’on veut bien leur donner. Existe-t-il une spécificité des seniors en matière de formation ? Que penser de ceux qui les disent obsolète dans un monde qui bouge ? Sont-ils des freins au changement ? Faut-il s’en débarrasser au profit d’autres générations ? Les seniors réinterrogent nos pratiques. Que penser de la place des seniors dans la politique de qualification de l’entreprise ? Comment les gérer ?
1, La place des anciens
Etymologiquement, les seniors sont nés de la comparaison entre les anciens et les nouveaux, avant de devenir une catégorie à part entière, il n’existe que comparativement. Est senior toute personne qui a atteint l’âge de 55 ans ou 50 ans suivant les études, certains parlent même de 45 ans. Le senior est en activité jusqu’à l’âge de la retraite. Depuis 1982, l’âge de la retraite a été porté à 60 ans, les seniors sont considérés comme seniors pendant 5 ou 10 ans, avec la réforme de 2023, l’âge de départ à la retraite a été porté à 64 ans, soit une durée de 9 à 14 ans… le nombre de seniors en entreprise s’accroît d’autant. La gestion de seniors a longtemps été la gestion des sorties de l’entreprise. Cela a été renforcé, dans les années 80, par la gestion sociale des départs avec des dispositifs comme les préretraités… le senior était celui qui se dégageait de l’entreprise, démobilisé.
La réforme 2023 avec le changement de l’âge de départ, mais aussi l’augmentation du nombre d’annuités pour partir à taux plein passant de 42 à 43 annuités, font que le nombre de seniors en entreprise va cesser de croître. Certains parlent même de « senioralité », pour décrire un nouveau comportement des entreprises. En effet, attendre 5 ans pour gérer une population est une chose, mais 10, 15, voire 20 ans, est une autre perspective. L’entreprise peut sortir du dégagement pour ouvrir une véritable politique d’investissement social avec un possible ROI pour l’entreprise. Et voilà que les seniors prennent un autre statut, de démobilisés, ils deviennent créateurs de richesses, une force vive. Dans le récit social de l’entreprise, le senior va devoir changer de statut, devenir une pépite, voire une denrée rare et recherchée.
Le nombre fait la différence. Auguste Comte avait cette formule : « La démographie, c’est le destin ». L’entreprise va devoir changer ses comportements à l’égard des seniors. Un des premiers changements, sera celui de la formation : investir sur les seniors. L’âge moyen à partir duquel l’entreprise n’investit plus en formation va devoir changer. Aujourd’hui, il est de 47 ans, ce qui fait suivant les calculs une perspective d’environ 20 ans de retour sur investissement. L’optimisation de l’investissement social devient plus que rentable. Il faut donc tout à la fois changer l’image du senior, vieil homme obsolète, dépassé par un monde qui n’est déjà plus le sien, par celle d’une richesse pour l’avenir de l’entreprise. Changer l’image du senior, reconstruire une image des anciens, source d’une certaine sagesse, érotiser le statut. La DARES, en 2016, avait montré que trois-quarts des 55 ans, et plus, ne voulait pas faire de formation et que plus d’un tiers pensait que l’entreprise ne voudrait pas. Aujourd’hui, l’entreprise doit dire qu’elle veut.
2, Les anciens, sont-ils tous pareils ?
Qu’est-ce qu’une génération ? Le philosophe Wilhelm Dilthey définit une génération comme « un cercle assez étroit d’individus qui, malgré la diversité des autres facteurs entrant en ligne de compte, sont reliés en un tout homogène par le fait qu’ils dépendent des mêmes grands événements et changements survenus durant leur période de réceptivité ». Comme on reconnaît les générations Z ou Alphas, les seniors sont-ils une génération à part entière ? Une enquête du CEREQ (https://www.cereq.fr/comment-les-seniors-envisagent-ils-leur-avenir-professionnel-jusqua-la-retraite) éclaire le comportement des seniors quant à leur avenir professionnel jusqu’à leur retraite. Il propose 4 types de profils. La vision traditionnelle du senior démobilisé ne représente que 30 % des seniors, ce sont des personnes stables dans leur métier (deux tiers d’entre eux ont plus de 10 ans d’ancienneté dans l’entreprise et leur métier), ils sont « tranquilles » et attentent leur retraite sans envie particulière de se former.
Autrement dit, l’image classique que la société se fait des seniors ne représente qu’une minorité. Et il y a les 70 % autres, avec 30 % des seniors qui veulent se former pour rester opérationnel dans la pratique de leur métier, une véritable appétence à la formation. Le senior n’est pas celui qu’on dit. Il n’y a pas de résistance « naturelle » au changement, chez les seniors. Bien au contraire, si l’on reprend l’enquête de la DARES de 2015, la majorité des seniors veulent se former à hauteur de 66 %, et même mieux. Si l’’on compare ce 66 % à la moyenne de l’ensemble des collaborateurs, on peut être surpris du résultat. En moyenne les collaborateurs tout âge confondu veulent pour 48 % une formation, un écart de 18 points, c’est significatif. Il y a donc bien une spécificité formative des seniors. On est loin des clichés traditionnels.
Pour les deux dernières catégories de senior, 18 % veulent se reconvertir, progresser en externe et 22 % veulent progresser en interne sur un projet particulier. Cela signifie que 40 % ont un projet professionnel, ce qui en fait la première catégorie sociale. On est loin de l’idée d’un senior pantouflard qui attend la retraite. Le senior est plein de projets. Toujours, selon l’enquête de la DARES 2015, 93 % des seniors ont au moins un projet professionnel contre seulement 68 % pour l’ensemble des collaborateurs, 25 points d’écart. Les seniors sont beaucoup plus projectifs que le autres. Et dans nos conceptions de construction de formation, le projet est à la base de la formation. Il y a bien une spécificité des seniors dans le domaine de la formation. Les seniors sont loin d’être les images d’Épinal que l’on imageait traditionnellement.
3, Quelle politique particulière ?
La première conséquence, comme nous l’avons vu, est de changer notre regard sur les seniors. La réalité n’est pas le réel. Il faut construire une réalité qui fasse sens socialement. Le « jeunisme » source de vitalité doit être complété par l’image du senior source d’assurance, de sagesse… l’histoire est à écrire, pour un nouveau récit des forces vives. Et ce n’est pas sans frein. On peut reprend le livre du grand spécialiste français de gérontologie Jean-Marc Lemaître, « Guérir de la vieillesse » (2022) qui voit le vieillissement comme une maladie, le senior est un vieux qui peut se soigner. Il faut réinventer la sagesse des anciens, sortir des stéréotypes actuels sur les seniors pour en inventer de nouveaux, en faire une force vive pour assurer une meilleure régulation des connaissances et de compétences de l’entreprise.
Les seniors sont par leurs expériences des puits d’histoires, de performances et surtout de projets, dynamique qui est au cœur de la transformation et donc de la formation de l’entreprise. Mais ils ont un autre statut : ils sont le devenir des autres. Chacun sait qu’un jour ou l’autre, il deviendra senior. Chacun regarde comment l’entreprise gère ses anciens pour savoir comment ils seront gérés demain. On parle souvent de corporate branding et de fidélisation dans la relation collaborateur. Les seniors sont une illustration de la réalité, ou non, de cette politique sociale. Leur donner de la valeur, c’est incarner une politique sociale, sortir des mots pour proposer une résonance sociale. Dans la société de la défiance, c’est une façon de construire des liens qui relient, clé pour que tous les chantiers de transformation fassent sens.
De par son ancienneté dans et hors de l’entreprise, le senior est une figure d’autorité entre pair et expert, la proximité des pairs et la reconnaissance des experts. Cette figure est un atout pour l’entreprise, il est un ambassadeur « naturel » de l’incarnation de l’histoire de l’entreprise, les racines qui sont le porte-étendard de la construction d’un avenir. Sa figure est stratégique dans l’horizontalisation de la formation avec par exemple la montée en puissance de la pairagogie, mais aussi dans l’émergence des métiers d’accompagnement comme l’AFEST, le tutorat, le mentorat, coaching,… le senior peut devenir le cœur de la réussite de la transformation de la formation. Reste au responsable de formation d’écrire l’histoire de ce nouvel écosystème apprenant avec toutes les parties prenantes de l’entreprise.
La place des seniors pose plus largement la question de la segmentation sociale. Construire sa pensée à partir de catégories socio-professionnelles est un avatar du 20ième siècle et ses fameuses classes sociales. Dans un monde où l’individualisation devient une valeur forte, les catégories sociales perdent quelque peu leur actualité au profit d’un émiettement social et la notion de relation collaborateur. Le marketing a déjà abandonné les CSP, le social suivra-t-il le marketing ? Au lieu d’enfermer l’individu dans des catégories pour pouvoir les gérer en groupe avec des déterminants plus ou moins validés. L’avenir du social est de faire commun. Resocialiser les individus, faire proximité, résonnance autour d’un projet ou chacun devient auteur autant d’acteur. La formation peut devenir ce lieu militant d’apprendre ensemble dans la liesse du commun. Apprendre ensemble a longtemps insisté sur le apprendre, aujourd’hui, c’est le ensemble… la politique des seniors peut être la fenêtre sur cette révolution, comment en faire des agents du changement.
Fait à Paris, le 31 octobre 2023
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