Comment l’entreprise, doit-elle gérer les tiers lieux apprenants ?

par | 13 juin 2023 | Organisation

Dans le wording de la formation, le tiers lieu avait une place particulière avant la période du COVID. La crise a gelé la situation et aujourd’hui, le tiers lieu reprend des couleurs. S’agit-il d’un buzz ou d’une stratégie durable ? Qu’est-ce que l’entreprise peut faire de cet objet apprenant ? Doit-elle construire des tiers lieux ? Doit-elle les internaliser ou les externaliser ? Comment intégrer le tiers lieu dans la stratégie de développement des connaissances et des compétences de l’entreprise ? Que faut-il en penser ?

1, Qu’est-ce qu’un tiers lieu ?

La notion de tiers lieu est née sous la plume du sociologue américain Ray Oldenburg dans son ouvrage « The great place » (1989) qu’il définit comme « des lieux qui ne relèvent ni du domicile, ni du travail » d’où l’appellation tiers, un troisième lieu. Des lieux hybrides qui « accueillent des rassemblements réguliers, volontaires, informels et joyeusement anticipés des individus ». Il parle des cafés, des restaurants, des échoppes, des lieux de vitalité sociale.

François Taddei a été pionner dans l’application de cette notion de tiers lieu au monde de la formation. Dans son rapport avec Ariel Lindner en 2005, il introduit la notion de tiers lieux apprenants. C’est le monde de l’éducation qui porte le projet du tiers lieu. Et il enchaîne les rapports sur le sujet. En 2009, il publie un rapport pour l’OCDE qui s’intitulait : « Former des constructeurs de savoirs collaboratifs et créatifs ». En 2017, il réalise un nouveau rapport « Vers une société apprenante » avec un volet particulier pour déployer des tiers lieux numériques : « ouvrir des tiers lieux physiques et numériques pour faciliter l’échange des connaissances pour faire émerger un écosystème territorial apprenant ». En 2018, il rend un nouveau rapport « un plan pour co-construire une société apprenante » avec une dynamique originale comme par exemple organiser « une fête de l’apprendre » pour célébrer tous les apprentissages.

Dans son rapport « Tiers lieux, un défi pour les territoires » (2018), Patrick Levy-waitz identifie 1 800 tiers lieux en France. Qu’il s’agit du coworking, du fablab, de l’atelier partagé, du living lab,… ils valorisent tous le faire ensemble sur la base de théories de l’intelligence collective et sur l’âge du faire. Les territoires apprenants et les tiers lieux font bon ménage pour inventer un territoire physique et numérique (https://affen.fr/pedagogie/quest-ce-quun-territoire-apprenant/), une nouvelle opportunité. Si l’idée d’un ancrage territorial est particulièrement intéressant, surtout si on le mixte avec des notions de géographie sociale, il reste la question essentielle qui est peu aborder dans la littérature, quelles sont les connaissances et les compétences qui doivent être socialement abordées dans les tiers lieux, et qui les définis ?

2 La création d’externalités apprenantes pour l’entreprise

La notion d’externalité est bien connue dans le monde de l’économie. James Meade, économiste keynésien, en 1952, en fait une explication simple avec la fable de l’apiculteur et du pomiculteur. Un pomiculteur dont la propriété jouxtait celle d‘un apiculteur, décide d’accroître la surface e sa pommeraie. C’est une externalité pour l’apiculteur puisque au printemps ses abeilles disposeront de davantage de fleurs et produiront davantage de miel. L’apiculteur sans dépenser plus verra sa production augmenter. Le tiers lieu apprenant devient une opportunité pour l’entreprise qui trouve son écosystème apprenant enrichit de connaissances et compétences supplémentaires.

Pourquoi l’entreprise enverrait-elle ses collaborateurs dans ces tiers lieux ? Pour assurer la pollinisation nouvelle, profiter de l’externalisation pour explorer de nouvelles cultures, quitte à ensuite les internaliser si le besoin se faisait sentir. C’est particulièrement vrai pour des domaines qui sont exploratoires. Une entreprise qui aimerait construire une culture de l’entreprenariat pourrait ainciter ses collaborateurs à visiter des tiers lieux qui pratique le hackathon, l’incubation, le fablab pour ensuite favoriser le travail de socialisation en interne. C’est la même démarche pour les domaines non socialisés, le soft skills par exemple, quelle taxonomie choisir, l’entreprise peut engager la démarche en profitant de tiers lieux qui deviennent sont laboratoire pour créer les formes de la formation de demain.

A la différence des abeilles qui sont programmé pour butiner, le collaborateur n’est pas programmé à se former pour l’entreprise. Cette dernière doit faire l’effort de la socialisation ou de l’érotisation de la formation. Penser le tiers lieu dans l’écosystème apprenant de l’entreprise. Le tiers lieu doit trouver sa place, voir remplace, des institutions internes comme par exemple les écoles ou les universités d’entreprise, mais aussi les formations. Quelle place donner à l’Université d’entreprise qui est tiers lieu internalisé souvent orienté vers la prospective ? Et si l’on accepte l’idée que la consanguinité culturelle peut être parfois un frein au changement, tous ceux qui prônent l’entreprise agile ne devrait-il pas faire de la formation hors les murs ? Une myriade de questions et reste à faire le travail d’organisation.

3, Le tiers lieu comme nouvelle pédagogie

Le tiers lieu n’est pas une nouvelle pédagogie en soi, c’est l’usage dont les porte-étendard de cette politique proposent de faire coup double. Le tiers lieu peut être d’une pédagogie classique. C’est le cas des bibliothèques municipales. Lorsque Napoléon 1er a développé les fonds documentaires sous l’autorité des mairies, il a développé des tiers lieux pour diffuser la connaissance comme progrès social. Le tiers lieu était un espace de lecture individuel pour devenir ensuite un lieu pour ramener chez soi les ouvrages choisis. On pourrait reprendre l’idée des Maison de la culture lancés par André Malraux en 1959. Aujourd’hui, le tiers lieu développe un paradigme de pensée qui lui est propre. De quoi s’agit-il ?

Le tiers lieu peut se faire par une pédagogie verticale avec des orateurs inspirants, mais les auteurs préfèrent proposer une pédagogie horizontale. Et ce n’est pas neutre. On pourrait penser à des mixtes. Qu’est-ce que cela recouvre ? La verticalisation recouvre le travail d’instruction, le formateur transmet à l’apprenant, celui qui sait à celui qui apprend. L’horizontalisation de la formation, c’est l’apprenant qui devient pour reprendre le mot Ivan Illich « auteur » de sa formation. François Taddei parle de « former des constructeurs de savoirs collaboratifs et créatifs ». Le numérique facilite cette ambition, le formateur devient un accompagnateur de cette créativité, un ambianceur de formation, pour reprendre le mot de Philippe Muray. Mais cette pairagogie change la nature de la formation qui redonne le pouvoir aux apprenants et à leur relation, une autre façon de socialiser la formation. François Durpaire et Béatrice Mabilon-Bonfils parlent de « l’ère du savoir-relation » (2014). L’apprenant rationnel devient un apprenant relationnel. Ce n’est pas rien.

Le savoir-relation suppose que la relation dans toutes ces dimensions, la relation rationnelle mais aussi émotionnelle, incarner une relation plus riche pour sortir de l’émiettement de la formation comme le notait Georges Friedman (1956). L’émergence de la société des individus (Norbert Elias, 1987) nécessite de reconstruire des lieux de communions apprenantes pour refaire un sens commun, refaire des aventures apprenantes partagées. L’érotisation c’est ce désir d’apprendre qui fait la déférence dans la fidélisation des apprenant, apprendre durablement dans le temps. C’est le travail à minima du marketing de la formation, donner l’envie devient essentiel dans la fonction du responsable de formation. Le tiers lieu devient une opportunité à former, à condition qu’il s’y passe quelque chose. Sans contagion émotionnelle, la magie du tiers lieu n’aura pas lieu. C’est aussi une nouvelle façon de penser les choses.

L’entreprise, doit-elle financer les tiers lieux ? Oui, pour deux raisons. La première est que notre société demande de plus en plus à l’entreprise d’être porteur d’actions sociétales et en fait une marque, corporate branding. Financer des lieux de production ouvert hors de l’entreprise, c’est militer sur de la requalification des territoires sur des projets innovants comme par exemple, le développement durable, la mixité, le bien-être, le bien-être au travail… et profiter de ce retour d’expérience. Le tiers lieu devient un laboratoire sociétal pour l’entreprise. Mais surtout, l’entreprise est le lieu de la performance, étymologiquement accomplir, réaliser, reste à définir ce qui reste à accomplir, et c’est tout le travail de la formation qui définit ses objectifs pédagogiques en amont de la formation, ce qui peut être l’occasion d’un dialogue social, d’une verbalisation des ambitions… mettre des mots sur les projets. Et rien que pour cela, le tiers lieu et l’entreprise ont des synergies apprenantes fortes pour incarner le monde qui se construit.

Fait à Paris, le 13 juin 2023

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