La notion “d’Etat profond” ou de “deep state” est un buzzword devenu à la mode particulièrement avec l’usage qu’en a fait Donald Trump ou notre propre Président, Emmanuel Macron. Une revue nationale fait part de l’existence d’un état profond dans l’Education nationale. Alors, existe-t-il un état profond dans la formation professionnelle ? S’agit-il d’un mythe complotiste ou d’une réalité effective ? Que faire de cette notion dans la gouvernance de la formation professionnelle en France ?
1, Qu’est-ce que l’Etat profond ?
La notion d’Etat profond est un concept assez ancien, né dans les années 1960. En 1961, Dwight Eisenhower parlait de “complexe militaro-industriel” ou de “technocratie”, le pouvoir donner aux technocrates. Ce n’est au fond que le vieux rêve de Platon dans La république de permettre aux experts de gouverner, comme gouvernement idéal. Aujourd’hui, l’appellation a pris une notion différente. En 2014, le juriste, Michael Glennon, a parlé de “deuxième gouvernement”. Cette notion a pris une dimension politique en critiquant des non-élus s’opposant à des représentants démocratiquement élus. Mais, le concept d’état profond va plus loin, puisqu’il est associé à l’idée de complotisme, comme quoi il existerait des forces obscures qui œuvraient pour des intérêts souvent économiques, mais pas que. S’agit-il d’un mythe urbain ou d’une réalité terrain ? Existe-t-il une force d’opposition au pouvoir en place ?
Hubert Védrine avait cette belle formule “la grande force de l’Etat profond c’est l’inertie, pas le complot”. C’est ce que Michel Crozier appelait, en 1963, “le phénomène bureaucratique”. L’historien, Cyril Parkinson, avait analysé, en 1957, dans son livre “Les lois de Parkinson”, le fait que sur 200 ans, alors que la flotte britannique n’a cessé de diminuer dans l’ensemble de ses colonies, le nombre de fonctionnaires dans le Colonial Office ne cessait de croître de façon homothétique. Moins, il existait de choses à gérer, plus on avait besoin de personne pour s’en occuper. Parkinson annonçait une loi : dans une administration, le nombre de fonctionnaires augmente naturellement de 2 % par an si rien n’est fait pour lutter contre cette propension naturelle. L’inertie serait-elle la force déterminante de l’Etat profond ?
Le 19e siècle et particulièrement le 20e siècle sont des siècles du scientisme, avec l’organisation scientifique des choses. Il s’agit de rationaliser les processus et d’optimiser l’ordonnancement des tâches. Comment imaginer raisonnablement faire mieux que l’optimisation de la science ? Le paradigme rationaliste et saint-simonien repose aussi sur la notion de progrès social et d’égalitarisme, la justice sociale pour tous. Au nom de ces valeurs, l’état profond s’est présenté comme l’étendard d’un certain paradigme républicain. Dans un monde en disruption, avec l’émergence d’un nouveau monde, la notion d’Etat profond réinterroge les freins au changement face aux volontés de transformation.
2, L’Etat profond existe-t-il dans la formation ?
Le paradigme de la formation professionnelle trouve son origine soit dans le paradigme cartésien du 17ème siècle, soit dans le paradigme saint-simonien du 19ème siècle avec la naissance de la révolution industrielle. Dans les deux cas, on assiste à l’émergence de l’Organisation Scientifique de la Formation (OSF) du 20ème siècle, la formation est perçue comme une rationalisation des processus, et l’ordonnancement est scientifiquement optimisé. On retrouve dans cette démarche toute la politique de certification à la française, l’assurance qualité à la Deming, qui fonde Qualiopi. La qualité est d’abord procédurale. Il s’agit de rationaliser les étapes de la formation, l’efficience plutôt que l’efficacité, comme façon de faire. Concrètement qu’est-ce que cela veut dire ? Privilégier l’efficience revient à s’intéresser davantage au thermomètre qu’au malade, et comme on le sait la carte ne fait pas le territoire.
L’idée est de rationaliser l’efficience. Et si l’on reprend la loi de Parkinson : la formation professionnelle a besoin de croître pour optimiser cette rationalisation. Et tout le monde y va de son couplet que ce soit les médias, et même la Cour de comptes propose de développer “une véritable lutte contre l’économie de la fraude”, et forcement son corolaire, le nombre accru de fonctionnaires assurer la lutte contre les fraudeurs. L’état gendarme dans la formation professionnelle. Or si l’on regarde les chiffres des organismes de formation en France (60 000 ou 80 000, suivant les sources) et que l’on regarde les actions en justice, on obtient un taux d’escroquerie qui est en dessous des 0,001 %, autrement dit très modeste. Comme quoi à force de creuser dans la rationalisation des procès, on risque de s’enterrer. Et c’est là où le choix entre efficience et efficacité fait toute la différence.
Si l’on regarde les évaluations des compétences des adultes (PIAAC) de l’OCDE, on s’aperçoit que la France est placée à la 21ème place, sur 29. La 6ème puissance mondiale, cela reste modeste surtout quand on regarde le “fric de dingue” que l’on dépense, plus de 30 milliards d’euros par an. S’agit-il d’optimiser le process, toutes choses étant égales par ailleurs ou de réfléchir à une nouvelle façon d’améliorer la formation des adultes ? Faut-il regarder le doigt ou regarder la lune que nous montre le doigt ? C’est toute la question du phénomène bureaucratique et du deep state.
3, L’Etat profond pour agir en profondeur
L’état profond qui est souvent perçu comme une critique. Ce sont des fonctionnaires zélés qui affirment des valeurs qui leur sont propres. Mais on peut aussi voir les choses différemment. Au lieu de le critiquer, on peut proposer un nouvel Etat profond avec des valeurs qui lui sont propres, un nouveau progrès social. Il s’agit de réenchanter l’administration de la formation professionnelle. La question devient un pilotage du changement pour les faire adhérer aux nouvelles valeurs, si nouvelle valeur il y a. L’état profond devient un outil de la transformation de la filière.
La solution est à rechercher dans la proposition de Michel Crozier. “Un système d’organisation bureaucratique est un système d’organisation incapable de se corriger en fonction de ses erreurs et dont les dysfonctions sont devenues un des éléments essentiels de l’équilibre”. “La fonction profonde de la rigidité bureaucratique peut s’analyser finalement comme une fonction de protection”, et pour favoriser la rassurance il est nécessaire de refaire un lien avec l’utilité sociale et la fierté de l’organisation. C’est là que la culture de l’agilité peut faire sens.
Aujourd’hui, avec le reconfinement, la conjoncture économique fait que les spécialistes, comme Christian de Saint Etienne par exemple, estiment qu’il va falloir former 2 millions de personnes qui vont changer de métier dans les 18 mois. Les besoins de transformation sont énormes. On aurait pu parler du numérique, de la francophonie, de l’EdTech, … il y a tant de belles choses à faire que de choisir la lutte contre la fraude. Cet Etat profond peut devenir une ambition pour repenser les deep tech de la formation. L’état profond est au final un alibi pour en appeler à l’impuissance. On pourrait opposer le courage social de proposer une véritable ambition pour la formation professionnelle, construire aujourd’hui, la formation du 21ème siècle, avec nos interrogations sociétales… au fond, l’Etat profond n’est que le révélateur de la profonde hésitation sociale dans la société.
Paris, le 11 novembre 2020
@StephaneDiebold