La formation professionnelle a un budget annuel de plus de 30 milliards d’euros, c’est énorme, certains parleraient d’un “fric de dingue”. En principe, cela devrait bien nous positionner dans la “guerre mondiale des talents”. Et pourtant, quand on regarde les chiffres, la France se déqualifie de plus en plus année après années. Une nouvelle mandature est l’occasion de s’interroger sur les réformes qui pourraient être nécessaires de conduire. Quelles sont les questions que l’on pourrait se poser ?
1, Comment former en masse ?
L’analyse de la masse des individus adultes formés cache des réalités bien différentes. La première est la remise en cause du paritarisme de la formation. Le paritarisme de la formation s’occupait traditionnellement des individus en activité, laissant à l’Etat la gestion de la formation hors entreprise. Après 40 ans de paritarisme, les réformes de Nicolas Sarkozy, poursuivi par ses prédécesseurs, ont nationalisé la formation professionnelle pour orienter les fonds de la formation de l’entreprise à une formation hors les murs avec par exemple la formation des populations éloignées de l’emploi. Ces réformes ont augmenté l’assiette des personnes formées à budget constant.
Pour illustrer ce propos, on connaît l’important des NEET (Neither Education, Employment and Training) qui selon la définition d’Eurostat représente les jeunes âgés de 16 à 25 ans sans études, emploi et formation, les “décrocheurs”. Il représente plus d’1,5 millions de personnes en France, et semble devenir une priorité pour le nouveau quinquennat. Comment former 1.5 millions de personnes ? Si l’on suit, les propos de Christian Saint Etienne en état actuel, la filière de formation ne peut absorber un choc supplémentaire, tout chose égale par ailleurs, que de 300 000 personnes, comment faire ? Cette cible particulière réinterroge le besoin d’une pédagogie particulière. Les décrocheurs, doivent-il avoir une pédagogie spécifique ? Si oui, laquelle ? Comment former autrement ? Le même problème se pose avec la question du chômage, la France compte 3 millions de chômeurs (catégorie A) si la moitié est du chômage frictionnel, l’autre est une inadéquation entre l’offre proposé et celle attendue, ce qui ouvre voie à la formation. Que faire de ces 1.5 millions de chômeurs à former, et c’est sans parler des chômeurs catégorie B et C ou ceux qui ont abandonné leur inscription ? La question est quantitative et qualitative.
La formation sociale fondée sur l’égalitarisme et qui s’engage sur les basses qualifications repose sur l’idée de cohérence nationale. Mais, c’est oublié l’autre bout de la chaîne, que faire des élites ? Xavier Jaravel du Conseil d’Analyse Economique (CAE) a montré qu’il y avait aussi un problème de constitution et de reconstitution de nos élites. S’agit-il d’une privatisation de la formation de nos élites, laissant à l’entreprise l’initiative en la matière ? L’Etat, est-il seulement là pour la solidarité, mais pas pour le stratégique ? On peut reprendre les propos de Jean-Dominique Senard, Président-Directeur Général de Renault-Nissan-Mitsubishi, “si nous n’anticipons pas les formations massives, qu’il faut développer pour faire face aux besoins de l’avenir, nous allons rater la révolution industrielle en cours. (..) Aujourd’hui, seulement 8 % des effectifs du secteur de l’automobile sont compétent en matière de numérique et de logiciels. Il faut très vite tendre vers 30 %”. Là encore l’enjeu est massif. L’Institut Sapiens a calculé que cette absence de compétences nous ferait perdre près de 4 points de PIB. Comment inventer les outils de la massification qui répondent à ce phénomène ? Il ne s’agit pas de former, mais de former en masse.
2, Comment lutter contre la bureaucratie de la formation professionnelle ?
Suivant les enquêtes considérées, 80 à 95 % des acteurs de la formation professionnelle considèrent que la formation professionnelle est une bureaucratie. Que peut-on faire pour changer l’image et la réalité de cette administration ? Qu’est-ce qu’une bureaucratie au sens de Michel Crozier ? L’historien Cyril Parkinson avait montré qu’entre 1914 et 1928 une baisse de deux tiers du nombre de navires et un presque un doublement des effectifs qui gérait les navires. L’organisation se referme sur elle-même pour ne plus prendre en compte son activité sociale. Les politiques de qualités engagées sur la base de l’assurance qualité dès les années 1990 privilégient le process et non l’efficacité de la formation. Plus il y a de qualité des procédures moins les apprenants sont bien formés, comme le confirment les indicateurs PIAAC. Comment revenir à une efficacité sociale ? La formation professionnelle est dans la même situation que le guide Michelin quand il rencontre La fourchette (The Folk), des professionnels qui parlent à des professionnels ou des usagers ? Comment sortir de cette circularité ?
Le premier point important est la création de France compétences au 1er janvier 2019, loi du 05 septembre 2018, dans la continuité du FSPP. Il y a un pilote dans l’avion. Le nombre d’OPCA a été ramené à 11, répondant ainsi à la réduction drastique des branches professionnelles, mettant l’administration en ordre de bataille. Reste à définir le projet politique de l’administration. L’administration comme producteur de titres et diplômes, marqueurs sociaux, pose problème, outre la lourdeur du dépôt et de sa visibilité (plus de 9 000 titres) c’est surtout son actualisation. Selon une enquête AFFEN, sur un titre de responsable de formation (Master II), un tiers des compétences acquises correspondait aux attentes du marché, autrement dit, il restait deux tiers à acquérir par l’apprenant hors les murs pour être employable. L’obsolescence des marqueurs pose bien des problèmes aux certificateurs qui sortent de plus en plus marché. Quelle politique de qualification tout au long de la vie peut-on mettre en place avec la reconnaissance nécessaire ?
Le plus gros chantier de la formation professionnelle n’est pas tant le pilotage des circuits du financement que la numérisation de ses processus. On peut noter que depuis 2014 la France a adhéré à l’Open gouvernement favorisant une politique d’open data, or peu a été faite pour libéraliser la donnée et favoriser des retraitements en “live”, particulièrement appréciable pour un pilotage transparent. C’est toute la politique de la traçabilité et du traitement qui est réinterrogé. Comment construire un process d’analyse Big data socialement acceptable pour traiter les besoins et leur anticipation ? Le taux d’acceptabilité dépend pour beaucoup de la transparence des traitements et la possibilité de corriger les biais numériques. L’outil de centralisation doit être au service des apprenants pour en faire un progrès social. Comment remettre l’apprenant ou l’entreprise au centre de la formation ? Quel est son taux de satisfaction par rapport au service public proposé ?
3, Quelle gouvernance pour l’EdTech Française ?
La massification de la formation est un appel direct à l’EdTech. Reste à organiser la dynamique de la filière qui se construit. On peut rappeler qu’EdTech France est né en 2018. L’EdTech canal historique, pousse des produits de formation comme les MOOC (création en 2008) ou aujourd’hui les Master class ou les podcasts apprenants doivent intégrer l’apprenant et le 2.0 avec des produits comme les communautés apprenantes et les usages comme le LGC, Learner Generated Content. Le rôle de l’Etat est essentiel comme on l’a vu avec le FNE Formation qui a fait exploser le marché de la classe virtuelle. Par ses incitations, l’Etat oriente le marché de la formation professionnelle. Quelle sera la dynamique qui permet la scalabilité des produits et l’animation de ses produits ?
L’EdTech est une belle illustration d’une potentielle “startup nation”. Comment l’Etat veut-il organiser le signal dans la tech ? S’agit-il de faire de la France une “terre de blockchain” avec l’ensemble des technologies y afférentes ? L’Iot, le serious game, le metaverse, … ? L’Etat par l’achat public peut orienter la filière, mais dans quelle direction ? Quelle gouvernance l’Etat propose entre le public et le privé ? L’avenir appartient aux plateformes disent de nombreux experts et effectivement cela sert à structurer le marché, mais à quoi sert-il de faire une plateforme CPF si ce n’est pas pour anticiper son évolution en fonction des usages ? Comment envisager de faire pivoter FUN MOOC, qui fut une très belle initiative pour être au plus proche de sa raison d’être ? Comment organiser la gouvernance du privé autour d’une dynamique publique ?
Le véritable problème est l’absence d’ambition dans la formation. La scalabilité de nombre de produits de formation ouvre à une politique forte. Si la France se dote de ses produits, pourquoi ne pas profiter de la Francophonie qui est au moins linguistiquement une opportunité “naturelle”, cela représente en 300 et 400 millions d’apprenants ? Et la France peut devenir la vitre d’autres cultures. Le problème de la gouvernance, c’est qu’elle est centrée efficience et non efficacité. On optimise les procès, pas la performance. On crée des institutions sans objectifs. Prenons l’exemple de la plateforme CPF, c’était une amélioration du CPF canal historique, étant lui-même une amélioration des DIF, mais pour combien d’individus ? Quel est l’objectif chiffré de chaque réforme ? Dans la présentation 2021, on parle d’un doublement par rapport à 2020, pour une création 2019, est-ce bien ? Par rapport aux 30 millions de la population active, cela ne fait que 6 ou 7 % des apprenants potentiel, cela signifie que 93 % ne sont pas intéressés… mais quel était le taux attendu ? On ne le sait pas, donc on ne sait pas quoi dire de son efficacité… il manque une gouvernance par objectif ce qui permet en temps réel de piloter le processus. Quels sont les chiffres de l’ambition ?
Autant de questions qui sont importantes pour l’entreprise, car une fois le cadre posé, l’entreprise peut faire son travail d’organisation, élaborer une stratégie spécifique avec la définition d’objectifs, la construction pédagogique et l’animation… produire et érotiser la formation pour lui donner un corps social, faire adhérer l’apprenant à ce projet formatif et répondre à la requalification des collaborateurs. C’est tout l’écosystème qui doit être mobiliser… autour de cette grande cause nationale.
Fait à Paris, le 31 mai 2022
@StéphaneDiébold