La formation agile, a-t-elle un sens ?

par | 10 juin 2024 | Organisation

La formation doit s’adapter au monde qui change. Tout le monde semble d’accord pour accepter cette maxime, ce qui semble être une vérité sociale. Dans un monde qui bouge la formation doit apprendre à bouger avec le monde. La disruption doit conduire à des transformations très rapides de la formation pour suivre le mouvement. Comment ne pas confondre transformation et « bougisme » pour reprendre le terme de Pierre-André Taguieff (Résister au bougisme, 2001) ? Bouger au gré des nouvelles modes pédagogiques pour épouser le mouvement, « le changement pour le changement ». Et comment dans la valse des changements, la formation peut encore garder une direction, mieux un sens ? Le changement permanent, est-il un synonyme d’agilité ? Comment trouver le juste équilibre dans une entreprise qui se cherche ? Que faut-il en penser ?

1, La théorie de la contingence

L’étymologie de la contingence est liée au hasard de ce qui arrive, la théorie de la contingence n’est pourtant pas une nième théorie du hasard, mais une théorie organisationnelle qui analysait comment les organisations s’adaptent à des changements environnementaux. Le premier à avoir présenté une théorie de la contingence est Joan Woodward (1965) à partir d’enquêtes terrains de 1953 à 1957 sur l’influence de la technologie sur l’évolution des organisations. Mais c’est Paul Lawrence et Jay Lorsch qui proposent l’ouvrage de référence « Adapter les structures de l’entreprise, Intégration ou différenciation » (1967), suivant la stabilité de l’environnement, l’entreprise adapte sa structure pour optimiser ses performances. En période stable, les entreprises se standardisent alors qu’en période de turbulences elles se différencient, proposant des solutions organisationnelles spécifiques. La rapidité d’ajustement devient un facteur d’avantage concurrentiel.

La théorie de Paul Lawrence et Jay Lorsch s’applique à la formation : en période de stabilité environnementale toutes les services de formation proposent une standardisation de leur production, alors qu’en période d’instabilité, il y de l’innovation et surtout de la spécificité organisationnelle. Si l’on reprend Benjamin Coriat dans son analyse du début du siècle (L’atelier et le chronomètre, 1979), il est possible d’y voir une illustration de la théorie de la contingence dans l’Organisation Scientifique de la Formation. Le début du siècle était marqué par une transformation de l’économie agricole en économie industrielle, le phénomène s’est accéléré avec l’industrialisation des terres au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’utilisation massive des tracteurs a libéré des manœuvriers agricoles pour l’industrie. Dans les années 50, seulement 5 % d’une classe d’âge accédaient au baccalauréat. La formation en entreprises était standardisée par des experts pour assurer sa massification. L’environnement a permis aux industries qui se sont adaptées de profiter d’une main d’œuvre ainsi formée. La formation s’adaptait à son environnement.

Si l’on suit Joan Woodward, la technologie est structurante dans la contingence. Autrement dit, dans un moment que l’on dit schumpétérien ou les inventions se multiplient au point de donner un vertige technologique (Michèle Descolonges, 2002), la formation doit proposer des solutions originales pour répondre à ses opportunités pédagogiques. L’émergence de Chat GPT en novembre 2022 est un changement technologique de l’environnement, les structures qui sauront en faire quelque chose les premières, les early adopters, pourront en faire un avantage concurrentiel. Chaque entreprise doit proposer des politiques de transformation et l’avenir dira celle qui aura su bien répondre comparativement à cette opportunité. La formation doit être agile à son environnement, certains vont même plus loin en proposant une formation  liquide pour reprendre l’appellation du sociologue Zygmunt Bauman (La vie liquide, 2006). La force d’une formation en entreprise est de s’adapter à la technologie avec une prime au premier arrivant.

2, Les freins à la contingence

Comme l’avaient remarqué les auteurs, s’il existe bien des facteurs externes à la contingence, il existe aussi des facteurs internes qui sont parfois aussi déterminant pour structurer la réponse organisationnelle. On pourrait relayer le phénomène bureaucratique (Michel Crozier, 1964) qui se caractérise par le développement d’une organisation administrative, il parle d’ailleurs de « bureaucratie administrative », qui renforce la logique interne de l’organisation au détriment de sa logique externe. Il s’agit d’administrer les processus de fonctionnement pour assurer une gouvernance rationalisée. La formation connaît ce phénomène bureaucratique avec la centralisation des processus et sa formalisation extrême sans tenir compte des réalités externes et d’un besoin de spécificité organisationnelle. C’est une administration de l’efficience au détriment d’une efficacité sociale. La conséquence est un modèle hors-sol, sans innovation, sans agilité aux changements majeurs de notre époque. Malgré plus de 30 milliards dépensées par an dans la formation professionnelle, l’EdTech n’a toujours pas de licorne.

Si l’organisation se rigidifie en période bureaucratique, parfois au contraire, l’entreprise bouge trop. Pierre-André Taguieff parle de l’idéologie du mouvement ou « mouvementisme », favoriser le mouvement pour mouvement, permettant ainsi une agilité absolue. Selon cet auteur, la notion de progrès social est remplacé par celle de mobilité sociale, mais la mobilité ne fait pas le progrès, il reste un travail social pour en faire un atout majeur pour le collaborateur. Le lien social est abimé par le mouvement et finalement cela conduit non seulement à un émiettement du travail, mais aussi et surtout le fait que le collaborateur ne comprenne plus le sens de son métier. L’absence de finalité identifiée contracte l’apprenant sur ce qu’il connaît son histoire. Pour asseoir sa motivation l’apprenant doit comprendre la finalité stratégique de ses apprentissages. Si l’histoire sociale n’est pas écrite, il se trouve perdu et donc incapables de choisir. Certains y voient une contre-culture de l’autonomisation de l’apprenant, une nouvelle culture de l’apprenant.

L’incapacité de construire des histoires sociales crédibles. En 2007, Pierre Cahuc et Yann Algan ont écrit « La Société de la défiance » a propos de la France, la base se méfie du sommet, auquel on pourrait rajouter « Le temps des peurs » de Michel Maffesoli (2023), la méfiance se transforme en peur. Le rôle de la création d’une histoire sociale qui résonne, est d’éviter des comportements de mercenaires, de cyniques ou de révoltés. Jean Baudrillard parlait de réalités, l’histoire sociale partagée. Le travail d’écriture bloque tout changement non préparé. Christian Salmon, écrivain et sociologue, le père du storytelling (2007) en est venu à L’ère du clash (2019) et La tyrannie des bouffons (2020) pour finalement écrire L’art du silence (2022). La parole est démonétisée. Il est nécessaire de réécrire une histoire qui parle aux gens. Si l’on regarde les formations, les titres sont plus des catalogues sans âme que des promesses de formation, ils sont plus orientés OPCO qu’apprenant. Erotiser la formation pour que les apprenants puissent s’adapter.

3, Comment réussir son agilité ?

La première étape est de construire une veille pour anticiper les déterminants de la contingence. Par exemple depuis 30 novembre 2022, Open AI a lancé le premier LLM disruptif, Chat GPT, les veilleurs savaient au moins depuis 10 ans que la technologie était porteuse. Cette veille technologique est nécessaire, mais non suffisante, c’est le début du travail, quels sont les usages que l’on peut imaginer dans notre quotidien de travail ? Le travail le plus difficile est de traduire l’invention, le potentiel technologique, en innovation, une invention socialisée. Il s’agit d’une courbe d’apprentissage à la prospective. Ce qui intéresse les apprenants, ce sont les usages, l’explication des potentialités n’est intéressante qu’au regard des usages. Il faut donc construire des usages et de proposer des promesses produits : qu’est-ce que l’IA générative va changer au métier de formateur ? La construction d’une réalité sociale est de la responsabilité de l’autorité.

Fort de cette direction et de l’érotisation de cette direction, la mobilisation des apprenants sera possible. La théorie de la contingence nous montre qu’il faut préparer le changement, dire pour faire. Mais au vu du crédit de la parole d’en haut, il faut aussi faire pour dire. Comme l’a montré Kurt Lewis, le faire est plus impactant, nous sommes dans l’Age du faire en formation. Il s’agit d’organiser les territoires du faire pour que chacun puisse pratiquer ensemble. Quelle que soit la chose apprise l’important dans le apprendre ensemble, n’est plus apprendre mais le ensemble. Ce que Paul Zak a théorisé en montrant que le « ensemble » générait la sécrétion de l’ocytocine, une des hormones du plaisir. Si l’on développe une proximité apprenante, on développe du plaisir à apprendre et cela permet de construire une fidélisation dans la relation apprenante quelle que soit la chose apprise.

L’agilité en formation n’est pas le problème, c’est l’insécurisation qui irrite avec le sentiment de perdre son temps et qui fait peur avec des interrogations sur son devenir. Le travail pédagogique de la communion apprenante est de rassurer. L’aventure apprenante n’a de sens que si l’on a confiance dans le capitaine qui pilote. Donner du sens à la formation avec deux volets : une finalité concrète, d’où l’intérêt de la promesse apprenante avec des KPI et des moyens pour que l’apprenant puisse s’autoévaluer tout au long de la formation, projection d’un futur qui se rapproche, et, un plaisir dans le fait d’apprendre ici et maintenant, faire de la formation une Learner eXperience, un moment à vivre. Si l’histoire est bien écrite, l’apprenant non seulement sera motivé, mais en plus, il sera demandeur de profiter à nouveau de son shoot d’ocytocine. L’agilité est culturelle, il s’agit de passer de l’individu rationalisation à la personne émotionnelle et de trouver un équilibre pédagogique.

La formation agile vs la formation rigide n’est pas tant le problème que de savoir quelles sont les réalités derrière les mots. La montée en puissance de la personne, c’est la subjectivité qui s’invite avec les pédagogies affectives. Le travail d’organisation n’est pas tant d’être volage aux modes sociales que de poser des déterminants stables, comme la personne contre l’individu. Si l’apprenant apprend, la formation organise les formes de la formation. La rigidité est la raison d’être des entreprises, d’avoir des régulateurs qui organisent. Vouloir faire porter le changement sur les apprenants est une démission sociale de la formation, à chacun son métier. René Char avait ce bel aphorisme : « Le fruit est aveugle, c’est l’arbre qui voit » (Poèmes en archipel, 1962), la formation est l’arbre du savoir. Quoi de plus écoresponsable ?

Fait à Paris le 10 juin 2024

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