La formation, connaît-elle un moment rabelaisien ?

par | 28 février 2023 | Organisation

François Rabelais est un géant de la pédagogie, non seulement par son œuvre mais aussi par son parcours ayant fait des études de théologie, de philosophie, de poésie, de latin, de grec, de médecine… et surtout parce qu’il est un des auteurs de l’émergence d’un nouveau monde, la Renaissance. Aujourd’hui où tout le monde en appelle à une renaissance numérique, y aurait-il des leçons à tirer d’un homme qui a connu le même basculement social du monde d’avant à celui d’après ? La formation de l’époque, a-t-elle quelque chose à enseigner à notre formation actuelle, et plus encore à celle de demain ? Que penser de François Rabelais qui écrivait Gargantua en 1 534 ?

1, La posture au savoir change

François Rabelais critique le monde d’avant, la scolastique des Universités, comme celle de Sorbonne, crée en 1 257. L’Université condamnait les étudiants qui apprenaient le grec. La raison en était que si chaque étudiant pouvait lire les textes de références directement, il pouvoir les comprendre sans la médiation sociale des sachants. L’Université se gardait le privilège de traduire les textes et d’en assurer l’interprétation sociale, elle disait le bien apprendre. A l’inverse, François Rabelais considérait que c’était à chaque étudiant de se faire sa propre idée, quitte à développer des connaissances alternatives à la vérité sociale dominante. Il avait une confiance dans l’homme qui apprend. Aujourd’hui, avec le numérique et tout particulièrement avec l’émergence du web (1 993) l’apprenant se retrouve avec un accès direct au savoir. Se pose alors la même problématique qui, dans la littérature, prend la forme des « fake news ». Savoir quelle autorité devait dire le bien et le vrai dans notre société surtout que l’épistémologie a détruit l’idée de Vérité au profit de vérité sociale, ce que la société dit être vrai à un moment donné ?

L’histoire de Gargantua se positionne autour de 1 420, date de la mort de son premier percepteur Thubal Holoferne. Autrement dit, avant l’arrivée de l’imprimerie que l’on positionne en 1 454 et surtout en 1 469 pour la première imprimerie en France, justement à l’Université de Sorbonne. Le livre ayant été écrit en 1 534, il s’agissait bien d’un procédé narratif qui aborde le monde qui vient. On peut rappeler que le travail de l’apprenant à l’époque était d’abord d’être un copiste de ses propres livres, faute d’avoir beaucoup d’ouvrages, avec l’imprimerie, on assiste non seulement à une multiplication des ouvrages de référence, mais aussi une diffusion des ouvrages alternatifs. Michel Serres considère qu’il s’agit là de la naissance de la confrontation d’idées, du débat contradictoire, une nouvelle façon de penser la pensée. Avec le numérique, on retrouve l’explosion des savoirs à tel enseignement que l’apprenant ne peut pas absorber tout ce savoir. Il a besoin d’influenceurs qui filtre le flux de connaissances.

Le phénomène de la médiation comme à l’époque appelle des arbitrages. Une des grosses différences avec l’époque, c’est la massification de nouvelle posture au savoir. Tout le monde peut se former. Ce n’est pas sans poser des questions comme celle des bulles de filtre. Face à l’inflation de contenu, les apprenants choisissent des pratiques de crowdsourcing et de faire confiance à leurs semblables, les pairs. Mieux, l’apprenant grâce aux agents conversationnels de type GPT3 l’apprenant devient comme le disait Ivan Illich l’auteur de sa propre formation, et ce sera encore plus vrai avec l’historique de chaque apprenant, la machine apprend à connaître les préférences de l’apprenant allant même jusqu’au choix des supports écrit, image, audio, vidéo,… Il est fort à parier que si la Renaissance à ouvert à la culture du débat, la renaissance numérique ouvrira à une posture face au savoir. Neuralink propose par exemple à terme de télécharger les connaissances directement dans le cerveau et donc de faire de la formation un moment de téléchargement. L’histoire nous enseigne qu’il faut au moins interroger ces nouvelles postures.

2, L’apprenant change

Rabelais critique les pratiques techniques de la scolastique médiévale. Il prend des exemples ridicules pour discréditer, par exemple, apprendre par cœur l’abécédaire à l’endroit et à l’envers pendant 5 ans et 3 mois ou l’Almanach pendant 16 ans et 2 mois. L’almanach présente des petites informations sans lien particulier entre elles, des savoirs sans profondeurs. L’apprenant est une machine à répéter automatiquement. C’est la même critique que Socrate faisait face aux sophistes, des rhéteurs de talents, mais des techniciens sans fonds. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Rabelais en appelle à une éthique qui fonde l’expertise.

Si François Rabelais est humaniste, il porte en germe que l’apprenant est doté de raison et qui doit utiliser sa raison pour assurer son progrès. C’est l’idée du « Maître intérieur » de Saint Augustin présenté mille ans plutôt et qui sera poursuivi pour donner le cartésianisme. Nous sommes dans ce même type de période à redéfinir socialement l’apprenant. Si le 20ème siècle est celui l’apprenant, l’individu de l’Organisation Scientifique de la Formation, la fin du 20ème siècle et particulièrement le 21ième fait de l’apprenant une personne. L’apprenant s’enrichit d’une dimension émotionnelle. Les neurosciences valident cette définition sociale. Et la pédagogie s’adapte, elle devient ludique, festive, voire homérique. L’apprenant se réinvente.

Comme à l’époque de Rabelais, l’appel à l’humanité nécessite un effort de définition qui allait ouvrir au cartésianisme. Cet effort de définition est aujourd’hui à nouveau d’actualité. L’apprenant rationnel devient émotionnel sans doute relationnel, l’avenir le dira. Il ne s’agit pas seulement d’une posture philosophique, mais d’un nouveau paradigme. Le Big data et l’intelligence artificielle vont permettre de personnaliser la connaissance et la proposition faite à l’apprenant, sortant d’une posture de blind test centré sur le contenu pour proposer une formation centrée sur l’apprenant, l’apprenant-roi. Et la prédictibilité devrait permettre d’anticiper les besoins pour former avant le besoin. L’apprenant ne sera plus un individu, l’élément d’un système, avec une identité singulière, mais il devient une personne, l’être derrière les postures sociales avec une identité plurielle, la poésie de chacun. Comme à l’époque, le temps est venu des utopies et du militantisme.

3, L’autorité change

François Rabelais renoue avec la posture du Roman de Renart (1170 et 1250) qui est la satire sociale. « Le rire est le propre de l’homme », la comédie corrige les mœurs par le rire. Le monde est un spectacle et la satire est un outil pour condamné la réalité qui a perdu son lien avec le réel pour reprendre la distinction de Jean Baudrillard. La satire est un outil pour Rabelais pour critiquer les postures pédagogiques de la répétition qui ont perdu le sens des choses, l’éthique des savoirs. Les noms sont objet de raillerie, Grangosier, celui qui a une soif d’apprendre, Thubol Holoferne signifiait le confus pour son prénom et un personnage biblique ivrogne. Rabelais condamne les moralisateurs, ceux qui disent le bien, Philippe Muray parlait de l’Empire du Bien. Ce moment est aussi notre cas aujourd’hui, Pierre Cahuc parlait de la Société de la défiance (2007).

Ce décalage entre les élites et le peuple est le propre des périodes de changement. Certains en appellent à la Faillite des élites (Michel Maffesoli, 2019), d’autres de Trahison des clercs (Julien Benda, 1927) ou de Trahison démocratique (Christopher Lasch, 1995). L’heure est la critique. Institut Sapiens a fait une enquête intéressante. Si les trois-quarts des Français voient dans la science une « source d’espoir », les deux tiers n’ont pas confiance dans les autorités scientifiques et font plus confiance dans la parole de leur proche, même non scientifiques pour leur parler de sciences. Les élites sont suspectées de malhonnêteté. Ce n’est pas un hasard si l’autorité en formation laisse place à l’émergence de la pairagogie (Howard Rheingold, 2005) organiser l’apprentissage entre pairs. La parole incarnée est plus forte pour se former.

C’est une recomposition sociale qui se déroule sous nos yeux sortant de l’Organisation Scientifique de la Formation, paradigme dominant du 20ème siècle pour construire un autre monde. Michel Maffesoli va plus loin, il considère que c’est tout le paradigme cartésien qui est en train de disparaître. Ce serait la fin du triptyque de l’individu, la rationalité et le progrès social pour un triptyque centré autour de la personne, de l’émotion et de nouvelle solidarité sociale. Reste à construire la réalité de ce dessein. Déjà, la pédagogie parle de communion apprenante où c’est la rencontre qui forme en donnant une émotion partagée. Hartmut Rosa, sociologue allemand, par de la Pédagogie de la résonance (2022). Les fils de l’histoire se tissent pour construire l’étoffe du nouveau monde.

François Rabelais propose une Abbaye de Thélème dont la règle est « Fais ce que voudras ». Appelle à se libérer d’un ancien monde et de revenir à un monde incarné qui fasse sens avec un rapport à la chair, à l’excès ensemble. L’esprit gaulois, qui n’est pas que gaulois, est cette essence dionysiaque qui est aussi le propre de l’homme pour sortir des ordres apolliniens anciens et s’engager dans le prochain. Certains déjà à l’instar de Ray Kurzweil (2005) prophétisent un monde qui réinvente l’homme-machine. L’homme est en question comme à l’époque de Rabelais. Et la formation doit être radicale, s’intéresser aux racines de sa fonction pour militer pour une renaissance ou une naissance nouvelle d’un ordre nouveau. Le moment est rabelaisien pour ceux qui sortent du temps présent pour regarder un peu plus loin.

Fait à Paris, le 28 février

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