Territoire apprenant II, le retour

par | 2 avril 2024 | Organisation

Notre précédent article publié en 2021 (https://affen.fr/pedagogie/quest-ce-quun-territoire-apprenant/) portait  sur la définition des territoires apprenants : qu’est-ce qu’un territoire apprenant ? Le concept garde encore une actualité, si l’on suit Google Trends, moins qu’autour de 2010, qui reste son pic d’usage. Qu’est-ce qui lui donne encore une actualité dans l’environnement contemporain ? Territoire apprenant, il serait plus juste de parler de territoire formatif, mais la littérature a fait son choix. Le territoire sera apprenant ou ne sera pas. Comment utiliser ce concept pour qualifier un espace particulier ? Qu’est-ce que la formation professionnelle doit faire de cette idée ? Faut-il, d’ailleurs, en faire quelque chose ?

1, Territoire apprenant

La notion de territoire apprenant est née du courant de la géographie sociale avec un auteur incontournable Elisée Reclus, à la fin du 19ème siècle. S’opposant aux géographes comme Vidal de la Blache qui définit la géographie comme « la science des lieux et non celle des hommes » (1913), Elisée Reclus propose une science des lieux et des hommes. Reste à définir ce qu’on appelle un lieu et un homme, et là, c’est le domaine de l’idéologie, la vérité sociale du moment. Si l’on prend comme définition le territoire, la terre, la matière, la vie de la matière, la biologie, c’est une géographie écologique qui s’invite dans la construction des idées avec une analyse systémique du vivant. D’autres abordent le territoire comme un paysage, « Le paysage est une pédagogie » (Nayla Naoufal, 2020), pédagogie de la mer, de la montagne… Comprendre le paysage, mais surtout comment le paysage construit des savoirs, expérience directe à la nature. La mer nous apprend par nos actions et de nos interactions. La géographie construit des savoirs autant que les savoirs construisent notre regard sur la géographie. La géographie réinterroge le sens des choses.

Sans proposer une épistémologie, ou plus généralement une gnoséologie, de la géographie sociale, les paradigmes dominants imposent à la géographie des vérités sociales qui évoluent dans le temps et dans l’espace. Aujourd’hui, la géographie sociale connaît une évolution que certains disent majeure, l’histoire le dira, avec la géographie culturelle, appelée aussi géographie sociétale. Le sociétal insiste davantage sur les éléments sociologiques de la société. Les tenants de cette évolution insistent davantage sur une catégorisation sociale avec une volonté de lutter contre certaines discriminations. Ces fondements ont des conséquences pour la formation. Prenons, l’exemple de la discrimination par l’âge : les générations Z ou Alpha n’apprennent pas comme la génération silencieuse ou celle des boomers. Le territoire apprenant est un outil politique d’actions, qu’est-ce que l’on fait de cette distinction ? Alexandre Jardin avec plus de 30 000 bénévoles propose que les anciens forment les jeunes à la lecture (Faire lire pour les nuls, 2024) par exemple. Il est possible que les jeunes apprennent aux anciens, ou chacun s’apprend dans son coin. Chaque territoire choisit son territoire apprenant, un espace pour construire.

On peut porter un regard particulier sur la géographie numérique, géographie des équipements et des usages numériques. Elle permet de construire des pédagogies virtuelles, au sens premier du terme, c’est-à-dire qui sont en germe avec les acteurs formatifs du territoire. Cette pédagogie est fortement documentée dans la littérature, avec une remarque complémentaire. Le numérique permet de libérer la notion de territoire de son ancrage physique. Le territoire apprenant permet de penser la diaspora apprenante de tous ceux qui s’y reconnaissent. La géographie numérique flirte avec les communautés apprenantes. Quel que soit le territoire choisi, et le choix n’est pas neutre, il s’agit de construire ce que Luc Gwiazdzinski et Guillaume Drevon (2018) appellent « la géo-pédagogie » centrée sur des pédagogies actives. Célestin Freinet parlait de « faire des choses ensembles » « hors les murs ». On peut remarquer que la notion de territoire apprenant peut très bien s’adapter à l’entreprise définit comme un territoire, ou même la notion de métier apprenant.

2, La verticalité des territoires apprenants

La verticalité des territoires apprenants est née de l’aménagement du territoire en dotant chaque échelon administratif d’instance de direction. Il existe par exemple 13 Directions Régionales de l’Economie, de l’Emploi, du Travail et des Solidarités (DREETS) pour les 13 régions nées de la fusion du 1er janvier 2016. Chaque territoire reçoit la même dotation dans le but d’harmoniser les territoires de la nation. On retrouve la même logique avec par exemple les 3 500 instituts d’enseignement supérieur, dont 72 universités et 3 000 instituts privés. Ils sont répartis de façon harmonisée, même si l’activité économique renforce les différences. Quels que soient les exemples, les institutions apprenante nourrissent un écosystème local du seul fait de leur existence. Mais, ces instituions font-elles territoire ? Assez peu. Si l’on suit Denis Cristol « sur un territoire apprenant, ce sont d’abord les liens qui priment » (Les territoires apprenants, 2021), ces institutions ont besoin de faire liens.

Qu’est-ce qui manque ? Prenons le cas du département de la Creuse, appartenant à la région Nouvelle Aquitaine. Il est composé de 23 organismes de formation. Comment la Creuse peut faire territoire ? En tissant des liens entre les 23 organismes de formation jusqu’à en faire « une étoffe de nos rêves » (Shakespeare). Construire ensemble une ambition stratégique. Par exemple, si l’on pense que l’IA est importante pour l’avenir des organismes de formation, pourquoi ne pas les aider à s’engager dans cette voie, ou des formations éco-responsable suivant les orientations que l’autorité territoriale. « Faire des choses ensemble ». Grace au numérique, pourquoi ne pas faire de la Creuse un organisme de formation pour l’ensemble de la France et/ou de la Francophonie ? Toutes les stratégies sont possibles, à condition de les piloter. La verticalité assure le pilotage de l’ensemble du territoire.

La verticalité se doit d’être inspirante pour mobiliser les autres autour d’une politique soit directement piloté par appel offre soit en tant qu’assemblier autour d’une histoire qui fasse réalité. C’est là le second point du territoire apprenant, après l’organisation des liens, il s’agit de mobiliser ses liens autour d’un projet. Leader, prendre le lead, conduire, mener. Ce qui manque souvent à ces territoires, c’est l’incarnation autour d’un projet. « Changer le monde » disait Steve Jobs, un « imaginaire collectif » dirait Denis Cristol, une « communauté de destin » (Edgar Morin, La Méthode). Reste la gouvernance du territoire par l’autorité publique, ce qui n’est pas une mince affaire, sachant qu’en matière de formation ni les objectifs sont clairement identifiés, ni les impacts clairement calculés, ce qui rend difficile de dire si l’on se rapproche de ses ambitions ou si l’on s’en éloigne au mieux on sait le budget que l’on dépense… reste à construire le rêve qui va avec.

3, L’horizontalité des territoires apprenants

Le territoire est souvent perçu en France dans une culture jacobine dans sa verticalité. L’Organisation Scientifique de la Formation (OSF) a laissé place à un émiettement du travail et de la formation (George Friedman, 1956) ouvrant par là-même la voie à une horizontalité de territoires. Les 1 700 bassins de vie proposés par l’INSEE, sont des territoires apprenants particulièrement intéressants autour des équipements de proximité intermédiaires qui ajoutés aux équipements supérieurs permet de repenser l’expérientiel local, au plus près de la réalité des apprenants. Suivant les définitions que chacun retient, on est assez proche des communautés apprenante centrer sur des problématiques à régler ensemble de pairs à pairs. Les apprentissages viennent des usages et cela ouvre bien des perspectives pour la formation en partant du réel.

Pourquoi l’horizontalité est-elle si difficile à mettre en œuvre ? Pour une raison assez simple, faire confiance aux apprenants. Par construction, l’OSF infantilise l’apprenant, même l’apprenant adulte. Ce qui avait du sens au moment à l’époque du tout rationalisé perd de son actualité au moment de la raison sensible. Le vitalisme ne vient pas des institutions sociales, mais de l’animation des apprenants. Miser sur l’apprenant devient un changement culturel. C’est tout le travail du paradigme des foules intelligentes, de l’entreprise apprenante, construire la formation à partir des problématiques de l’apprenant. Encore faut-il organiser la libération de la parole et de l’action, l’âge du faire. C’est le travail des corps intermédiaires de construire ses tiers-lieux et d’engager la courbe d’apprentissage, former à se former, devient apprendre à être entrepreneur de ses solutions ensemble. Que chaque institution formative ouvre son écosystème pour créer de la valeur ensemble et c’est tout le territoire qui se tissera.

Ce qui est intéressant dans cette pédagogie, c’est que la formation nécessite soit de construire des pédagogies agiles pour arriver aux objectifs pédagogiques préalablement définis, définition de la formation, soit de redonner la main aux apprenant pour définir eux-mêmes les objectifs pédagogiques. Ce qui est la démarche de Howard Rheingold lorsqu’il laisse les apprenants construire eux même leur manuel. Quel que soit le chemin, l’animation reste du domaine de l’animateur du territoire. Ce mouvement à connu en France sous la 3ème République, une belle notoriété avec le mouvement mutualise : coopération, entraide, solidarité, partage, synergies… avec une idéologie éthique de l’intérêt général qui correspond bien à la politique d’éco-responsabilité, quelle que soit la notion de responsabilité. Le territoire apprenant est un outil particulièrement apprécié dans les entreprises qui organise la gouvernance de ce territoire et qui laisse les forces vives co-construire leur solution. Cela ne doit pas faire oublier que sans l’organisation, il n’y a pas de dynamique territoriale.

« La géographie, çà sert, d’abord, à faire la guerre » (Yves Lacoste, 1976), le géographe français critique « la géographie des professeurs » car elle « occulte » la dimension politique. Autrement dit, parler de territoire apprenant nécessite de le mettre en perspective avec la politique de formation choisie et la politique de transformation qui est son corollaire. Et c’est là, où le bât blesse, nombreux parlent de territoire apprenant, mais sans proposer d’ambition apprenante. La qualification des territoires dans un monde qui se réinvente est un atout majeur dans la création de valeur globale. Reste à renouer avec l’ambition et la fierté d’un projet. Guillaume Apollinaire avait cette belle formule : « il est grand temps de rallumer les étoiles ». Le territoire est un outil au service des étoiles que l’on veut atteindre pour assurer la mobilisation générale.

Fait à Paris, le 02 avril 2024

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