Alain Renaut avait diagnostiqué « La fin de l’autorité » pour l’ensemble de la société, dès le début du 21ème siècle (2004). Qu’en est-il aujourd’hui dans le monde de la formation ? Les experts, sont-ils encore en autorité, dans une société de la défiance ? Et que dire des formateurs, quelle doit être leur posture métier ? Est-ce la fin d’un monde ? La naissance de l’apprenant-roi, fragilise-t-il l’autorité du formateur ? Que penser de ce qui prône la fin de l’autorité du formateur ? S’agit-il d’une bonne ou mauvaise chose ?
1, L’autorité est d’abord sociale
L’autorité est historiquement liée à la discipline avec sa double composante acquérir la discipline et être discipliné pour recevoir connaissances et compétences. La discipline est la raison d’être de la formation. Pour devenir un musicien émérite, on considère qu’il faut pratiquer 10 000 heures, la discipline est la clé de voûte de l’acquisition de la formation. Retirer la discipline et c’est toute la formation qui disparaît. L’autorité est le moyen d’imposer cette discipline soit par la contrainte soit par l’obéissance consentie. Le premier repose sur le pouvoir, le second sur l’autorité. Emile Durkheim, dans « Education morale » (1902) disait : « Par autorité, il faut entendre l’ascendant qu’exerce sur nous toute puissance morale que nous reconnaissons comme supérieur à nous ». L’autorité du formateur, est le fait que la société lui reconnaît une supériorité, il est expert, ex-pair, sorti du lot. Et suivant notre rapport à l’autorité sociale, nous lui reconnaissons cette supériorité dans la fonction. Il sait.
Cette définition sera reprise par Hannah Arendt pour qui l’autorité est d’obtenir l’obéissance « sans recourir à la contrainte par la force ou la persuasion » (Culture, 1972). La servitude volontaire aurait dit La Boétie. On peut remarquer que la formation obligatoire non désirée s’appelle le pouvoir, c’est une façon de chosifier les apprenants. Ils doivent faire ce que l’on attend d’eux sans tenir compte des spécificités ou des états d’âmes de chacun. L’apprenant est le rouage d’un système. Si la société a besoin de milliers de cummunity managers, on les forme aux besoins, avec un pouvoir de coercition. Le formateur est le bras armé de cette transmission, il est en autorité. D’où lui vient cette légitimité ? C’est l’entreprise qui est faiseur d’autorité, c’est elle qui connaît et reconnaît les formateurs pour leur valeur sociale. C’est ce que l’on appelle l’autorité statutaire. L’apprenant a confiance dans le formateur pour lui transmettre les connaissances et compétences attendues.
L’autorité est un moyen pédagogique pour atteindre ses objectifs qu’ils soient performance sociale ou développement personnel, « prendre la direction de soi-même ». La discipline est le moyen pédagogique. Et elle a pour conséquence l’harmonisation des connaissances et des compétences de ce que la société considère comme bien. Il existe deux sources de l’autorité, le statut et le charisme, une autorité sociale et une autorité personnelle. Quand la société est en défiance (« La société de défiance », Yann Algan et Pierre Cahuc, 2016), les formateurs utilisent leur autorité personnelle, naturelle ou acquise, pour assurer la reproduction sociale et faire en sorte que le collectif fonctionne autour d’un même référentiel. C’est ce que certains auteurs appellent l’autorité relationnelle. En période de transformation sociale, l’homme redevient la cheville ouvrière du système. Il est celui qui incarne, qui donne corps au système. Son charisme militant assure la transmission, tant qu’il y croit. Et aujourd’hui, son autorité est en questionnement.
2, La critique de l’autorité
Jean Houssaye dans « L’autorité en éducation » (1996) résume bien la situation : « C’est l’autorité en tant que telle qui fait problème » et prône pour une formation sans autorité. Comment a-t-on pu en arriver là ? On pourrait citer Jean-Jacques Rousseau qui dit que la société doit faire un choix entre faire un homme ou faire un citoyen, pas les deux. Soit on laisse l’homme naturel, et naturellement bon, soit la société fait un citoyen, avec une culture qui le dévoie de sa nature. L’autorité est un fait de société. Dans les années 70, la déconstruction, ou la French theory comme disent les Américains, réinterroge toutes les postures d’autorité pour les condamner bien souvent. Guy Debord parlait de « La société du spectacle » (1967) pour dénoncer la manipulation. Jean-Jacques Rousseau parlait du « sommeil de la raison », et de revenir à la nature de l’homme sans autorité particulière, juste une harmonie naturelle.
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont repris cette critique de reproduction sociale (« La reproduction, éléments d’une théorie du système d’enseignement », 1970) en y ajoutant l’aliénation qui fait de la formation une campagne d’endoctrinement social ou de morale sociale. Ce que la société dit être le bien à apprendre. Thomas Khun appelle le paradigme dominant, ou la vérité sociale, la société dit ce qui est vrai. Chaque culture dominante propose un cadre au sein duquel il faut rester, c’est la fenêtre d’Overton. L’individu n’est audible que s’il répète ce que la société dit être le bien. La formation est la répétition de cette vérité historique, une imprimante sociale. La déconstruction consiste alors à proposer un modèle alternatif : laisser l’apprenant apprendre ce qu’il veut comme il veut, le fameux « tout est bon » de Paul Feyeraband. C’est un courant qui prône un nouveau rapport au savoir sans autorité. Ce n’est pas sans réinterroger le savoir lui-même qui dans sa taxonomie est source d’autorité, mais la formation doit se libérer, faire confiance aux apprenants.
C’est la proposition d’auteurs comme Carl Rogers avec son ouvrage « La liberté pour apprendre » (1971) et la pédagogie non-directive. Il s’agit d’une pédagogie fondée sur la psychologie, fondée sur la personne, et non sur l’individu. La relation apprenante consiste à écouter l’apprenant et lui laisser le choix de ses apprentissages. Accompagner l’apprenant, en faire un acteur de ses apprentissages, Ivan Illich parlent même d’en faire « un auteur » de ses apprentissages. La formation qui son rôle d’« imposition par un pouvoir arbitraire d’un arbitrage culturel » (Pierre Bourdieu), sans l’autorité sociale qui oriente. C’est assez proche du principe d’autonomie de Jean-Jacques Rousseau. « Osez penser par soi-même » (Emmanuel Kant). L’autorité devient l’apprenant lui-même, et la société a confiance dans son jugement.
3, Vers une nouvelle autorité ?
Le paradigme dominant est en transformation l’autorité sociale imposée laisse place à une autorité personnelle. Le social choisit l’individu, Norbert Elias parle de « La société des individus » (1987) et impose son modèle. L’apprenant est responsable de ses apprentissages. C’est une liberté non choisie qui s’impose à l’apprenant. C’est la société du bien, Philippe Muray parlait de l’Empire du Bien. Et c’est l’histoire qui se réécrit. La foule devient intelligente (« Les foules intelligentes », Howard Rheingold, 2005) et même sage (« La sagesse des foules », James Surowiecki, 2005). Et l’apprenant fait autorité. La nouvelle posture sociale n’est pas sans poser des questions dans le processus de formation.
Remettre l’apprenant au centre de la formation, est-il la fin de l’autorité du formateur ? La montée en puissance du formateur coach est une autorité d’émulation et de communion apprenante. Il s’agit de construire des lieux apprenants où la parole et l’action peuvent être libérées, mieux un lieu de contagion émotionnelle qui réinvente l’apprendre ensemble. Le formateur devient un créateur d’aventure apprenante. L’autorité du formateur tient à sa capacité à stimuler le fait d’apprendre. L’autorité pédagogique devient relationnelle et émotionnelle. La relation au 20ème siècle posait le problème de la séduction et de la manipulation, l’émotion est au cœur de la relation. Elle a mauvaise presse. Elle est séductrice, étymologiquement sortir du droit chemin, manipuler. Il y a un problème ontologique entre donner envie, qui est de l’ordre de la séduction, et la motivation, qui est une bonne séduction. Le formateur se doit de motiver les apprenants pour faciliter le passage à l’acte et l’acquisition de la discipline source de connaissance et de compétence.
L’autorité formative est relationnelle. Encore faut-il définir le type de relation que l’autorité appelle. Emmanuel Levinas rejette l’idée d’autonomie de l’apprenant pour parler de relation, l’autorité pédagogique, c’est répondre à l’appel des autres, « l’épiphanie du visage ». Si l’autonomie peut se résumer par « je pense donc je suis », la relation pourrait être « tu penses, donc je suis ». C’est une autre façon de penser le social. C’est accueillir l’autre pour qu’il m’aide à être moi-même. C’est là l’éthique de l’homme, sa raison d’être, se mettre au service de l’autre. L’aider à s’augmenter. Autorité vient du latin auctoritas, qui signifie augmenter. Reste à définir ce que l’on veut augmenter. Les philosophes des Lumières voulaient augmenter la raison, d’autres l’émotion. Que veut-on qui fasse autorité ? Michel Serres proposait « désormais la seule autorité qui peut s’imposer est fondée sur la compétence ». Sa pensée est proche des penseurs de la relation. Faire en sorte de faire grandir l’autre. « L’autorité doit être une forme de fraternité qui vise à tous nous augmenter ».
La crise de l’autorité est une réalité. Le mot crise porte en son sein tout à la fois la violence de la situation, la fin d’un monde, et l’opportunité d’un nouveau monde. L’autorité ancienne s’éteint alors que la nouvelle n’est pas encore imposée. Le 21ème siècle se dessine et en fonction de cette construction, on pourra alors déterminer la nouvelle ou les nouvelles autorités pour assurer la régulation sociale. Aujourd’hui, l’autorité est à l’ère des constructeurs et des militants… et le temps fera son œuvre.
Fait à Paris, le 29 novembre 2022
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