La posture de l’expert est une posture centrale dans l’Organisation Scientifique de la Formation (OSF) au point d’en faire la bannière du 20ème siècle, le siècle des experts. Aujourd’hui, les experts restent une valeur sûre de l’entreprise et un atout majeur qui fait une différence stratégique et concurrentielle. La formation est au cœur de ce processus, car soit l’expert outsider est recruté, soit l’expert est un insider et c’est le rôle de la formation de développer l’expertise. Comment la formation doit faire pour améliorer l’expertise stratégique de l’ensemble des collaborateurs ? Que nous dit la pédagogie sur la création de parcours d’expertise ? Et les neurosciences ? Faut-il faire en sorte que chacun devienne un expert de son expertise ?
1, L’expertise, c’est d’abord de la pratique
L’expertise est à la différence d’autres notions comme par exemple le talent ou les élites mieux calibré par la littérature, autrement dit il y a moins un travail sémantique pour être sûr de parler de la même chose. La notion d’expertise a pris son sens contemporain avec les travaux d’Anders Ericsson et particulièrement son étude de 1991 (Toward a general theory of expertises) sur l’Académie de musique de Berlin. Il demande aux Professeurs de classer les étudiants en trois groupes de niveau : un groupe d’exceptionnel, un groupe de bons et un groupe moins capables. Pour éviter un biais statistique, il retient des profils qui ont commencé la musique sensiblement au même âge pour éviter que la performance soit due à un démarrage plus tôt. Quelles sont ses conclusions ?
Les meilleurs ont pratiqué 10 000 heures de leur instrument, les bon 8 000 et les moins talentueux entre 6 000 et 4 000 suivant les séries. La pratique fait l’expertise. Le même travail a été fait sur les joueurs d’échec, le sport et bien d’autres domaines, ce que l’on retient, c’est les 10 000 heures de pratiques pour faire un expert, la capacité de quantifier une chose ancienne, le fait que le travail paye et que la réussite se mérite. Au lieu de passer son temps à s’amuser, errer sans but, la focalisation sur un projet, le fait de ne pas céder aux sirènes du plaisir immédiat, mais d’être capable de reporter son plaisir sur un futur éloigné, est un construction de l’esprit qui permet à un individu d’atteindre l’expertise, et donc la reconnaissance sociale qui va avec. C’est plus dans le paradigme dominant que l’inné qui est injuste, puisque la dotation inégalitaire ne permet pas de corriger les inégalités naturelles. Là, chacun peut, s’il travaille, devenir expert.
Dans le même sens d’analyse Scott Kaufman et James Kaufman (2011) à propos des écrivains modernes mesure qu’il faut 10 ans pour atteindre le statut d’expert. Cette analyse porte sur 215 écrivains de fiction et calcule le temps qu’il s’écoule entre leur première publication et leu meilleurs publication, il calcul une moyenne de 10,6 ans. La même étude a été faite sur les milieux universitaires, on arrive au même résultat. 10 ans, 10 000 heures. Si l’on s’entraîne tous les jours 3 heures au bout d’un peu moins de 10 ans, on obtient les 10 000 heures. Si l’on transpose au monde de l’entreprise, étant donné que l’âge moyen d’entrée dans l’entreprise est de 21 ans en France, si les jeunes se mettent dans un processus de formation à l’expertise, ils le seront à 31 ans, 10 ans pour être au sommet. Reste ensuite à le rester, là encore la pratique.
2, L’explication de la science
Il existe bien des façons d’expliquer ce phénomène, la littérature n’est pas définitive. On peut retenir l’explication du psychologue Daniel Kahneman et ses fameux deux systèmes de pensée (Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée, 2012). Le système 1 est un mode de pensée rapide, intuitif qui fonctionne de façon automatique et qui demande que peu d’effort, alors que le système 2 nécessite plus d’attention, de concentration d’effort de la part de l’individu. Naturellement, l’homme qui est fait pour utiliser le moins d’énergie, privilégie le système 1, sa zone de confort. L’idée de l’expertise est de faire passer la pratique du système 2 au système 1. Aristote l’avait dit : « l’habitude est une seconde nature » que les scientifiques appellent l’amnésie de l’expertise.
L’apprentissage conscient demande beaucoup d’énergie pour l’apprenant qui est en quête d’expertise. Il s’agit de mobiliser son attention sur une pratique nouvelle et pour se faire, il faut apprendre à désapprendre. Le système 1, instinctivement, propose une réponse, qu’il faut inhiber pour mettre en œuvre la bonne pratique, jusqu’à ce que cette pratique devienne naturelle. Le psychologue Olivier Houdé parle de « résistance cognitive ». Vieux débat qui est souvent perçu comme un arrachement. Vercors dans « les animaux dénaturés » (1952) avait ces belles formules : « L’animal fait un avec la nature. L’homme fait deux. Pour passer de l’inconscience passive à la conscience interrogative, il a fallu ce schisme, ce divorce, il a fallu cet arrachement ». Etre expert, c’est s’arracher à sa nature première, et cet arrachement doit être conscient… cela se mérite, 10 000 heures à souffrir.
Ce qui est intéressant dans l’explication de Daniel Kahneman, c’est d’introduire un niveau d’expertise. L’attention sera portée jusqu’à ce que l’apprenant considère que la performance est acceptable, et là, il passera au système 1, moins fatiguant. Savoir se donner des objectifs d’apprentissage est essentiel pour la réussite de son apprentissage. La littérature fait parfois la distinction entre le champion et l’expert. Comment devient-on un champion ? C’est une question d’intentionnalité. L’expert est celui qui veut atteindre un objectif prédéfini alors que le champion est celui qui veut progresser. L’un choisit le but, l’autre, le chemin. Autrement dit, le champion prend plaisir à toujours se dépasser, quel que soit le niveau. Deux états d’esprit différents, deux voies pour prendre du plaisir.
3, Que faut-il en penser ?
La grande critique faite au modèle d’Anders Ericsson est le fait de se centrer sur l’individu de lui faire porter la responsabilité de ses apprentissages. René Char avait cette belle formule : « Le fruit est aveugle, c’est l’arbre qui voit » (Feuillets d’Hypnos, 1946). L’individu est déterminé par des forces qui le dépassent, même s’il ne les voit pas. Mozart a un talent fou, mais il doit son succès au fait que son père Léopold Mozart fût compositeur de musique, musicien et professeur émérite de musique. Il a d’ailleurs fait de son fils et de sa fille deux talents de musique. L’environnement y est pour beaucoup et donc pas seulement la volonté individuelle. Pierre Bourdieu en avait fait le cœur de sa théorie avec la notion d’habitus, un capital culturel inconscient qui est déterminant pour l’apprendre. L’expertise est aussi culturelle.
C’est tout le travail de formation. Une fois identifiées, les évolutions stratégiques de l’entreprise, c’est le travail de transformation et de formation qui se mettent en œuvre. 10 000 heures sur 10 ans doivent avoir du sens pour ceux qui s’engagent en expertise. Aujourd’hui, en période de disruption, c’est que l’expertise elle-même se réinvente et que si la formation sait très bien former massivement quand elle connaît ses objectifs, elle est moins à l’aise avec l’agilité des objectifs. C’est la raison pour laquelle les formes de formation des experts changent, il ne s’agit plus tant de former les hauts potentiels clairement définit que de construire des communautés apprenantes pour que les pairs puissent apprendre en construisant leurs apprentissages.
Reste le travail essentiel de la formation, l’érotisation du parcours d’expertise. Construire une joie apprenante où l’essentiel n’est pas tant, comme nous l’avons vu, d’apprendre du contenu, mais de prendre plaisir à se dépasser ensemble. La raison d’être de la formation des experts est de prendre prétexte de l’expertise pour proposer un projet humain. Max Weber parlait déjà à son époque du désenchantement des collaborateurs, le travail aujourd’hui est de les réenchanter. L’expertise heureuse est un projet qui associe l’adhésion individuelle et l’aventure collective.
La fabrique des experts est un travail qui commence par redonner à l’expertise une valorisation sociale. L’expert bureaucrate au sens de Michel Crozier, doit retrouver sa fierté sociale, professional branding. Les mots ont parfois du sens. Faire des experts des amateurs, au sens étymologie, qui aiment la matière de leur expertise, et qui auront plaisir à apprendre encore et encore. Non seulement des formateurs inspirants, mais aussi faire des apprenants des ambassadeurs de leur matière. La fabrique des experts, c’est tout à la fois, la maîtrise des ars, les outils, mais aussi la création des futures innovations. L’expert devient un artisan de son expertise. Faire de l’expert une expérience esthétique.
Fait à Paris, le 09 avril 2024
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