Noël est un moment festif. Philippe Muray considère que la fête est un moment qui dit quelque chose de l’époque. L’homme contemporain est homo festivus, mieux il en fait une valeur sociale. Il est non seulement festivus, mais aussi « festivus festivus » (1999), celui qui fête la fête. Michel Maffesoli dans L’ombre de Dionysos (1982) en fait la naissance d’un individu nouveau, post-moderne. Qu’est-ce que la fête vient faire en formation ? Certains parlent de pédagogie de la fête, qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que Noel peut nous apprendre dans nos pratiques professionnelles ? La formation, doit-elle fêter Noël ?
1, Qu’est-ce que Noël ?
Noël est religieux, mais cette notion doit être élargie, si l’on suit le célèbre article de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss (« Le Père Noël supplicié », 1952). Noël recouvre un ensemble de rites, de mythes que l’on retrouve dans de nombreuses sociétés bien éloignées de la nôtre. Noël est la fête du solstice d’hiver, le jour où le jour est le plus court face à la nuit. En général, il est autour du 21 décembre (suivant les années bissextiles). De très nombreuses sociétés fêtent ce jour comme la nuit qui gagne sur le jour, métaphore de la mort sur la vie. Dans nos sociétés, « on a de bonnes raisons de supposer que l’Eglise a fixé la date de la Nativité au 25 décembre pour substituer sa commémoration aux fêtes païennes qui se déroulaient primitivement le 17 décembre, mais qui, à la fin de l’Empire, s’étendait sur 7 jours, c’est-à-dire jusqu’au 24 décembre ».
Ce n’est qu’avec la seconde moitié du 20ème siècle que la fête de Noël s’est progressivement éloignée de la religion pour devenir une fête profane. Mais une fête qui prône toujours la sacralisation, non plus du religieux, mais de la famille. C’est le passage du religieux au sacré. L’anthropologue Martyne Perrot remarquait : « Noël restaure ainsi, bon gré mal gré, chaque fin d’année, la place de chacun dans son propre réseau de parenté » (Ethnologie de Noël, 2000) avec ses rites, sa consommation, le fait d’offrir des cadeaux, de recevoir, de faire la fête. Pour accompagner cette sacralisation, plusieurs rites se sont institués. Noël est une effervescence collective. D’autres y voit la montée en puissance de la marchandisation de l’économie, comme Douglas et Isherwood (The world of goods, towards an anthropology of consumption, 1979) qui y voit une preuve de la domination et de l’aliénation à la société de consommation. D’autres encore y voit un outil de régulation organique avec une période de débordement, d’excès, où chacun se lâche, un moment d’anti-structure, de désordre qui renforce in fine la structure et l’ordre de la société.
Si l’on revient sur la famille sacralisée. La magie de Noël est une magie qui évolue dans le temps. Elle suit la recomposition de la famille que connaissent nos sociétés. La famille devient relationnelle pour reprendre le terme François de Singly, elle « crée une tension entre le besoin de liens d’interdépendance et la dénégation de ce besoin » (Sociologie de la famille contemporaine, 2005). L’individu éprouve le souci de s’inscrire dans une histoire qui le singularise dans l’ensemble de la société, un lignage qui lui confère sa propre identité. Mais il ne veut pas se perdre dans cette identité, il veut pouvoir exprimer sa propre singularité. L’individu à Noël cherche à renouer avec ses racines, mais il veut une liberté dans son déploiement. Noël devient une fête familiale, mais avec une famille pas trop pesante pour chacun.
2, Pourquoi fêter la fête ?
C’est une question que le sociologue Emile Durkheim a déjà traitée en 1912 dans « Les formes élémentaires de la vie religieuse » en abordant les liesses, les communions populaires, les fêtes et autres émotions collectives partagées en démarrant son étude par les religions. Pour lui, le sentiment religieux est une autre façon de vivre le sentiment d’appartenance à une société. Il faut des rites pour exprimer et renforcer ce sentiment d’appartenance, un sentiment d’union avec les autres. « Il ne peut y avoir de société qui ne sente le besoin d’entretenir et de raffermir, à intervalles réguliers, les sentiments collectifs et les idées collectives qui font son unité et sa personnalité ». L’émotion que génère un rassemblement collectif amène les participants à une émulation collective. Cette émulation organique est indispensable pour incarner un sentiment d’appartenance. La rationalité a besoin de l’émotion pour prendre corps dans chacun de ses membres.
Et cela va plus loin. Ces émulations collectives développent un sentiment d’autonomisation positif, un sentiment de confiance vis à vis de la vie, et même vis-à-vis des institutions sociales. Le collectif rend la personnalité, la partie intime de l’individu, positive. Aristote disait que l’homme est un animal social, il a besoin du social pour être heureux. Cette idée qui date a trouvé une nouvelle résonnance avec un article du Journal of personality and social psychology en 2015 (Páez, D., Rimé, B., Basabe, N., Wlodarczyk, A., & Zumeta, L., Psychosocial effects of perceived emotional synchrony in collective gatherings), une synthèse d’articles déjà publiés. Les résultats confirment que les rassemblements collectifs renforcent l’identité collective (la fusion d’identité et l’intégration sociale), ainsi que la performance personnelle (amélioration de l’estime de soi et les croyances sociales positives) chez les participants. L’intuition d’Emile Durkheim se trouve validée par un travail d’expérimentation. La communion émotionnelle renforce les réactions individuelles.
La fête permet de ressignifier la place de l’homme dans le monde. Roger Caillois dans « L’homme et le sacré » (1950) considère que la fête permet de revenir symboliquement au « chaos original », avec le « recommencer la création du monde ». La fête est une sorte de renaissance, un nouveau départ ensemble. Le temps festif est « une rupture dans l’obligation du travail, une délivrance des limitations et des servitudes de la condition de l’homme : c’est le moment où l’on vit le mythe, le rêve ». Juste faire la fête. Mais aussi un « monde, où il (l’individu) se sent soutenu et transformé par des forces qui le dépassent ». La fête est une façon de se renouer au monde, de se redonner un sens à sa finitude, une éthique de vie. Et surtout une force pour agir, vibrer pour exister. La fête fait les individus dans ce qu’ils ont de singulier.
3, La pédagogie de Noël, a-t-elle un sens ?
La fête est un marqueur social. C’est ce que la société dit être Bien, festivus festivus c’est faire commun autour d’un marqueur. La pédagogie est le cheminement pour atteindre les objectifs pédagogiques. Démocrite avait ce bel aphorisme : « La vie sans fêtes, c’est un long voyage sans auberges », on pourrait alors le pasticher en une pédagogie sans fêtes, c’est un long voyage sans enthousiasme. En entreprise, fêter les identités métier est un moyen pour renforcer l’identité collective, Philippe d’Iribarne parlait de la fierté du métier. Faire la fête, c’est donner une importance sociale à cette identité professionnelle et permettre ainsi à l’apprenant de communier avec les autres, et renforcer ainsi par mimétisme l’estime de soi et la force de sa propre autonomisation. Autrement dit, si l’on veut former des apprenants autonomes, il faut construire des liesses apprenantes. L’individualisation de la formation passe par une communion apprenante et une ritualisation qui la rappelle dans le temps.
Faire la fête ensemble est un processus d’émotion sociale, et les neurosciences ont montré depuis d’Antonio Damasio, L’erreur de Descartes (1994), que les émotions sont au cœur de l’apprentissage, pas juste un renforcement de la motivation ou de la capacité de travail, mais au cœur même du processus d’apprentissage. Emotion et cognition mobilisent les mêmes zones du cerveau comme l’illustrent les IRM fonctionnelles (Luiz Pessoa, Nature Review Neuroscience, 2008). Les émotions soutiennent l’attention, la mémorisation, l’encodage, la consolidation. Autrement, dit la fête n’est plus perçu comme un moment de détente, de délassement avant d’apprendre, mais comme un processus dans la mécanique d’apprentissage, la fête permet d’apprendre plus et plus longtemps.
Enfin, comme le remarquait déjà Platon dans « Les lois », la faire la fête est une façon pour chacun de se reconnecter au monde. La vie quotidienne empêche les apprenants de rester en contact avec cette sensibilité au monde. Faire la fête est une façon de rester en contact avec l’éthique de chacun. Hartmut Rosa parle de « Pédagogie de la résonance » (2022) une façon de lutter contre l’accélération contemporaine. Pour Platon, la fête est une chose sérieuse et impérative. Il s’agit d’un moment de passage entre les hommes et les dieux, c’est le moment où les hommes peuvent égaler les dieux, se transcender. Un apprentissage mécanique est un dressage, là où l’apprentissage incarné est une façon de se réaliser.
« Le monde a une faim terrible de fêtes » disait le sociologue François-André Isambert et tout particulièrement le monde de la formation. La formation est un apprentissage socialisé, ce que la société dit qu’il faut apprendre. La fête en formation est à la fois une recherche d’exaltation et un moment de complicité entre les participants. Faire la fête de la formation, c’est tout à la fois insister sur l’importance des compétences à acquérir, mais aussi le moyen de favoriser cette même acquisition, un double moyen de construire une formation authentique. Plus que jamais l’esprit de Noël doit inspirer les pédagogies tout au long de l’année…
Fait à Paris, le 20 décembre 2022
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