La formation expérientielle

par | 7 mai 2024 | Pédagogie

La formation expérientielle est à la mode, particulièrement avec l’AFEST, l’Action de Formation En Situation de Travail, lancée en 2018 ou la naissance de l’INEX, Institut National de l’Expérientiel, lancé par Alain Kerjean en 2024. S’agit-il véritablement d’un phénomène de mode ou d’un changement structurel du monde de la formation ? Pourquoi l’expérientiel prend-il une place aussi importante dans l’écosystème de la pédagogie ? Faut-il que les entreprises s’emparent de ces pratiques ou faut-il qu’elles passent leur chemin ? Que faut-il en penser ?

1, La formation expérientielle

Le terme d’expérentiel, vient d’expérience. Il aurait été inventé dans les années 60, par une traduction approximative de l’experiencing du psychologue Carl Rogers, père de la psychologie humaniste, favorisant la connaissance de soi centrée sur la thérapie non-directive, laisser la personne trouver son chemin. Mais c’est avec les années 80 que l’expérientiel est revenu à la mode sociale, au moment où l’Organisation Scientifique de la Formation entrait en questionnement, des auteurs comme David Kolb (Experiential learning, 1984), redonne une valeur nouvelle à l’expérience. La pratique a une capacité didactique, permettre aux apprenants de se construire des savoirs rationalisés directement issu du réel ou de la réalité. Plaute avait eu ce bel aphorisme : « Les faits parlent d’eux-mêmes », l’expérience parle à qui sait écouter, c’est tout le travail de la réflexivité, donner du sens aux signes. La différence entre l’expérientiel et « apprendre sur le tas », mimétisme.

Dans les auteurs majeurs, on peut citer le psychologue John Dewey (Expérience et éducation, 1938) qui publie après l’effondrement de la crise de 29 dans une période où la volonté politique était de supprimer la pauvreté massive et d’assurer une requalification massive de la population. Le paradigme est progressif, le progrès est fondé sur la pratique. Chaque individu apprend comme on fait une enquête, par questionnement, apprendre à résoudre des problèmes. La proposition psychologique s’oppose à l’époque au behaviorisme dominant. Carl Rogers compare deux types d’apprentissage (Freedom to learn, 1969) un premier « qui n’engage que l’esprit » et l’expérientiel. Cette distinction est riche de développement politique, car elle va opposer deux formes d’apprentissage : celui qui n’engage que l’esprit et la vie professionnelle, la construction des savoir d’en haut, social et objectif, contre la construction des savoirs d’en bas, individuel et subjectifs. En bon psychologue, il privilégie le subjectif qui assure l’engagement.

L’expérientiel devient dans l’idée un outil de libération des savoirs en proposant aux apprenants de construire leurs propres savoirs. A la même époque, Ivan Illich avait parlé de la « société désinstitutionnalisée » (Une société sans écoles, 1971) pour des apprentissages qui préparent à la vie, faire de l’apprenant un « auteur » de ses apprentissages. Aujourd’hui, dans une période de défiance et d’horizontalisation des structures, la proposition de remettre l’apprenant au centre de la formation devait forcément trouvée une belle résonnance dans le paradigme expérientiel. L’apprenant-roi, grâce à l’expérience, expérience réflexive, retrouve un contact direct avec le réel, ce qui n’est pas rien dans un monde en mutation où le réel ne fait plus toujours réalité. L’apprendre d’en bas permet de miser sur l’apprenant pour construire lui-même la connaissance et la compétence dont il a besoin dans sa vie professionnelle. Cette relation directe au réel est souvent décrite comme une formation « authentique ».

2, L’expérientiel, est-il si nouveau ?

Il est toujours difficile de faire une archéologie d’un concept, tant l’idée de racine est connoté socialement, comme on choisit ses racines, on se définit. Les racines sont sensibles pour ceux qui classent les idées. L’expérientiel est en germe dans bien des expériences de l’histoire de la pensée formative. On pourrait commencer par Socrate, père de la pensée actuelle détrônant Homère, « l’éducateur de toute la Grèce » (Platon). Dans Phèdre, il condamne l’écriture au profil de l’oralité. Pourquoi ? Au motif d’une absence d’incarnation dans l’écrit. Les idées écrites sont des fossiles de savoirs si elles ne connaissent pas l’expérience de la rencontre qui leur donne vie. La pensée qui n’engage que l’esprit n’a pas de sens, il faut la pratique de la rencontre. Socrate fait la distinction entre le savoir et la connaissance, le premier est social, là où le second est personnel. Son enseignement est de la connaissance, faire en sorte que l’apprenant ressente l’expérience de la « vérité » pour qu’il la fasse sienne. La maïeutique, c’est jardiner le savoir de l’apprenant, laissent grandir une beauté intérieure d’apprendre.

Il y a un savoir, une sagesse dans l’expérience. Cela nous ferait voyager dans bien des terres anciennes avec de très belles pratiques. On pourrait citer le magnifique livre de Farid al-Din Attar dans la Conférence des oiseaux (1177) avec la parabole de la connaissance. Trois papillons se proposaient de connaître une flamme qu’ils avaient rencontrée. Chacun représente une étape de la connaissance, seul le dernier aura accès à la connaissance, en fusionnant avec la flamme, être la flamme pour la connaître. Ce qui est intéressant dans cette histoire initiatique, c’est la conclusion du sage papillon : « Il a appris ce qu’il voulait savoir. Mais lui seul le comprend » (La conférence des oiseaux, Jean-Claude Carrière, 2008). La connaissance est à vivre pour être comprise, prise avec soi. L’expérience est au cœur de la connaissance dans les sagesses orientales. Et c’est cette expérimentation qui donne une authenticité au savoir, la saveur du savoir, comme le proposeront plus tard les pédagogues sensualistes. « Penser, c’est sentir » (Helvétius, De l’esprit, 1758), c’est ressentir le savoir dans l’expérience personnelle.

L’expérientiel peut trouver une profondeur historique pour donner corps à ses pratiques de formation. La formation est la forme que la société donne à un apprentissage. Tout est bon… pour un temps donné, le temps de sa vérité sociale. Le temps de la formation est devenu réflexif. « Le virage réflexif », selon Maurice Tardif, Cécilia Borges et Annie Malo (Le virage réflexif en éducation, où en sommes-nous 30 ans après Schön ?, 2012) est devenu le paradigme dominant de notre époque. Et la réflexivité doit se faire verbe sur les intentionnalités de l’apprenant, sa réalisation, ses enseignements. Cette notion de verbalisation est essentielle dans le processus. La psychologie de ses origines reprend bien l’idée que le verbe est un passage obligé. Se dire pour se mettre à distance de la situation pour mieux voir les choses, voir même porter un jugement critique au sens noble du terme et donc faire progrès personnel. Mais c’est aussi une des clés de la formation, car le verbe permet le contrôle pédagogique et social, ainsi que la construction d’une progression collective. La verbalisation est essentielle à l’expérimentation comme outil de la formation.

3, L’expérientiel et le collectif

L’expérientiel fait parler les faits. Le mathématicien français Henri Poincaré disait « Les faits ne parlent pas », il avait cette belle formule à propos de la science et qui s’applique aussi à l’expérientiel « On fait la science avec les faits, comme on fait une maison avec les pierres : mais une accumulation de faits, n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison » (La science et l’hypothèse, 1902). Pour construire sa maison, sa connaissance, il est nécessaire de raconter, d’animer les faits, au sens étymologique, donner une vie, du souffle à de l’inerte. Raconter, c’est enseigner, donner du sens aux signes. C’est le travail d’accompagnement de l’apprenant que de libérer la parole pour en faire une formation, une taxonomie, une façon de penser socialement validée. Reste à définir la nature de cet accompagnement, et les référentiels de compétences pour organiser la formation. Les différents auteurs proposent différents périmètres.

Sans arbitrer dans les querelles académiques qui ouvrent à une créativité organisationnelle, la pédagogie expérientielle doit beaucoup à la pédagogie freinésienne qui a marqué par son audace le 20ième siècle. Pédagogue communiste, voire anarchiste disent certains, il fonde sa théorie sur la liberté viscérale des apprenants avec un travail d’organisation collective fondée sur la collaboration et la coopération librement consentie dans l’action. Partir de la connaissance des apprenants pour faire savoir. Il reprend la notion d’entraide de Pierre Kropotkine (1902), ce qui donne un fondement à l’expérientiel. L’entraide est une éthique naturelle de l’homme qui permet de faire émerger un savoir collectif, comme une aventure apprenante partagée.

L’expérientiel fait un travail de socialisation pour en faire une communauté de destin, comme disait Edgar Morin. C’est le travail du responsable de formation que d’organiser cette socialisation des savoirs individualisés. Tout particulièrement à l’époque actuelle avec la tendance structurelle d’horizontalisation de la formation avec par exemple l’entreprise apprenante, l’intelligence collective ou la pairagogie. L’expérientiel s’inscrit dans cette démarche, partir de la base, la pratique, mais construire le collectif sur la base du fait de donner envie de cette aventure collective, l’érotisation de la formation. C’est le travail amont de marketing de la formation, voire de design, pour susciter l’adhésion et l’engagement des apprenants libre de leurs choix. Souvent, il manque le panache d’une promesse de formation pour entraîner la communauté apprenante. L’expérientiel n’est pas une révolution sociétale, c’est un outil nouveau au service d’un d’une pédagogie ancienne, un chemin.

Marcel Gauchet avait parlé de l’opposition entre transmettre et apprendre (2014) dans l’éducation et la formation, avec aujourd’hui une critique de la transmission des anciens et une valorisation de la découverte par les nouveaux apprenants. Chacun peut se faire sa réalité pour fédérer un apprendre ensemble autour d’un paradigme dominant. La lucidité étant de ne pas confondre la réalité qui socialise et le réel, sous peine de subir les forces de l’Empire du Bien (Philippe Muray). Mais, ce qui est intéressant dans le monde de l’entreprise, c’est qu’il existe un besoin d’opérationnalité qui s’ajoute à l’idéologie choisie, « il faut que cela marche ». Le boulanger, sait-il faire du bon pain ? Même si la notion de bon peut soulever des débats sémantiques, le pain est-il suffisamment bon pour nourrir le plus grand nombre ? Finalement, si l’expérientiel est formation, il est possible de construire une formation expérientielle, partir de la pratique opérationnelle de la formation pour en faire un savoir, une ingénierie de ses propres pratiques.

Fait à Paris, le 07 mai 2024

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