La foule, peut-on former en grande quantité ?

par | 8 novembre 2022 | Pédagogie

La foule est à mode. La Cité des Sciences et de l’Industrie lui à Paris organise une exposition du 18 octobre au 6 août 2023 : son histoire, son avenir. Les scientifiques en font un outil d’analyse, la fouloscopie avec ses chercheurs, les foulologues. La foule, peut-elle être un outil intéressant pour le monde de la formation ? Comment peut fonctionner une foule intelligente ? Quel rapport avec l’intelligence collective ? Les pédagogues, doivent-il devenir des foulogogues ?

1, Qu’est-ce qu’une foule ?

La notion de foule est née de la Psychologie des foules du sociologue français Gustave Le Bon en 1895. L’idée est assez simple, une foule d’individus hétérogènes est plus qu’une simple agréation d’individu. La foule a des facultés et une psychologie qui lui est propre. « Peu aptes au raisonnement, les foules sont au contraire très aptes à l’action ». La foule est dangereuse de par sa force et son immaturité. Il faut remettre le concept dans son contexte historique. C’est le début des mouvements sociaux violents. On peut noter que le droit de grève a été autorisé qu’en 1864 (loi Ollivier) et que les foules restaient violentes et incontrôlables. Les propagandes de masse ont poursuivi avec la même idée de foule stupide. Adolf Hitler disait que « les grandes masses sont aveugles et stupides » (Mein Kampf, 1925) d’où la politique de propagande de masse. La foule est fut négative pendant plus de 100 ans.

Le changement de statut est dû au 21ème siècle avec deux ouvrages majeurs : Les foules intelligentes d’Howard Rheingold (2005) et La sagesse des foules de James Surowiecki (2005). La foule devient positive. James Surowiecki raconte une expérience du statisticien Francis Galton en 1906, avec une foule de 787 individus qui évalue sur le marché londonien de bestiaux, le poids d’une bête. La foule évalue le poids exact, à une livre près, le poids de l’animal. La foule était devenue capable de connaissance collective. L’ironie de l’histoire est que le même phénomène a été demandé aux experts qui eux n’ont pas trouvé le bon résultat, et de loin. Autrement dit, la foule est plus efficace que les experts. La foule devient source d’intelligence collective, la foule puérile à gagner en maturité.

La classe sociale, inventée par Proudhon (1865), avait été privilégiée tout au long du 20ème siècle pour des raisons sociologiques et politiques. Mais avec l’émiettement du travail (George Friedmann, 1964) les identités collectives s’effacent au profil des identités individuelles. Et la foule reprend une dimension opératoire, la somme de singularités fait une unité éphémère. Et le social dote cet outil de tous les bienfaits, la fameuse foule intelligente.

2, La mécanique de la foule

Une fois posé le cadre de l’analyse, c’est surtout la mécanique qui est intéressante pour assurer le pilotage de la foule. La mécanique est née de deux sources complémentaires : la physique et l’éthologie. La physique a été particulièrement utilisée avec l’analyse de fluide après les incidents de la Mecque (2015) qui avaient fait 700 morts. Mais aussi pour l’étude des phénomènes d’auto-organisation avec la modélisation des dunes de sable par exemple. L’éthologie, quant à elle, a influencé la foulologie avec l’analyse des insectes sociaux, comme par exemple le très bon livre La démocratie chez les abeilles de Jane Bulleyment et Thomas Seel (2017) ou les bancs de poisson ou les colonies de fourmis.

La foule a pris une dimension opératoire avec l’émergence du crowdsourcing. Le mot crowdsourcing est né en 2006 par les rédacteurs en chef du magazine Wired. Traditionnellement, on considère que tout a commencé en 2005 lorsqu’Amazon a décidé de lancer sa plateforme en crowdsourcing pour les micro-tâches afin de soutenir les activités back-office de sa place de marché. C’est aussi le phénomène de la science citoyenne qui existe depuis longtemps Le Museum national d’histoire naturelle utilisait la foule de non-professionnels pour analyser par exemple les migrations des oiseaux, d’autres pour l’astronomie, d’autres encore pour les traductions… Le numérique a permis de mobiliser et de structurer facilement les amateurs de la foule autour d’une nouvelle forme d’organisation. C’est l’intelligence collective, comme champ relationnel.

Le psychologue Hugo Mercier va plus loin dans la mécanique et propose une théorie argumentative du raisonnement. Le raisonnement est un mécanisme d’amélioration et d’acquisition de nos connaissances. Le raisonnement a pour fonction d’argumenter, trouver des arguments convaincants et les évaluer pour savoir comment les traiter. Si l’on introduit dans la foule des moments d’argumentaire et d’échange, alors chaque personne se rapprochera d’elle-même de la solution recherchée par tous comme l’illustre l’exemple de Francis Galton. La performance collective sera optimisée, mais aussi la performance individuelle. La foule peut devenir un moment d’apprentissage et de formation individuel et collectif.

3, La foule apprenante

Le spécialiste français de la formation par les foules, Jean-Michel Cornu montre que la pédagogie des grandes communautés, plus de 100 000 personnes, est possible, à condition de faire un travail d’organisation. Ce qui fonde une foule est un commun plus ou moins conscient. Ce commun ne fait pas forcément communauté, mais peut permettre la structuration plus forte du collectif. Avec ou sans communauté, il est possible de faire formation, non pas simplement de l’information, mais de la formation pour atteindre l’objectif pédagogique préalablement défini. La foule qui suit un leader, sans interactions spécifiques, connaît une bulle de filtre, les sentiments de puissance et de validation partagée. La bulle de filtre permet de construire une identité professionnelle et un passage à l’acte favorisé par la puissance du groupe. Puissance, pouvoir faire.

Le storytelling partagé comme fédérateur d’un commun. C’est une pédagogie top down qui est fondée sur la rhétorique de l’animateur. Mais il existe une autre pédagogie, le bottom up avec plusieurs degrés de décentralisation. Il est possible d’organiser par exemple une Université métier, construire l’histoire, et de demandé à chacun de produire du contenu, le Learner Generated Content (LGC). Il est possible aussi de demander aux apprenants de devenir auteur de leur formation, pour reprendre le mot d’Ivan Illich. Les apprenants posent le problème et trouvent ensemble la réponse. Le storytelling pédagogique laisse alors la place à un storymaking pédagogique, une autre façon de voir la formation et qui assure par définition un engagement. Reste à construire cette culture nouvelle de la formation, la pairagogie avec des outils comme par exemple, le social scoring qui montre l’efficacité sociale de ce type de formation pour tous.

Enfin, le numérique est un accélérateur de la formation des foules facilitant la régulation des apprentissages. Dans la même logique, on peut aller plus loin encore. Le numérique est un outil extraordinaire pour permettre à chacun de construire sa propre foule, son profesional branding. Se repose alors pour chacun le choix de qualifier sa foule, top down, je parle et ils écoutent, bottom up, on fait des choses ensembles. Liens forts, liens faibles (Mark Granovetter, 1973) sont à structurer pour construire un espace personnel d’apprentissage et de formation. On lui reconnaît aujourd’hui une légitimité forte sur la veille collaborative, mais l’outil est ouvert pour se former tout au long de la vie avec des pairs et des experts que l’on choisit. L’apprenant devient pédagogue de sa formation. C’est une aventure sociale nouvelle qui se dessine.

La foule apprenante doit être socialisée. Et l’entreprise est un lieu légitime pour opérer cette socialisation parce qu’il existe un commun à la foule, la raison d’être de l’entreprise et l’organisation qui structure cette ambition. Le travail de formation est un travail d’acculturation, certains parlent de libérer l’entreprise, je préfère le fait de trouver de nouvelles formes de formation qui régule la circulation des grains de formation. C’est ce que certains appellent l’entreprise apprenante, reste à lui donner vie et chaque entreprise a la responsabilité d’inventer la vie qu’elle veut lui donner.

Fait à Paris, le 08 novembre 2022

@StephaneDIEB, pour vos commentaires sur Twitter

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