L’individualisation de la formation a remis en actualité la notion ancienne d’autoformation, les individus qui se forment seul. L’autoformation a son association avec l’a-graf (association du groupe de recherche sur l’autoformation) fondé par Pierre Landry il y a près de 20 ans. La formation va-t-elle laissé place à l’autoformation ? S’agit-il d’un mythe ou d’une réalité ? L’apprenant, a-t-il réellement envie d’apprendre seuls ? Et si c’est le cas, comment intégrer l’autoformation dans un projet d’entreprise ?
1, L’autoformation, est-elle un mythe ?
L’autoformation peut être définie par son étymologie, comme quoi, se serait l’apprenant qui se forme seul. Il serait autodidacte de ses apprentissages. Autodidacte, en grec celui qui est son propre maître. C’est l’homme raisonnable qui choisit son destin. Nicolas de Condorcet avait eu des mots célèbres lors de sa présentation à l’Assemblée Nationale, en 1792 : “ Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leur opinion d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d’utiles vérités ; le genre humain n’en resterait pas moins divisé en deux classes : celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves”. Faire de chaque individu le maître de sa destinée… avec une maîtrise fondée sur la raison cartésienne, soit, mais enrichie au 18ème siècle de la notion rousseauiste d’autonomie, et au 19ème siècle de la notion saint-simonienne de progrès.
L’autoformation a retrouvé à la fin du 20ème siècle une nouvelle actualité avec deux grands courants de pensée. Le premier trouve son origine dans l’ouvrage du sociologue Joffre Dumazedier “Vers une civilisation du loisir” (1962) : “le loisir est un ensemble d’occupations auxquelles l’individu peut s’adonner de plein gré, soit pour se reposer, soit pour se divertir, soit pour développer son information ou sa formation désintéressé, sa participation sociale volontaire ou sa libre capacité créatrice après s’être dégagé de ses obligations professionnelles, familiales ou sociales”. L’autoformation à des fins de plaisir, le plaisir d’apprendre sans finalité autre que l’apprentissage. Là où le second courant est celui de l’autoformation professionnel avec l’apprentissage individuel. C’est en France, le travail de Bertrand Schwartz qui proposait en 1973 une pédagogie de l’autoformation avec “l’autoformation assistée” qu’on pourrait comparer aujourd’hui l’AFEST. C’est toujours l’individu qui se forme seul, mais sous l’obligation stratégique de l’entreprise.
Que ce soit l’un ou l’autre des courants l’autoformation repose sur une idée assez précise de la définition de l’individu. L’anthropologue Philippe Descola a montré qu’il existait bien d’autre forme d’individualisation que le seul individu cartésien qu’on schématise par “je pense donc je suis”. On pourrait par exemple proposer un “tu penses donc je suis” qui permet de penser l’individu plus relationnel qu’autocentré, et bien d’autres formes. L’autoformation repose sur le paradigme de “l’individualisme radical” pour reprendre le terme de Marcel Gauchet, un individualisme fondé sur la raison. La grande innovation du 21ème siècle est l’introduction d’un individualisme rationnel fondé sur l’émotion. Comme on le voit, l’autoformation fait référence à un paradigme ou une mythologie particulière de l’apprenant. Il ne s’agit pas tant d’une réalité que d’une culture, une réalité socialement acceptée, qui permette son pilotage.
2, L’autoformation, c’est d’abord un choix collectif
L’apprenant-roi ou l’apprenant maître de ses propres apprentissages est une fiction qui permet de pilotage. Apprendre, n’est pas former. L’apprendre est une chose naturelle dont chaque homme est doté et dont il fait usage sans médiation sociale. Alors que la formation est un apprentissage socialisé, choisit par la société comme un “bon” apprentissage. L’auto-apprentissage est un pléonasme, là où l’autoformation est un choix collectif. Le 20ème siècle, héritier du 19ème siècle, est définit comme le siècle de l’Organisation Scientifique de la Formation (OSF) avec une place modeste laissée à l’autoformation. Alors pourquoi ce retour en force à la fin du siècle dernier ?
Si l’on prend une perspective plus large, on peut mettre en parallèle l’émiettement de la formation et le phénomène de déconstruction cher par exemple à Jacques Derrida où le curseur entre le collectif et l’individuel ne se fait plus comme avec l’OSF au profit du collectif rationnel, mais au profil de l’individu. Ivan Ilitch avant cette belle formule qui montre bien toute la défiance au collectif, une “Société sans école” (1971). C’est l’émergence de la “Société des individus” de Norbert Elias (1987). Ce grand mouvement reinterroge les formes de la formation traditionnelle pour inventer pour le meilleur et pour le pire une société de la formation seule, avec bien des problèmes d’acceptabilité et d’accompagnement au changement.
Cet accompagnement nécessite un prérequis, changer d’attitude à propos de l’apprenant. Aujourd’hui l’apprenant même adulte est infantilisé. L’exemple classique est celui de Jean-Paul Sartre dans la nausée : il se moquait des apprenantes qui faute de pédagogie “apprennent par ordre alphabétique”. L’apprenant ne sait pas, il lui faut donc un maître qui se trouve hiérarchisé par la société. Pour pouvoir favoriser l’autoformation, il faut réinterroger nos hiérarchies. Sortir du siècle des experts pour entrer dans le siècle des apprenants. C’est ce qu’on appelle dans la littérature “remettre l’apprenant au centre de la formation”. Tout le travail de valorisation sociale est à faire. Aujourd’hui, on ne connaît toujours pas les apprenants, ce qui en dit long sur la place qu’ils ont dans le processus. A titre de comparaison, on connaît assez bien le client… comme quoi faire de l’apprenant un client de la formation prendrait alors peut être un sens pour assurer l’autoformation. C’est un changement culturel qui nécessite une politique de transition.
3, L’autoformation, c’est ensuite un choix marketing
A force d’émietter les masses d’apprenants, se pose le problème de l’agrégation. L’entreprise n’est pas comme chez Joffre Dumazedier un lieu où chacun apprend ce qu’il veut pour le seul plaisir d’apprendre. L’entreprise est le lieu d’un engagement collectif. Et redonner la main à l’apprenant en “one to one” nécessite d’organiser le collectif, c’est le travail du marketing ou du design de formation, érotiser les formations, donner l’envie d’apprendre… dans le sens stratégique de l’entreprise. C’est la contrepartie naturelle pour assurer le pilotage du système. Le pilotage est d’autant plus facile que c’est toujours l’entreprise qui construit les parcours que ce soit sur les contenus, la taxonomie, ou les pédagogies. L’apprenant a donc doublement besoin de médiation pour favoriser le passage à l’acte.
Ceux qui ne mettent pas en place ses outils de pilotage marketing sont des personnes du 20ème siècle car il poste un postulat obsolète ; une formation qui serait raisonnablement construite pour être une “bonne” formation devrait assurer l’adhésion de tous ceux qui ont besoin d’être formé. Ce postulat qui ne fonctionnait au 20ème que grâce à une ligne hiérarchique descendante forte, ne fonctionne plus sur une ligne hiérarchique agile. Pire, les apprenants peuvent trouver cela légitime mais ne pas trouver le temps de le faire surtout en autoformation, seul face à sa formation. C’est le problème du “temps de cerveau disponible”. C’est violent d’imposer l’autoformation sans une politique de réenchantement. Sous couvert de liberté, elle fait porter la charge de la responsabilité des apprentissages socialisés aux seuls apprenants. Il est des libertés qui parfois ressemblent à des prisons.
L’autoformation n’est pas seulement une question de motivation individuelle, elle est aussi une interrogation sur nos formes de formation. S’agit-il de reproduire les formes collectives individuellement ? On peut rappeler que c’est la raison de l’échec du e-learning 1.0, l’homme seul face à la machine ne fonctionne bien en masse. Que faire des apprenant qui ont le bonheur d’apprendre ensemble, de l’échange, de l’émotion ? C’est l’enjeu des pédagogies affectives. Ce qui pose problème aujourd’hui, ce n’est pas la formation, mais la pédagogie. L’apprenant est homo festivus, il a besoin de prendre du plaisir à apprendre et un plaisir partagé par un collectif, c’est l’émergence du phénomène des communautés apprenantes qui favorisent “l’apprendre seul ensemble”. C’est aux entreprises à faire le travail d’écriture pédagogique pour que les autoformations soient de véritables aventures apprenantes.
L’autoformation pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Elle réinterroge nos vieux modèles canal historique. Elle appelle à réinventer une relation au savoir qui sorte de l’individualisation cartésienne pour laisser place à une personnalisation de la formation, étymologiquement, l’être derrière les masques sociaux. Quelles que soient les décisions prises, l’autoformation en appelle aux responsables de formation pour réinventer une nouvelle relation au savoir et d’assumer cette responsabilité qui fait sens. Cela n’a rien de nouveau puisque Pierre Bourdieu l’avait déjà noté en 1979. La question de l’autoformation reste d’abord une question de société et pas une question de personne.
Fait à Paris, le 20 janvier 2014 dans sa version originale, dernière modification le 22 novembre 2020
@StephaneDiebold