Le triangle pédagogique de Jean Houssaye, est-il encore d’actualité ?

par | 5 mars 2024 | Pédagogie

Jean Houssaye propose un « triangle pédagogique » dans l’éducation (Théories et pratiques de l’éducation, 1988) qui est souvent réutilisé en formation. Il repose sur trois acteurs majeurs : le savoir, le formateur et l’apprenant. Les pointes du triangle créent ce que l’on appellerait aujourd’hui un écosystème apprenant. Près de 40 ans après, cette théorie a-t-elle encore un pouvoir explicatif particulièrement dans le monde la formation en entreprise ? Qu’est-ce qui a changé par rapport à l’époque de sa rédaction ? En quoi est-elle encore utile à comprendre l’avenir ? Il existe plusieurs façons d’aborder le concept : soit on l’aborde par les pointes (le savoir, le formateur, l’apprenant), soit on l’aborde par les relations entre les pointes, ce qui permet de définir des relations spécifiques : la relation didactique, la relation pédagogique et la relation apprenante. Nous retiendrons cette seconde possibilité. Qu’est-ce qui change dans chacune des relations au regard des évolutions contemporaines de la formation en entreprise ?

1, La relation didactique entre le formateur et le savoir

Didactique, étymologiquement signifie enseigner, donner du sens aux signes, autrement dit choisir les signes qui seront organiser pour être enseignés. C’est la fabrique des savoirs. Il existe de nombreux signes dans le monde, comment faire le choix pour construire ses savoirs. Henri Poincaré avait cette belle formule (La science et l’hypothèse, 1902) : « On fait la science avec les faits, comme on fait une maison avec des pierres : mais une accumulation de faits, n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison ». La construction de la maison des savoirs est le fait des professionnels de la profession, Thomas Kuhn parle de paradigme dominant (La structure des révolutions scientifiques, 1962). Les personnes autorisées socialement construisent le savoir socialement acceptable et l’imposent aux autres, ce que Philippe Muray appelait « L’empire du Bien » (1991). Le savoir est historique et le formateur est le porteur de cette vérité sociale défini par d’autres.

Aujourd’hui, le monde connaît un moment rabelaisien, changeant de paradigme dominant. Nous sommes en transition entre un monde que l’on connaît qui s’éteint et un monde que l’on ne connaît pas qui s’ouvre. Le moment de transition est particulier dans la transmission des savoirs. Comme le pédagogue François Rabelais le faisait, il décrivait la satire du Moyen-Age finissant et tissait un savoir qui allait construire la Renaissance et le cartésianisme. Aujourd’hui, le savoir est désacralisé comme le montre par exemple la crise du COVID et la critique de la parole scientifique. Le social est à la contestation et la création de savoir alternatif. On assiste à une concurrence des savoirs, renforcé par le communautarisme et les filtres de bulles, qui devrait au final réimposer un nouveau paradigme dominant. Serait-ce le temps de la Renaissance numérique ?

Le savoir n’est pas la connaissance comme l’exprime Socrate dans Phèdre, où il critique l’écriture qui est une mécanisation d’un savoir intime, renouant ainsi avec Homère et les pédagogies orientalistes. Le savoir est social, c’est ce que la société dit être le Bien. Comment faire quand le Bien est en transition ? On utilise l’habitude, la mémoire de nos anciens qui nous ont ouvert le chemin, jusqu’à ce que la transformation se fasse. C’est le travail de formation que d’assurer la transformation. Comment ? En étant en veille des signaux faibles qui seront peut-être la norme de demain, en choisissant des directions face au domaine des possibles et en assurant leur transmission à l’ensemble de collaborateurs par un programme de transformation. La relation didactique se doit d’être agile dans un monde en disruption.

2, La relation pédagogique entre le formateur et l’apprenant

Pédagogie, étymologiquement, c’est l’esclave qui raccompagnait l’élève de l’école et qui l’interrogeait sur ses acquisitions. Dans la littérature, les auteurs retiennent le terme d’andragogie, l’accompagnement des hommes et non plus des enfants. La pratique a retenu pédagogie, un mauvais mot peut décrire une bonne situation. La pédagogie est le cheminement pour atteindre les objectifs prédéterminés. Tous les chemins sont bons pourvus qu’ils mènent aux objectifs. Historiquement l’Organisation Scientifique de la Formation avait défini des experts de la pédagogie, les ingénieurs, pour qu’il structure l’ordonnancement des grains de formation jusqu’à ce que la connaissance ou la compétence soit acquise. L’ingénierie pédagogique permet l’industrialisation de la formation. Aujourd’hui, la difficulté est que les objectifs sont de moins en moins précis et les référentiels de moins en moins adaptés, la pédagogie doit piloter à vue pour rester en phase avec les réalités terrain.

Il existe deux grands courants pédagogiques que la littérature oppose : celui qui part du formateur vers l’apprenant, le top down, et celui qui part de l’apprenant vers le formateur, le bottom up. Le premier insiste sur les savoirs et leur transmission et le second insiste sur l’apprenant et l’acquisition. Le 20ème siècle, le siècle des experts, privilégie le savoir faisant de l’apprenant la variable d’ajustement, alors que le 21ème siècle devient le siècle des apprenants. Tout n’est question que de vérité sociale, ce que la société dit être bien. Dans le premier cas, le formateur doit être inspirant, privilégiant des compétences rhétoriques, alors que dans le second, il doit être accompagnant privilégiant des compétences d’écoute et de maïeutique. La pédagogie est l’organisation de la relation. Quelle que soit la posture de la doctrine, les deux doivent se réinventer avec des pédagogies affectives et relationnelles.

La grande révolution pédagogique de la première décennie est la relation apprenante. Grâce au numérique, la formation peut s’inscrire dans le temps et permet de pousser des contenus spécifiques à chaque apprenant. C’est toute la politique des learner datas qui ouvrent des perspectives intéressantes avec de nouvelles évaluations fondées sur la prospective et sur le potentiel des apprenants. La deuxième décennie a été la montée en puissance de la pairagogie, la pédagogie entre pairs qui propose des pratiques d’intelligence collective et d’engagement de l’apprenant, apprenant first. Le pilotage de la pédagogie redonne la main aux apprenants, l’exemple le plus symbolique est le Handbook de Rheingold réalisé par les apprenants, reste à organiser les grains de formation. La troisième décennie qui débute sera-t-elle marquée par l’IA générative et les agents conversationnels qui augmentent la productivité des apprenants pour peu que l’on fasse pédagogie.

3, La relation apprenante entre l’apprenant et le savoir

L’apprenant face au savoir. La littérature qualifie cette relation par apprendre à apprendre qui regroupe différentes écoles de pensées. Quelle stratégie l’apprenant met en place pour apprendre ? On confond souvent apprendre et former. Le premier est naturel, l’homme est doté d’une faculté à comprendre le monde et à mémoriser sa compréhension. Le second est social, c’est ce que la société dit qu’il faut apprendre. Cette distinction pose le problème du désir d’apprendre. La pulsion d’apprendre postulé par Saint Augustin ou Sigmund Freud est assez juste, mais la pulsion de formation nécessite un politique de valorisation sociale, donner envie à l’apprenant. Le terme d’autoformation semble plus adapté (Joffre Dumazedier, Penser l’autoformation), acquérir seul les savoirs de la formation. Le web permet l’accessibilité à des contenus gratuits de très bonne qualité, la barrière à l’accès tombe, reste le désir, vouloir apprendre ce que l’on ne connaît pas encore.

De nombreux pédagogues proposent un autre axe de développement de la relation apprenante. Apprendre à apprendre signifie former les apprenants à conscientiser leurs apprentissages, on parle de métacognition, en faisant l’hypothèse que l’apprenant doit savoir comment il apprend, ce qu’il apprend. Le focus est mis sur le processus d’apprentissage plus que sur la matière apprise. L’idée est celle du « maître intérieur », l’apprenant doit être maître de ses apprentissages en toute connaissance de cause, rationaliser l’acte d’apprendre. On peut noter deux axes : le savoir sur les apprenants n’est qu’abstraction théorique, il semble qu’il faudrait construire une véritable connaissance de l’apprenant avant de lui demander d’apprendre à se connaître lui-même dans ses pratiques et le second axe est que tout comme il n’est pas nécessaire de connaître le fonctionnement d’une voiture pour conduire son véhicule là où on le désir, il n’est pas nécessaire de se connaitre pour apprendre à se former. Faut-il apprendre à apprendre ou seulement apprendre ?

D’autres proposent le fait que l’apprenant seul face à des savoirs de plus en plus accessible peut se former sans le formateur, le savoir est formateur. Que peut-on en dire ? Le formateur, comme le savoir, est une construction sociale, l’apprenant a besoin du social pour entrer en société tout particulièrement pour la formation professionnelle. C’est tout le travail d’érotisation des savoirs et des apprentissages, pour motiver l’apprenant à apprendre librement des savoirs validés socialement. Il est là aussi des formes à inventer ou à réinventer. Le marketing et le design de la formation sont des domaines prometteurs. C’est le rôle des entreprises de proposer des politiques de motivations. L’exemple des communautés apprenantes est parfois intéressant pour utiliser la pairagogie, le Learner Generated Content ou tout autre outil pour stimuler les désirs d’apprendre autour d’un commun. Le travail d’organisation des apprenants est essentiel pour assurer leur mobilisation. Les communions apprenantes sont la réponse à l’émiettement, l’individualisation de l’apprenant. L’apprenant est un animal social.

Si l’on reprend la théorie de la falsifiabilité de Karl Popper (La logique des découvertes scientifiques, 1934) un outil est utile tant qu’un autre ne l’a pas remplacé plus efficace. Le Triangle de Jean Houssaye est non seulement encore utile mais surtout il est ouvert à la prise en compte des évolutions contemporaines. Les outils de la théorie pédagogique ne sont utiles que s’ils sont agiles. Et le gros avantage de cet outil est sa notoriété, il est connu aussi bien des professionnels de l’ancien monde que du nouveau. On pourrait dire bien des choses encore… les relations doivent être pensée dans les deux sens si le savoir nourrit l’apprenant ou le formateur, l’apprenant ou le formateur peut nourrir le savoir. L’apprenant nourrit le formateur. Cela donne une dynamique encore plus forte. Un outil n’est jamais neutre, mais son intérêt reste surtout dans l’usage qu’on veut en faire, mais là c’est une autre question.

Fait à Paris, le 05 mars 2024 @StephaneDIEB pour vos réactions sur X (

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