L’écriture est une histoire ancienne. Elle est née à Sumer 3 300 ans avant Jésus-Christ. Sa vocation était dès le départ politique et social, mais cela a permis une innovation pédagogique majeure, grâce à la diffusion des tablettes, des rouleaux, des parchemins d’assurer la propagation des savoirs dans une nouvelle dimension que celle de l’oralité. Puis, l’écriture manuscrite s’est transformée avec l’écriture imprimée, et aujourd’hui, en écriture numérique. Existe-t-il une différence entre les écritures ou se valent-elles toutes ? Pédagogiquement, que penser de l’écriture canal historique, la feuille et le stylo, s’agit-il d’une relique d’un autre monde ? Les neurosciences nous ouvrent des perspectives nouvelles sur la place de l’écrit dans l’apprendre… Que faut-il en penser ?
1, L’écriture numérique vs l’écriture manuscrite
Dès le commencement Socrate, dans Phèdre, était contre l’écriture manuscrite contre ce filtre social qui séparait l’homme de son réel par l’artifice d’un écrit artificiel et désincarné. L’argument est toujours intéressant et d’actualité pour nourrir la réflexion des sciences de la formation (https://affen.fr/pedagogie/quest-ce-que-socrate-peut-apprendre-a-ledtech/). Mais l’écrit, c’est aussi un travail d’écriture, prendre le temps de la calligraphie, cet art de former des caractères pour leur donner du sens. Que disent les neurosciences sur la relation entre l’écriture et l’apprendre ? Si l’on regarde les pratiques de prise de note, elles se font très majoritairement par le biais de l’ordinateur. L’écriture devient numérique. S’agit-il de la fin de l’écriture manuscrite ? Qu’est-ce que cela change dans la pratique de l’apprendre ?
Dans un article récent, 2014, les cognitivistes, Pam Mueller et Daniel Oppenheimer proposent trois études sur la comparaison entre les effets de l’écriture manuscrite et l’écriture numérique dans la prise de note des étudiants (https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/0956797614524581). Le regard est original dans la démarche et surtout dans les résultats. La prise de note sur ordinateur est beaucoup plus efficace que la prise de note manuscrite. Les individus tapent deux fois plus de mots que lorsqu’ils le font à la main. La fluidité de la saisie numérique renforce la nécessité de son usage. Mais, et c’est là l’intérêt de l’étude, en même temps l’individu qui écrit de façon manuscrite profite de sa lenteur d’écriture pour synthétiser, réfléchir sur ce qu’il écrit, et au final mieux comprendre. L’étude montre que ces derniers obtiennent de meilleurs résultats aux tests finaux.
L’étude pose la question de la finalité de l’outil : s’agit-il simplement de prendre des notes avec une posture agentique, la mécanique de la répétition, ou de commencer le processus d’apprentissage au moment de la transcription de ce qu’ils ont entendu ? D’autres études avaient déjà montré que l’écriture manuscrite permettait de développer la mémoire procédurale, celle des savoir-faire, des habiletés gestuelles, des automatismes inconscients. D’autres encore de la concentration, faire des gribouillages, renforce la concentration et l’image ainsi construite renforce la mémorisation visuelle. Une image est 5 fois plus mémorisée qu’un texte. L’écriture manuscrite pose la question du temps de l’apprendre : s’agit-il de prendre des notes sur le moment et comprendre ensuite, ou, de profiter de la prise de note pour en faire un moment apprenant ? Le temps est un choix social disait Hartmut Rosa, quel temps pour apprendre ?
2, L’écriture et l’apprendre
Le temps de l’écriture manuscrite est un temps apprenant, plus l’on prend le temps d’écrire plus l’apprentissage est fort. Dans ce cadre, il est plus intéressant d’utiliser davantage les stylos-bille, avec la fameuse invention de Bic, que des feutres qui glissent sur la feuille réduisant ainsi l’apprentissage. Si le stylo accroche un peu, ce n’est que mieux. On peut d’ailleurs remarquer que le choix de l’outil d’écriture est aussi un arbitrage : choisir une plume d’oie ou de canard, la coupée régulièrement pour garder sa finesse d’écriture et la trempée pour écrire devient un avantage apprenant majeur. Les fournitures scolaires revêtent un caractère particulier dans la construction des apprentissages.
De façon plus générale, l’écriture est un outil d’externalisation de la mémoire. Le fait de sortir de sa mémoire pour un stockage externe n’est pas neutre comme nous l’avons vu avec la question de l’amnésie numérique (https://affen.fr/pedagogie/lamnesie-numerique-sonne-t-elle-la-fin-du-mobile-learning/). Le cerveau qui externalise libère de la capacité interne et sa plasticité réutilise cette capacité libérée pour apprendre autre chose. C’est la thèse de Michel Serre, l’externalisation ouvre à une nouvelle liberté de pensée. La difficulté tient au fait que l’homme pense avec ce qu’il a chez lui, par exemple la nuit le cerveau recompose la mémoire de travail pour non seulement la consolider, mais surtout de la réécrire en fonction des besoins. Ce qui est hors de l’esprit ne participe pas à cette cognition. L’externalisation est donc un appauvrissement de la pensée de l’homme au moins sur la matière extériorisée.
Le travail de mémoire est important, car il est celui qui construit le regard que nous avons sur les choses. Pour comprendre le monde il faut le biaiser, le synthétiser sous forme de concept de plus en plus abstrait pour pouvoir faire danser les idées. L’hypermnésie par exemple est une entrave à l’intelligence faute de pouvoir agréger nos informations. A se souvenir de trop de détails, on finit par ne pas comprendre le sens des choses. Cette agrégation est aussi une possible capacité de création, l’analogie permet d’associer deux idées pour faire du sens. Or, si l’on externalise l’information, elle n’est plus traitée par notre cerveau. L’information externalisée doit nécessairement construire une nouvelle relation entre celle interne et celle externe.
3, L’écriture et l’écosystème apprenant
L’écriture est un outil au service de l’apprentissage. Comme tout outil, il faut le mettre en perspective de son écosystème et de sa finalité. La prise de note comme outil de répétition est un outil agentique, au sens de Stanley Milgram, qui fait de l’apprenant une casse enregistreuse de la connaissance. Cette désincarnation ne donne pas de valeur à l’action elle-même d’autant que la machine peut très bien le faire. Combien de personnes enregistrent les cours ou les conférences pour les réécouter après ? Il s’agit de séparer l’action de capter l’information et celle d’apprendre ? Aujourd’hui, les outils de transcriptions sont suffisamment élaborés pour produire automatiquement la vidéo, l’audio et le texte.
Mieux les agents conversationnels de type Copilot sont capable de faire le travail de synthèse pour nous sortir ce que François Rabelais appelait « la substantifique moelle ». L’intelligence artificielle générative est capable de faire notre travail d’agrégation nous dégageant encore davantage de temps de cerveau disponible. C’est un gain de productivité important, l’IA générative peut lire tout ce qu’un individu moyen ne peut pas humainement lire, et en faire une connaissance personnalisée en fonction des requêtes de l’apprenant et de mon historique. La machine devient une aide intime à la pensée. Et cela, beaucoup mieux qu’un humain. Se pose la question de l’apprendre, pourquoi apprendre, prendre avec soi lorsqu’il suffit de télécharger le savoir ?
L’enregistrement externe pose deux types de question : le traitement de l’information et des savoirs par la machine, et le souvenir de cette mémoire qui n’est pas la nôtre. La première question est celle du savoir qui est une taxonomie sociale. Depuis que le savoir est savoir, il est extérieur à la personne, c’est la raison d’être de la formation. Rien de nouveau. Ce phénomène reprend la critique socratique de l’écriture manuscrite, la différence entre la connaissance qui est intime et le savoir qui est social. La seconde question est plus importante, car si l’information est accessible à tous, encore faut-il que l’individu sache qu’elle existe et qu’il aille la chercher. Là encore la machine pourra faire le travail en poussant du contenu, mais à force de laisser la machine augmenter notre performance, se pose la question de l’autonomie des apprenants.
L’écriture ou mieux encore la prise de note est un épiphénomène dans le processus de formation et pourtant si l’on tire le fil, c’est tout l’avenir de la formation qui est interrogé. Si l’autonomie de l’apprenant reste un objectif social important, il devient alors nécessaire de réinventer une autonomie assistée, où la créativité de l’homme peut se faire différemment pour garder cette liberté. On ne demande pas à un chauffeur de voiture de connaître le fonctionnement mécanique de la voiture, mais on lui demande de choisir la route et les modalités de conduite. Et même si demain la voiture devient totalement autonome, l’autonomie de l’homme sera celle de choisir sa destination et de faire du temps de transport un usage réinventé. Comme quoi en formation comme ailleurs le vrai talent de l’homme n’est pas dans sa performance, mais dans sa capacité à s’inventer et à se réinventer.
Fait à Paris, le 12 décembre 2023 @StephaneDIEB pour vos commentaires sur X (ex-Twitt