Le monde est entré dans un moment schumpetérien, où la créativité prend une place particulière. La créativité sociale est un atout majeur, elle assure le développement de la productivité, au moment où la France est en panne, mais d’où vient cette créativité ? L’entreprise, a-t-elle la capacité de former à la créativité ou s’agit-il d’une dotation propre à chacun ? Sommes-nous tous égaux devant la créativité ? L’entreprise peut-elle devenir un agent de créativité ? Que penser de cet atout qui souvent fait défaut ? Quelle est la position des neurosciences dans ce domaine ?
1, Qu’est-ce que la créativité ?
La créativité est concept assez récent. On peut retenir la définition du psychologue américain Sarnoff Mednick en 1962 qui fait de la créativité une capacité mentale personnelle qui consiste à associer des éléments existants pour former de nouvelles combinaisons qui présentent une valeur sociale. La créativité est une imagination opérationnelle. Cette compétence est montée en puissance à la fin du 20ème siècle, pour en faire une référence essentielle en ce début de 21ème siècle : être capable de générer des idées nouvelles qui répondent aux défis que l’individu et l’entreprise rencontrent. Dans un monde en disruption, la créativité semble une bonne réponse. Les neurosciences ont décrypté les circuits de la créativité.
Emmanuelle Volle, neuroscientifique à l’Institut du Cerveau de Paris, propose une étude intéressante. En 2019, elle analyse avec son équipe 29 personnes qui présentaient des lésions cérébrales spécifiques. (https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0003448718303810?fr=RR-2&ref=pdf_download&rr=7c84ba321e73d564). Elle leur fait passer 2 tests. Elle demande au premier groupe de trouver un lien entre 3 mots qui ne sont pas habituellement associés, comme par exemple, « attache », « peur », « social »… la réponse est « lien ». Il s’agit d’associer des idées pour construire une cohérence. C’est ce qu’on appelle la pensée convergente. Cela permet de mettre en évidence tout à la fois un processus d’association d’idée et un processus de contrôle pour sélectionner les bonnes réponses. Pour le deuxième groupe, on lui demande un exercice d’association d’idées, comme par exemple « le premier mot qui lui vient à l’esprit ». C’est ce qu’on appelle la pensée divergente. C’est ce qui met en évidence le relâchement du contrôle, le vagabondage des idées par association d’idées.
Cette expérience met en évidence le fonctionnement de la créativité. Les personnes ayant des lésions entre le cortex frontal et le cortex pariétal gauche ont du mal à résoudre le premier exercice, car leur circuit de contrôle est endommagé. Une personne qui répondrait « choucroute » montrerait qu’il n’existe pas de contrôle, pas de pensée convergente. Alors que dans le second exercice, les personnes qui ont des lésions entre le cortex frontal et le cortex frontal moyen n’ont que des réponses stéréotypées, pas de libres vagabondages, pas de pensée divergente. Ce double mouvement est constitutif de la créativité. Certains vont plus loin comme Emmanuel Sanders et Douglas Hofstadter font de la créativité le cœur même de la pensée (L’analogie, cœur de la pensée, 2013).
2, Peut-on apprendre la créativité ?
Le psychologue américain, Roger Beaty de l’Université d’Etat de Pennsylvanie, (https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/29339474/) a utilisé, en 2018, l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) pour étudier 163 personnes qui s’engagent dans une pensée divergente. Il s’agissait de trouver en 12 secondes plusieurs usages possibles à des objets courants comme par exemple le trombone. Il a mis en évidence l’activation de trois réseaux : le réseau exécutif responsable de la concentration ; le réseau de l’imagination, responsable des rêves ; et, le réseau de saillance fortement lié comme le précédent à l’émotion, responsable du tri parmi les stimuli internes et externes, entre ceux qui sont significatifs et ceux qui ne le sont pas. La créativité repose sur ces 3 réseaux. Il s’agit de mixer les informations internes et externes, de les confronter aux expériences du passé, de favoriser la création d’images nouvelles et de sélectionner celle qui semble acceptable. La créativité dépend du lien entre le cortex frontal et le reste du cerveau.
La pensée divergente est favorisée par la prolifération des idées, c’est ce qu’on appelle la connectivité, c’est-à-dire le nombre et l’intensité des connexions entre le cortex frontal et le reste du cerveau. Plus les connexions sont intenses, plus cela favorise l’émergence des idées nouvelles. De nombreuses études ont montré que la relation est particulière. Regardons une sur la créativité dans le free jazz (https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/32114150/) : les chercheurs ont mesuré l’activité électrique du cerveau par électroencéphalogramme (EEG) de 32 guitaristes de jazz avec des novices et des expérimentés. Le résultat montre que les guitaristes expérimentés sont plus performants dans leur création et utiliser plus leur intuition inconsciente alors que les novices utilisent un processus plus conscient. L’expérience de la créativité, et l’entrainement au free jazz font une différence. Autrement dit, la créativité s’apprend avec le temps et la pratique.
On ne doit pas pour autant surinvestir la créativité. Hervé Platel, Professeur à l’Université de Caen, avait constaté qu’il n’était pas nécessaire d’être intelligent pour être créatif. « La créativité n’est pas forcément liée à l’intelligence, et il n’y a pas d’intelligence spécifique à la créativité. Les résultats du test QI chez certains créatifs ne montrent pas forcément des scores très élevés. Le niveau d’études non plus ne suit pas forcément la courbe de la créativité. Certains montrent même qu’une personne qui a un niveau BAC + 3 peut faire preuve de plus de créativité que les profils qui ont fait des études très poussées » (Radio France, 2016). Le niveau d’études très élevé de par la standardisation de la connaissance peut être un frein à la créativité. La créativité est une pratique particulière.
3, La pédagogie de la créativité
La créativité est une compétence personnelle, il s’agit donc de permettre à chacun de construire sa propre performance créative. Le cerveau aime la routine il est donc nécessaire de lutter contre cette tendance naturelle à économiser au maximum son fonctionnement. On peut rappeler que le cerveau consomme à lui tout seul 20 % de toute la consommation énergétique du corps humain alors qu’il ne pèse que 2 % de notre corps. La créativité est énergivore, sauf à en faire une routine. Le designer Philippe Stark se réservait des plages horaires 2 fois par semaine pour s’adonner à la créativité, le reste du temps c’était plutôt la communication et le management qui absorbait tout son temps. Pour s’entrainer à la créativité, il s’agit de faire quelque chose d’inhabituelle, comme par exemple rencontrer des personnes différentes de notre zone de travail : un artiste, un vigneron pour un cadre supérieur de la finance. Cela développe la connectivité neuronale et favorise ainsi l’analogie des images et des idées.
La pédagogie propose des rencontres apprenantes, comme par exemple, les learning expeditions qui sont des outils utilisés dans l’acculturation pour changer son regard. Marcel Proust disait : « Le vrai voyage, ce n’est pas de chercher de nouveaux paysages, mais un nouveau regard ». Cultiver sa curiosité en explorant des mondes nouveaux est particulièrement utile dans l’étape d’idéation. Il s’agit bien d’une pédagogie pour faire émerger des connaissances ou des compétences. Trouver des animateurs passionnés et travailler ensuite sur l’analogie collective. La construction du château de Versailles pour parler de la posture du manager. Le monochrome de Kasimir Malevitch pour parler de la disruption. Le numérique et l’immersion favorise encore le processus de créativité. C’est le grand retour de la connaissance, la culture générale, brasser des idées nouvelles pour structurer des associations innovantes. A condition d’organiser des moments de créativité.
Certains proposent de travailler sur les conditions environnementales de l’apprenant à la créativité. Par exemple, Thomas Andrillon, chercheur à l’Institut du cerveau de Paris, propose de somnoler ou de faire des microsiestes pour trouver des solutions originales. Sur 103 volontaires, il leur propose 60 problèmes, il constitue 2 groupes un complètement éveillé et un qui se détend 20 minutes dans une salle noire pour être entre le sommeil et l’éveil, avec une méthodologie particulière. Après la pause, le second groupe travaille sur 330 nouveaux problèmes et les chercheurs comparent avec le groupe sans pause : le groupe sans pause résout 31 % des problèmes contre 83 % pour ceux qui ont fait une pause. La créativité, c’est aussi une organisation qui met en valeur cette pratique. Alors, faut-il organiser des salles de sommeil dans les entreprises pour stimuler la créativité ? Comme on le voit la question est culturelle. Peut-on payer des collaborateurs à dormir, même s’ils sont plus productifs ?
La question de la formation à la créativité est intéressante car elle répond à la question plus large des softskills en entreprise. C’est la problématique de la porosité entre la vie personnelle et la vie professionnelle. La créativité est personnelle. Jusqu’où l’entreprise peut former sur la personne ? Sur des bases scientifiques éprouvées, l’entreprise pour améliorer la performance de ses collaborateurs pourrait leur expliquer comment bien se nourrir, comment bien dormir, comment faire du sport, de développer leur relation, y compris intimes. Jusqu’où peut-on aller ? C’est le travail de socialisation et d’acceptabilité. La montée en puissance de la personne face à l’individu, l’horizontalisation des organisations nécessite de faire un travail de taxonomie et d’érotisation de cette taxonomie autour d’un dialogue social. Comme quoi le responsable de formation a de beaux jours devant lui, à condition de s’engager dès aujourd’hui dans une politique de formation créative.
Fait à Paris, le 22 mai 2023
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