Qu’est-ce que les neurosciences apportent à la formation ?

par | 6 avril 2021 | Pédagogie, Sciences

La science et la formation sont une vieille histoire. Mais, c’est en 1888, que le scientifique espagnol Santiago Ramon y Cajal découvre le neurone, et cela change le regard que la science porte sur l’apprentissage, qui est alors devenu neuronale avec la neuropédagogie. D’autres préfèrent le terme de neurosciences cognitives ou de sciences cognitives… mais, n’entrons pas dans cette querelle sémantique pour garder à l’esprit que les neurosciences sont une démarche spécifique, comprendre la mécanique du cerveau. Ce qui est très bien illustré par l’ouvrage de Stanislas Dehaene, “Apprendre, les talents du cerveau, le défi des machines” (2018). Alors que la formation est un apprentissage socialisé, il y a bien apprentissage, mais aussi, et surtout, socialisation. C’est ce que la société nous dit qu’il faut apprendre pour “bien apprendre”. Les neurosciences, ont-elles quelque chose à apporter à la formation, et particulièrement à la formation en entreprise ? Dit différemment, au-delà du buzz word et de la mode de la découverte scientifique, qu’est-ce que les neurosciences peuvent apprendre au monde de la formation ? C’est ce que nous allons le voir avec deux exemples particuliers : la mémoire et les émotions. 

1, Qu’est-ce que les neurosciences disent de la mémoire ? 

La mémoire a une place particulière dans l’apprentissage. C’est le fameux par cœur. Qui a longtemps été l’outil premier du savoir. Déjà, Aristote faisait polémique avec Hippocrate, lorsqu’il affirmait que les pensées venaient du cœur, d’où le fameux “apprendre par cœur” qui a été longtemps un mantra de la formation. Les sophistes, étymologiquement, les sachants, on dirait aujourd’hui, les experts, considéraient que la mémoire était la base à la formation avant d’en faire usage dans la rhétorique. Même au Moyen-Age, ce que Michel Serre appelait “l’ère des troubadours”, ces derniers était capables de réciter de mémoire un livre complet. Les neurosciences s’intéressent beaucoup à comprendre cette mécanique mnésique. Comment le cerveau imprime le monde en soi ? Le 19ème siècle a identifié de nombreuses énigmes, que le 20ème tentera d’expliquer. Comme par exemple, l’amnésie de Korsakov (1889), un homme qui ne se rappelait que de son passé, mais n’imprimait plus le présent. Cette énigme a été résolue en 1957 par William Scoville qui a découvert la fonction de l’hippocampe et mis en évidence le processus de consolidation si utile à la compréhension de la mémoire, passer de la mémoire à court terme à la mémoire à long terme. Près de 70 ans après, le temps de la science n’est définitivement pas celui de l’entreprise. 

En matière de mémoire, le 20ème siècle repose sur deux modèles majeurs : celui de Santiago Ramon y Cayal (1894) dit le modèle structuraliste, car la mémorisation change la structure du cerveau en développant par exemple les synapses qui entourent les neurones ; et le modèle de Richard Semon (1904), dit fonctionnaliste, qui s’intéresse au souvenir avec la trace mnésique qui circule dans le cerveau. Aujourd’hui, les travaux de Sumusu Tonegawa (2019) montrent que cette trace mnésique est riche d’interrogations. Le cerveau imprime le monde au-delà de ce qui est imaginable, le problème n’est pas tant l’impression du monde, comme on l’a longtemps cru, mais le souvenir, le rappel de cette impression. C’est une autre façon de regarder la maladie d’Alzheimer, il ne s’agit plus d’une absence d’impression, de consolidation à long terme, mais d’une absence de souvenir. Comme quoi sur un concept aussi important pour l’apprentissage, tout est à faire. 

Un des rêves serait d’être un apprenant hypermnésique, qui retiendrait tout ce qu’on lui apprend. C’est ce que l’écrivain, Jorge Luis Borges, a exploré en 1942 dans sa nouvelle sur Irénée Funès, un hypermnésique qu’il avait rencontré. Et sa conclusion est sans appel : à trop augmentée la mémoire, on finit par diminuer la pensée. Si l’on capitalise trop de contextualisation de la situation avec moult détails, il devient difficile de structurer sa pensée, de nombreux travaux pensent que le sommeil par exemple, permet au cerveau de s’extraire du détail pour ne mémoriser que l’essentiel, le concept, la taxonomie beaucoup plus agile pour favoriser la pensée. Ce qui donne un éclairage nouveau, de la citation de Montaigne, “mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine”. La mémoire se réinvente par les neurosciences, et c’est sans aborder le sujet des mémoires numériques, avec son externalisation, comme jadis le livre à révolutionner l’apprendre des troubadours. 

2, Qu’est-ce que les neurosciences disent des émotions ? 

Les émotions sont la grande innovation du 21ème siècle dans le monde de la pédagogie. Et les neurosciences ont leur mot à dire dans la mécanique de l’émergence et de la raison d’être des émotions. Le grand neuroscientifique spécialiste des émotions est Antonio Damasio, qui revient dans L’erreur de Descartes (1995) sur la segmentation raison/émotion qui avait bien facilité la vie des pédagogues. L’émotion est au cœur de la survie de l’espèce, ce qu’il appelle l’homéostasie et l’émotion guide inconsciemment la raison par l’intermédiaire des sentiments, qui lui-même construit la pensée. Dans “L’ordre étrange des choses” (2017) il va plus loin puisque cette force vitale est renforcée par une force de bien-être, augmenter son bien-être serait principalement une force naturelle et non culturelle. Mais la grande nouveauté est le retour en force des sensualistes dans la pédagogie, comme Claude-Adrien Helvétius (18ème siècle) avec “penser, c’est sentir”. Faire que les formations soient ressenties par les apprenants. 

Les émotions du point de vue des neuroscientifiques, ont ouvert d’autres chantiers en formation. Paul Ekman (1971) a donné un corpus théorique à la sémiologie et estime qu’il y aurait 10 000 micro-signaux qui permettent de repenser la relation, particulièrement avec les fameux neurones miroir découvert par Giacomo Rizzolatti (1996) et qui permettent de lire les actions, les pensées, et même avant que l’autre ne les pense. Cela réinterroge toutes les compétences relationnelles avec des écoles comme celle de la synergologie qui est une école française. C’est le “nouvel inconscient” pour reprendre le livre de Lionel Naccache (2006) qui s’invite dans la formation. On peut rappeler que par histoire sociale, la formation était consciente et rationnelle, cette porosité scientifique réinterroge bon nombre de frontières. Faut-il former inconsciemment ? 

Enfin, l’émotion et l’inconscient scientifique ouvre à bien des interrogations. Steven FINKEL avait montré que les bactéries apprenaient, or, ce qui est particulièrement intéressant, c’est que les bactéries n’ont pas de système nerveux, apprendre n’a pas besoin de la conscience. Et c’est sacrément iconoclaste. La formation ne serait pas culturelle mais naturelle, comme la culture elle-même. Et cela ouvre de nouveaux champs, comme la culture animale que l’on a acceptée à partir des travaux Kinji Imanishi (1952) ou même la culture végétale, autrement dit tout un champ nouveau d’apprentissage qui est moins ethnocentré et qui ouvre des découvertes fondamentales dans la relation humaine dans l’entreprise. Reste à socialiser les découvertes que la science propose. La vérité scientifique n’a que peu à voir avec la vérité sociale, même si cette dernière peut s’inspirer des reflets de la science. 

 3, Qu’est-ce que les neurosciences nous disent ? 

Peter Gardenfors a écrit un ouvrage passionnant, “Comment l’homme devient sapiens ?”, en 2007, mais qui garde toute son actualité. Il réinterroge notre définition de l’homme avec une question qui sort du commun : pourquoi les chimpanzés, nos cousins dans le buisson de l’espèce, ne jouent-ils pas aux fléchettes ? Et pour ceux qui ne se sont jamais posés la question, la réponse est… faute d’avoir un bon simulateur neuronal. Un ordre donné au muscle prend entre 200 et 450 millisecondes de transmission, avec un simulateur qui anticipe le mouvement cela prend 70 millisecondes, cela permet une plus grande réactivité et une plus grande précision après un peu d’entraînement. Ce simulateur permet d’ouvrir les théories de l’esprit aux mondes intérieurs, à un niveau jamais atteint par aucune espère. Ce que Fernando Pessoa appelle les “voyages immobiles”, cette façon de découvrir des mondes sans avoir à bouger, apprendre. 

Que peut-on en dire ? La pensée d’un moment est prisonnière du moment de la pensée. Le cerveau d’aujourd’hui est un ordinateur, avec une mémoire vive, une mémoire morte, … avec du stockage d’informations, de la circulation de données, … En Egypte antique, les théories considéraient l’esprit comme le Nil, avec ses crues, ses cascades, ses turbulences à la source, sa quiétude à la fin, … Chacun pense avec ce qu’il a pour ranger ses idées.  C’est ce que Thomas Khun appelle en science un paradigme dominant (1962), tous les scientifiques mean streams pensent ainsi, une vérité sociale qui n’a de valeur que la société du moment. 

Pour illustrer la notion de paradigme, on peut parler du très beau livre Nick Chater, “Et si le cerveau était bête ?” (2018). Le paradigme dominant considère le cerveau comme un monde intérieur avec la très belle phrase de Corneille dans Cinna “Apprends à te connaître, descend en toi”, il faut creuser, là où pour Platon il faut sortir de la Caverne. Tout en profondeur. Nick Chater, personnage illustre dans le domaine des neurosciences, prend un autre parti pris, celui de l’absence de la profondeur. Il reprend l’expérience de Michael GAZZANIGA (1977) qui avait un patient dont les deux hémisphères n’étaient plus reliés. Il lui dit de se lever (cerveau droit) et il se lève, et lorsqu’il est debout, il lui demande pourquoi (cerveau gauche), logiquement, il n’avait pas de réponse, mais il dit qu’il allait se chercher un jus de fruit. Le cerveau n’a pas creusé, il a fonctionné pour trouver une solution cohérente, peu importe la solution. Et comme il tourne très vite cela donne l’illusion de la profondeur, mais la réalité est un simulateur à vide. Il faut du sens, quel que soit le sens. C’est là une belle opportunité pour comprendre l’engagement, donner du sens quel que soit le sens. N’est-ce pas en principe le rôle de l’entreprise que de donner un sens collectif, quel que soit le sens ? 

“Science sans conscience n’est que ruine de l’âme” disait Rabelais. C’est ce que la formation apporte aux sciences un sens socialement accepté. Avec une remarque sur la perspective scientifique, la science construit des perspectives autoréalisatrice. Et au final, ce qu’elle disait s’en trouve réalisé. CQFD. Et les scientifiques peuvent conclure qu’ils avaient raison. Il faut donc se méfier de la science et donc aussi des neurosciences pour éviter des dictatures scientifiques absurdes. La science n’est qu’une “construction de l’esprit” (Edgar Morin) pas plus et pas moins. Ce que les sciences apportent à la formation, c’est une validation, si la science le dit… mais, il y a autre chose, indispensable pour que la science soit formative, c’est ce que les anciens appelaient la métis, cette compétence opérationnelle qui permet de rendre sociales toutes les théories abstraites.  Comme quoi, bien heureusement, la science a encore besoin de l’homme pour la faire entrer dans l’entreprise. 

Fait à Paris, le 05 avril 2021 

@StephaneDiebold 

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