L’AFEST, l’Action de Formation En Situation de Travail, est née de la loi du 05 septembre 2018, pour la liberté de choisir son avenir, et de son décret d’application du 28 décembre 2018. Elle a pour vocation d’introduire la situation de travail dans le parcours de formation. 6 ans après le lancement de ce dispositif, il est temps de se poser pour penser cette démarche pédagogique. L’AFEST se différencie de l’apprentissage « sur le tas » par la pratique de la réflexibilité des apprentissages, faire en sorte que l’apprenant conscientise ses apprentissages. La réflexibilité est au cœur de l’AFEST. Alors, que faut-il en penser ? L’AFEST, est-elle un outil aussi révolutionnaire que semble en dire certains auteurs ? Quel doit être d’avenir d’un tel dispositif ?
1, Aux origines de la réflexivité
Le concept de réflexivité trouve son origine chez le philosophe Jules Lagneau. Il définit la réflexivité ainsi : « Cette méthode est à la fois expérimentale par son point de départ qui est l’observation, et rationnelle par sa nature propre » (Fragments, 1898), l’observation et la rationalisation de l’observation. Pour remettre en perspective, au même moment, Frederick Taylor pratiquait l’Organisation Scientifique du Travail à la Bethlehem Steel depuis près de 10 ans, le rationalisme était scientifique. Citation pour citation, René Descartes avait cette belle formule, « je pense, donc je suis, dans la forteresse de mon esprit » (Méditations métaphysiques), l’apprenant réflexif est celui qui observe dans la forteresse de son esprit et qui rationalise ses observations. La réflexivité canal historique postule l’apprenant cartésien enfermé dans le monde de la raison rationalisante.
C’est avec les années 80 que la réflexivité a pris sa dimension contemporaine. Il existe plusieurs auteurs majeurs, mais la littérature retient souvent le pédagogue Donald Schön avec son ouvrage « Le praticien réflexif, comment les professionnels pensent en action » (1983) qui propose une didactique professionnelle, autrement dit une nouvelle façon de construire les savoirs… dans l’action. Faire devient un acte de formation à condition de s’interroger sur sa façon de faire. La réflexibilité pour comprendre, au sens étymologique, prendre avec soi. Le rôle de l’animateur consiste à accompagner la construction personnelle de ce savoir. On peut remarquer que pour Donald Schön, il existait « un savoir caché dans l’agir professionnel » (Le praticien réflexif, à la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, 1993). Il renoue avec le courant de la pédagogie herméneutique, un parcours initiatique qui s’inscrit dans le temps pour découvrir le savoir derrière les apparences de l’action.
« Le virage réflexif », selon Maurice Tardif, Cécilia Borges et Annie Malo (Le virage réflexif en éducation, où en sommes-nous 30 ans après Schön ?, 2012) est devenu le paradigme dominant de notre époque. La réflexivité est devenue une des vérités sociales, ce que la société dit être vraie de notre époque. Il oppose le savoir social construit par les experts et la pratique sociale des apprenants. Le savoir d’en haut s’oppose au savoir d’en bas. Et le savoir d’en bas retrouve sa légitimité. Edgar Morin avait cette belle formule, c’est « le retour de l’esprit sur lui-même via le langage » (La méthode, 1986), la conscientisation par le verbe. Permettre aux apprenants de trouver les mots pour se dire et se dire dans l’action de ce qu’ils font. Rationaliser son action pour en faire un savoir extérieur, permettre aux apprenants de transmettre leurs pratiques, apprendre à commenter le spectacle qu’ils vivent. Ceux qui critiquent s’interrogent : peut-on être acteur et critique en même temps ? C’est tout l’enjeu de la réflexivité.
2, La réflexivité émotionnelle
L’idée de réflexivité réinterroge sur ce que l’on met derrière les idées et les pratiques. Si l’on reprend une analyse radicale au sens premier du terme, revenir aux racines de l’idée, on peut citer « le maître intérieur » de Saint Augustin et le « je pense donc je suis dans la forteresse de mon esprit » de René Descartes. L’individu de sa forteresse de l’esprit pense raisonnablement le monde. Une des critique majeures est que l’apprenant est prisonnier de sa raison. Et bien, Antonio Damasio le libère avec sa théorie de la conscience (1999), l’erreur de Descartes (la raison des émotions, 1994) est de penser la pensée hors de la forteresse du corps, il propose Spinoza (Spinoza avait raison, 2003) qui écrivait : « l’amour n’est rien d’autre qu’un état de plaisir, la joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure ». L’émotion inconsciente permet parfois de penser le monde avec le sentiment plus ou moins conscient pour agir. L’inconscient neuronal permet de penser le monde dans une raison corporelle. Certains parlent de raison sensible.
Qu’est-ce que cela change ? Si la définition de la conscience de l’homme change, la conscientisation change aussi. L’idée de conscientiser par le verbe alors change aussi de perspective. Il existe d’autres outils de conscientisation que le verbe, cela ouvre des perspectives possibles. Hartmut Rosa parle de pédagogie de la résonance (2022) ; la résonance, un autre regard sur la raison. Les pédagogues sensualistes retrouvent une oreille sociale dans cette période de transformation. L’émotion inconsciente est capable de donner des explications non-verbales, particulièrement efficaces pour régler des situations particulières. La verbalisation prive du lien entre l’émotion et l’apprentissage sensible. On ne sait pas bien comment l’intégrer au paradigme dominant, mais déjà les pédagogies affectives montrent leur efficacité dans les processus d’apprentissage, de compréhension ou de mémorisation. Apprendre sans conscience est un pan de la formation qui s’invite dans le domaine des possibles.
Le savoir-raison verbalisé est un outil à la disposition de l’apprentissage, mais pas le seul. En faire le seul savoir, c’est se priver du savoir-émotion, comme levier de la conscientisation. La notion de vérité sociale, paradigme dominant, est, par définition inquisitrice, étymologiquement à la recherche des déviances pour les supprimer. Philippe Muray parlait de l’Empire du Bien (1991), la société qui impose ce qu’elle pense être le Bien. La raison raisonnante a eu son heure de gloire, particulièrement avec l’OST qui utilisait les experts pour renforcer la domination du paradigme, et faire des apprenants des enfants, ceux qui se taisent dans leurs apprentissages. Le temps réinterroge cette réalité, ce que la société dit être vraie afin de fédérer l’ensemble des apprenants autour de son projet. Mais, le réel parfois fait immersion dans cette réalité, l’obligeant à se réinventer particulièrement en période de disruption. Le verbe lui-même est en interrogation, sans revenir à la controverse des Universaux opposant les nominalistes et les réalistes, les nominalistes ont bien compris la place du verbe et des idées. Apprendre à se dire, ne doit pas nous faire oublier la limite des mots et l’ouverture aux apprentissages sans mots. Se priver de la réflexivité sensible serait se priver de notre capacité à être plus humain. Une nouvelle réflexivité est à construire.
3, La réflexivité relationnelle
L’AFEST qui est historiquement un modèle de réflexivité rationnelle doit être aussi émotionnelle pour tenir compte de l’évolution sociale de la définition de l’homme. L’homme est homme, et chaque période donne sa définition pour porter un projet social. Après l’homme raison, l’homme émotion, une autre définition de l’homme émerge pour enrichir le paradigme, c’est l’homme-relation qui se traduit dans la formation par l’ère du savoir-relation (L’ère du savoir-relation, François Durpaire et Béatrice Mabilon-Bonfils, 2014) en proposant des modalités nouvelles de réflexivité qui s’inscrivent bien dans l’esprit de l’AFEST. Le formateur n’est plus un transmetteur de savoir, mais un relieur, un facilitateur, un « ambianceur » disait Philippe Muray. La relation devient un espace de co-construction des savoirs.
Il existe bien des façons de penser cette relation apprenante. Pour ma part, j’aime bien l’effet Pygmalion, cet artiste qui avait tellement bien sculpté la beauté qu’il était tombé passionnément amoureux de sa statue. Aphrodite, touchée par cet amour transforma la statue en être humain pour donner corps à cette réalité. En 1968, Robert Rosenthal et Lenore Jacobson mettent en évidence le caractère scientifique de la démarche sur les apprenants. Marcel Pagnol avait bien résumé la situation dans un de ses ouvrages : « Dès que les professeurs commencèrent à le traiter en bon élève, il le devient véritablement ; pour que les gens méritent votre confiance, il faut commencer par la leur donner » (Le temps des amours, 1977). Comme on voit les apprenants, ils sont, particulièrement avec le regard des personnes en autorité. La réflexivité est aussi ce que l’apprenant voit dans le regard de l’autre, au-delà des mots, dans les intentions non dites, c’est le travail des neurones miroirs, voir ce que l’autre nous dit sans rien nous dire.
Se construire dans le regard de l’autre, c’est un changement de paradigme majeur. Il transforme le « je pense donc je suis » en « tu penses donc je suis ». C’est la réflexivité dans la forteresse de l’esprit qui se transforme en communion apprenante. Comment cela peut-il se traduire ? La littérature montre la montée en puissance de la notion de la proximité dans la relation apprenante. Le sujet est intéressant. Ce qui compte ce n’est pas tant la flèche du progrès individuel qui permet de former par sublimation d’un plaisir futur, mais la proximité d’un plaisir immédiatement partagé, et ce quelle que soit la chose partagée. La proximité de l’autre est légitimée dans le fait d’apprendre, l’autre prend une place nouvelle. La réflexivité devient un moment où l’on rencontre l’autre, Emmanuel Levinas parlait d’épiphanie du visage comme éthique première (1982), une nouvelle éthique. La liberté d’apprendre n’est plus dans la solitude, mais dans le choix de ses relations. L’AFEST devient un outil pour refaire du lien social, de l’humanité reliée.
Que l’AFEST soit rationnelle, émotionnelle ou relationnelle, ou un mixte, la réflexivité devient un outil qui s’enrichit ou non de nouvelles dimensions dans la construction des savoirs. Si la réflexivité est devenue une vérité sociale auprès des professionnels de la profession, il est intéressant de voir l’écart qu’il existe entre ceux d’en haut et les réalités du terrain. Michel Houellebecq l’a écrit, « la carte n’est pas le territoire » (2010), et ce peut être une occasion de construire différemment les savoirs d’en bas et les savoir d’en haut, c’est tout l’enjeu de l’intelligence collective. Finalement, les professionnels pourraient profiter de l’AFEST pour réinterroger les formes de leur savoir, une réflexivité sur leurs pratiques de l’AFEST. L’AFEST de l’AFEST voilà une idée qui pourrait rapprocher la carte et le territoire.
Fait à Paris, le 30 avril 2024
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