Petite histoire de la pensée formative

par | 30 mai 2023 | Ma catégorie

La pensée est une construction de l’esprit disait Edgard Morin, Niels Bohr parlait de « danse de l’esprit », une grâce dans l’ordonnancement des idées, une esthétisation des mots. La pensée permet de construire des fictions sociales, que Thomas Kuhn appelle paradigme dominant pour ce qui s’impose aux autres, pour en faire une vérité sociale, une vérité qui assure qui a le pouvoir. La formation reprend ce type de pensée qui s’impose pour en faire disait Pierre Bourdieu une reproduction de pensées dominantes, Philippe Muray parlait d’Empire du Bien. Et le bien change suivant les époques, c’est tout l’intérêt du temps long. La formation connaît un de ces moments, un moment rabelaisien, quittant notre Moyen-Age pour entrer dans une nouvelle Renaissance. L’Organisation Scientifique de la Formation s’en va et laisse la place à un nouveau paradigme qui est virtuel, mot du Moyen-âge qui veut dire étymologiquement qui porte en germe, en devenir, qui n’est pas encore. Ce moment est celui d’une révolution culturelle, « que cent fleurs s’épanouissent », une parenthèse où « tout est bon » comme disait Paul Feyerabend, à condition de « regarder d’un peu loin » (Italo Calvino, Le baron perché), l’histoire nous permet cette perspective, redonner de la profondeur à la pensée du présent. Laissons l’histoire nous emporter…

1, La fiction de l’individu ou l’individu apprenant

L’individu est comme son étymologie latine le montre ce que l’on ne peut pas diviser, autrement dit la brique élémentaire d’un système. L’individu dans l’Antiquité n’avait pas tout à fait la notion que nous lui donnons aujourd’hui. C’est Saint Augustin qui dans « La Cité de Dieu » aborde son sens contemporain : « La raison humaine conduit à l’unité » et cette unité fait de l’homme son « maître intérieur » doté de raison. Ce qui permettra à René Descartes, plus de 1 200 après, d’écrire son fameux « je pense donc je suis dans la forteresse de mon esprit », l’individu est un fortin qu’il faut protéger dans l’histoire de la pensée. Le paradigme cartésien en fait le cœur de son système.

Les philosophes des Lumières étoffe le paradigme, particulièrement Jean-Jacques Rousseau avec « Emile ou de l’éducation » (1762) où il propose une pédagogie dont le but est l’autonomie de l’individu, étymologiquement lui permettre de construire ses propres lois, son maître intérieur. Et pour faire éducation, étymologiquement à tirer hors de soi, élevé l’individu pour en faire un individu autonome, éclairé. Les savants, les sachants tirent les apprenants qui ne savent pas, jusqu’à ce qu’ils sachent. C’est une pédagogie verticale qui libère dans la construction de l’autonomie. Et cette autonomie est essentielle dans le paradigme pour que l’individu puisse conclure un contrat social qui organise l’ensemble de la société.

Le travail d’organisation individuelle est une pensée révolutionnaire. Il s’agissait de renverser l’ordre établi qui était plutôt corporatiste. L’individu est une façon de déconstruire l’ordre social ancien. Reste à réinventer cet homme nouveau qui existe déjà dans le christianisme, mais c’est au 19ème et 20ième siècle que les grands mouvements structurant, pour le meilleur et pour le pire. En 1964, Georges Friedmann parlait déjà d’émiettement de la formation, ce qui de déconstruction en déconstruction a permis l’émergence de la « Société des individus » (Norbert Elias, 1987). La formation en miette individualise sa relation apprenante, et le numérique autorise cette massification, un autre contrat social de la formation peut émerger, dans une politique de « One to one ».

2, La fiction de la rationalité ou le rêve de l’apprenant rationnel

L’apprenant est naturellement rationnel, émotionnel et de nombreux qualificatifs supplémentaires. Il est culturellement dépendant de la bonne forme de formation. La culture occidentale a construit la première césure culturelle avec Parménide, et sa lecture par Platon. La bonne formation est rationnelle, et la raison est un chemin qui nous éloigne de l’opinion, la doxa, pour nous ouvrir à la Vérité. La conséquence en est le rejet de la poésie du champ de la formation, pas de résonnance de la pédagogie (Hartmut Rosa, 2022), seule la raison prime. Et Homère, le « grand éducateur de la Grèce », est sorti du monde de la bonne formation. Max Weber dans « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme » (1904) parle du paradigme de « la rationalisation générale de l’existence ». Saint Simon parlait de « remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses » dès le 19ème siècle. La réification de l’apprenant et de la chose apprise.

Seul compte ce que Thomas Khun appelle « la voie droite de la raison », pas de détour, ou d’amusement, étymologiquement errer sans but. Le saint simonisme rajoute la science dans l’équation de la raison et c’est la montée en puissance de gens qui savent, les scientifiques. C’est l’autoritarisme de ceux qui savent face aux ignorants qu’il faut conduire sur le chemin du savoir qui libère, à terme. La formation saint-simonienne se fait au nom de la « fraternité » comme le rappelle l’ingénieur Michel Chevalier. Il y a du paternalisme pour permettre aux nouvelles générations de faire leur part. Au début du 20ième siècle, cela donna l’Organisation Scientifique de la Formation, où les experts de l’expertise définissent en amont le contenu et les modalités de transmission et les organisations font appliquer. C’est la formation de ceux qui parlent d’en haut et l’organisation pyramidale permet la transmission en bas avec la formation de masse.

La contrepartie de cette réification, c’est comme le disait ce même Max Weber le « désenchantement » du savoir. La société infantilise l’apprenant adulte, étymologiquement l’apprenant sans parole pour lui permettre en contrepartie de profiter du progrès social qu’amène la science. Il s’agit d’un contrat social au sens de Jean-Jacques Rousseau. Bernard de Chartres disait que nous sommes des nains assis sur les épaules des géants, ce qui nous permet de voir plus loin. Mais l’ascenseur social s’est bloqué, la déconstruction a parlé fort et le modèle devait se réinventer. Marx parle de réification des hommes et de la fétichisation des objets. Cela se traduit par le besoin de redonner de l’appétence sociale à la formation, le marketing de la formation, redonner de la saveur savoir. Certains parlent même aujourd’hui de design de la formation, redonner de l’émotion, de l’envie à la formation. En un mot, comme disent les sociologues, érotiser la formation (Michel Maffesoli, Homo eroticus, 2015).

3, L’émergence de la fiction de la personne apprenante

L’idée de l’individu maître du fortin de son esprit, qui est à la base de la verticalisation de la formation, est en questionnement. La société est entrée en défiance et elle a besoin de beaucoup plus d’agilité faute de savoir où aller. C’est le moment de l’émergence de la personne apprenante. Personne vient du latin qui signifie masque, c’est l’être derrière les masques sociaux. L’individu laisse la place à la personne, le changement en a été dans un premier temps par l’émergence de l’émotion dans les parcours apprenant, l’émotion vient enrichir la raison, le changement est énorme. C’est la fin de l’unicité de l’individu moderne, car la personne est plurielle, certains disent post-moderne, la personne est évanescente, c’est le retour de la poésie de chacun dans la structuration sociale. Arthur Rimbaud disait « Je est un autre » dans cette très belle formule. C’est la fin d’un modèle « un homme, çà s’empêche » disait Albert Camus. Reste à définir socialement la personne, il semble que la figure montante soit l’homme relationnelle. L’aphorisme cartésien laisserait la place à un nouvel aphorisme : « tu penses donc je suis ».

La conséquence de cette personnalisation est l’émergence du communautaire, du « Nous » qui remplace le « Je », le numérique favorisant cette émergence. Il s’agit d’inventer une autonomie nouvelle autour de l’attachement. Le fortin fermé peut devenir un espace de partage, d’entraide disaient certains. Un nouveau paradigme émerge, la foule devient intelligente (Howard Rheingold, 2005), et la formation fait émerger de nouvelles formes comme la pairagogie, l’apprentissage de pairs à pairs, d’apprenant à apprenant. La proximité apprenant favorise l’apprentissage. L’apprenant devient adulte, il doit parler, s’engager autour d’une politique de Learner Generated Content (LGC) qui va jusqu’à faire des apprenants non pas des acteurs de leurs apprentissages, mais pour reprendre le mot d’Ivan Illich, des « auteurs » de leurs apprentissages. L’expert laisse la première place à l’apprenant. Le 21ème siècle commence comme le siècle de l’apprenant-roi.

Cette horizontalisation de la formation ouvre des pensées nouvelles dans le paradigme dominant. Certains y voient sur le modèle libertarien et/ou libertaire une anarchie de la formation. Anarchie doit être entendu au sens d’Elisée Reclus, « un ordre sans Etat », autrement dit sans une institution qui parle d’en haut. C’est par exemple la philosophie des commons ou celle des tiers-lieux qui ont beaucoup à apporter à la régulation sociale horizontale. Apprendre ensemble, seul ensemble. Emmanuel Levinas dit que l’autre m’appelle, et c’est dans ma réponse que j’apprends, on retrouve une lecture de Socrate. La proximité, la communion devient apprenante. Quels que soit les choix sociétaux, l’intérêt de l’horizontalité de la formation, c’est qu’elle règle un problème majeur, la motivation. L’apprenant est un animal social, la pédagogie devient l’organisation de cette « cristallisation » pour faire de la formation des aventures collectives, des moments à vivre.

Quelle place l’entreprise peut-elle avoir dans cette formation nouvelle ? Si l’apprenant est créateur de valeur formative, reste à organiser des lieux où l’apprentissage est ritualisé et protégé afin de libérer l’engagement. C’est le travail de marketing, connaître les apprenants, et leur proposer un engagement projectif ou opportuniste qui leur fasse sens, qui les fasses rêver. L’entreprise est le bon niveau pour mobiliser les apprenants autour de sa stratégique à condition d’organiser ces communautés de destins. La formation doit redevenir homérique, épique, avec une ambition… autrement dit, l’entreprise se doit d’écrire un storytelling qui permettent à tous et à chacun de devenir fière de porter les couleurs du savoir. Une nouvelle page qui s’écrit.

Fait à Paris, le 30 mai 2023

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