Nous vivons un paradoxe : jamais l’humain n’a été autant relié, et pourtant, jamais il ne s’est senti aussi seul. L’inflation des connexions a engendré une nouvelle forme d’isolement collectif. La formation connaît le même phénomène : l’accès au savoir n’a jamais été aussi facile gratuitement et pourtant les apprenants ne profitent pas de ces opportunités pour apprendre. Sheena Lyengar remarquait que plus l’individu a du choix, moins il choisit (Sheena Lyengar, The art of choosing, 2010). L’apprenant a besoin de la communauté pour apprendre. Et pas n’importe quelle communauté, une communion apprenante. Qu’est-ce qu’il y a derrière ce nouveau wording, un effet de buzz ou une autre façon de faire de la formation ? Qu’est-ce que cela change pour l’entreprise de choisir une communauté apprenante ou une communion apprenante ?
1, Les communautés apprenantes
L’origine de la notion de communauté apprenante est traditionnellement attribuée à Etienne Wenger, sociologue de la formation, avec sa notion de « communauté de pratiques ». Il la définit comme « un groupe de personnes qui partagent une préoccupation, un ensemble de problèmes ou une passion pour un sujet, et qui approfondissent leur connaissance et leur expertise en interagissant régulièrement » (Communities of practise, learning, meaning and identity, 1998). Wenger introduit une formation horizontale, apprendre de ses pairs : les apprenants partagent leurs trucs et astuces, résolvent des problèmes ensemble, ou collaborent sur leurs pratiques. L’apprentissage est ancré dans le faire, la pratique partagée.
Cette notion de communauté est parfois critiquée pour ne pas rendre compte de la réalité des organisations. Ces critiques portent sur le fait qu’il s’agisse d’une contre-culture, un autre paradigme de pensées qui ne tient pas compte des enjeux de pouvoir inhérent à l’organisation comme la hiérarchie, les inégalités des membres ou leurs intérêts divergents. Alessia Contu et Hug Willnott critique cette vision bisounours de la communauté (Organization science, 2003). Les rapports sociaux influencent les dynamiques d’apprentissage, les nier, c’est inventer une fiction alternative de bienveillance partagée. Quelles que soient les critiques, on doit reconnaître à Etienne Wenger d’avoir introduit la notion d’engagement dans la formation, non plus la simple motivation individuelle. L’apprenant ne fait pas que participer à une communauté, il s’implique, il apprend en agissant, en interagissant, en contribuant à la production de sens et de savoir au point de faire de son engagement une identité en acte.
Il distingue trois éléments constitutifs d’une communauté de pratique : l’engagement mutuel entre membres, l’entreprise commune qui relie les participants, les répertoires partagés entre les membres. Le savoir circule entre pairs fondé sur la réciprocité et la co-construction, plutôt que la classique verticalité. Le numérique va accélérer ce phénomène. Déjà Marlene Scardamalia et Carl Bereiter parlait de « coélaboration de connaissances » (Computer support for knowledge-building, 1994) : il ne s’agit plus d’améliorer les connaissances et les compétences existantes, mais de créer des connaissances complètement nouvelles. Le développement du mobile learning en 2007 va ouvrir un levier de croissance aux communautés apprenantes et leur corolaire la pédagogie des réseaux sociaux.
2, Le besoin de communauté pour apprendre
Les communautés apprenantes sont une réponse à un problème sociologique de l’apprenant : « L’homme entouré d’une foule, mais souvent privé de communauté » (Zygmunt Bauman, Liquid modernity, 2000). L’individu postmoderne est hyperconnecté, mais « désaffilié ». Robert Castel analyse la désaffiliation comme un processus de rupture du lien social, où l’individu se retrouve isolé à la marge des collectifs d’appartenance comme le travail, la famille ou la communauté (Les métamorphoses de la question sociale, 1995). La société des individus, chère à Norbert Elias (1987) se traduit par un émiettement de l’apprenant qui se retrouve seul pour apprendre. Or l’apprenant à besoin du « Nous » pour apprendre ou au moins avoir envie d’apprendre.
Le numérique n’a fait que reproduire cet émiettement apprenant. La création de la relation apprenante qui se développe à partir de 1981 propose de relier l’apprenant à la diffusion du savoir, cette relation est devenue interactive, lui permettant de produire lui-même du savoir. Le numérique de par sa puissance de calcul permet d’évaluer et optimiser l’individualisation. L’adaptive learning se propose de pousser le contenu qu’il faut au moment où il le faut, personnalisation extrême de la relation apprenante. Mais cette gouvernance des apprentissages se traduit par un émiettement des apprenants, la liberté dans l’isolement ou la transformation dans la désaffiliation. Bernard Steigler rappelait que la personnalisation algorithmique détruisait la synchronie symbolique de l’apprentissage partagée : « Ce qui se perd, c’est le temps commun de l’esprit » (Prendre soin, 2008).
Face à cette désaffiliation, renaît un besoin de proximité. Les individus recherchent la chaleur du lien, de la présence. Le lien rationnel, standardisé, désincarné laisse place à un besoin de lien émotionnel : appartenir, sentir, vibrer ensemble. « Le lien social n’est pas seulement rationnel ou contractuel, il est aussi et surtout, sensible » (Michel Maffesoli, Le temps des tribus, le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, 1988). L’apprentissage individuel a besoin du collectif, mais sur une transmission inspirante. Dans le apprendre ensemble, c’est d’abord le ensemble qui compte. Le savoir devient learner experience, une incarnation émotionnelle partagée. « Le lien social, c’est la vibration d’un sentiment commun, pas l’addition de profils connectés ».
3, Les communions apprenantes
La matrice de la formation moderne est une certaine vision de la société : une somme d’individus unis par des intérêts utilitaires. La communion apprenante est un retour à la communauté non celle des seuls intérêts, mais celle des tribus (Michel Maffesoli, Le temps des tribus, 1988), des communautés soudés non par le but, mais par l’émotion, la proximité du moment. La communion apprenante est un lieu d’apprentissage où le savoir est généré par l’expérience immédiate et les interactions affectives entre les membres. L’émotion ancre la mémoire comme l’ont montré les travaux de nombreux neuroscientifiques comme Antonio Damasio. L’émotion devient un levier pédagogique de formation pour l’apprenant, une learner experience.
La communauté apprenante doit s’organiser autour de la communion. L’animateur ne doit pas avoir une « parole paranoïaque » pour reprendre une terminologie maffesolienne. Le terme paranoïa vient du grec para, à côté de, et noos, l’esprit, l’intellect : c’est un discours qui se positionne au-dessus, une parole judicative ou verticale qui diffuse la bonne parole dans la société. Ce que Philippe Muray appelait « l’Empire du bien » (1991). Face à cette parole qui sait, il existe une parole « matutinale » «qui naît avec le monde qu’elle décrit » (Michel Maffesoli, La parole du silence, 2016), une parole horizontale. C’est une connaissance impermanente qui est incarnée par et pour l’apprenant, un savoir sensible. Hartmut Rosa parle de « la pédagogie de la résonance » (2022).
La création de ce territoire apprenant nouveau est un lieu où le savoir a de la saveur partagée. « Communier, c’est se reconnaître dans le même symbole » (Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, 1960). Former, c’est faire adhérer l’apprenant à une expérience symbolique partagée avec des gestes, des récits professionnels. La culture métier est un bon symbole pour l’entreprise, il ne s’agit pas d’accumuler des compétences, mais de partager des histoires de transformation. Le travail de pédagogie est de construire ses histoires et d’animer la circulation de ce commun qui sert de fondement à l’identité professionnelle, ce qui est identique symbolique aux membres. La communion apprenante, c’est donner un sens sensible commun aux choses. Michel Maffesoli parle de « raison sensible » (Eloge de la raison sensible, 1996). La formation, qu’elle soit rationnelle ou émotionnelle, c’est ce qui nous relie, c’est le sens que l’on donne ensemble au monde.
L’entreprise est le lieu de cette histoire qui devient une histoire rationnelle, émotionnelle et relationnelle mise au service d’une stratégie. Gilbert Simondon parlait de la formation comme un processus d’individuation collective. « Le transindividuel est ce qui relie les êtres à travers la médiation du sens, constituant la société comme réalité collective » (L’individuation psychique et collective, 1989). La formation comme communion apprenante, c’est bien plus que le partage d’un savoir, c’est une manière de faire société, cultiver un sentiment d’appartenance, une expérience du commun qui redonne un sens et une éthique à l’apprenant. Tout un programme qu’il faut mettre en pédagogie lui donner vie, une vie incarnée dans la réalité du moment.
Fait à Paris, le 04 novembre 2025
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