LES FONDAMENTAUX DE LA FORMATION
Qu’est-ce que le droit de la formation ? Depuis plus d’un demi-siècle, le droit de la formation, branche du droit du travail oscille entre protection du travailleur et rationalisation du marché du travail. Si la loi de 1971 demeure son acte fondateur, le débat reste toujours d’actualité. Le droit de la formation, est-il un droit subjectif, une obligation collective ou une fiction juridique pour l’économie ? Historiquement, le droit de la formation s’est construit dans le sillage du Préambule de la Constitution de 1946, qui proclame l’égal accès de l’adulte à l’instruction et à la formation professionnelle. Pourtant, ce principe n’a trouvé son mode opératoire qu’au prix de compromis entre les acteurs sociaux. Alain Supiot notait que « le droit social n’est pas né de la loi, mais de la résistance à la loi du marché » (Critique du droit du travail, 2018). Quelles sont les doctrines et les controverses qui fondent le droit de la formation ?
1, Le statut du droit de la formation
Le préambule de 1946 fonde la légitimité d’un droit de la formation, mais celui-ci reste longtemps une simple déclaration d’intention. Sous la IVème République, la formation professionnelle est pensée comme un instrument de reconstruction nationale et de promotion sociale. La loi du 3 décembre 1966 organise la formation des adultes sans créer de droit subjectif. Autrement dit, la loi n’accorde pas à un individu un droit subjectif opposable devant un juge, il s’agit plus d’un principe de politique publique, sans recours. « La formation des adultes fut un objet d’Etat, ont un objet de droit » (Pierre Benoist, Histoire de l’éducation, 2007). Les dispositifs de l’époque, cours du soir, promotion ouvrière, formation syndicale, relevaient d’un paternalisme d’Etat. Il s’agit plus d’une éthique sur la formation qu’un véritable droit. Alain Supiot parle de « pré-droit », une volonté publique et pas d’un droit subjectif opposable.
Avant 1958, la France était encore dans une démarche de reconstruction marquée par des politiques de formation dispersée, en 1958, la France adopte une planification fondée sur le Commissariat au Plan et la DATAR : prévoir les besoins de main-d’œuvre, adapter les qualifications à la croissance, Trente Glorieuse, et intégrer la formation dans une stratégie économique nationale. La formation cesse d’être un outil social pour devenir un levier de planification économique. L’Etat intervient par la planification et la norme administrative, mais toujours sans droit opposable, toujours période de pré-droit. La pratique de la formation précède la reconnaissance juridique par la norme. Dans le sillage de la planification, émerge des mouvements sociaux : syndicats, éducation populaire, universités ouvrières qui réclament une formation pour émanciper. L’explosion de Mai 68 devient une convergence de ces deux mouvements, ce qui conduira aux Accord de Grenelle et à l’ANI du 9 juillet 1971, puis la loi Delors.
Depuis cet époque, la question reste ouverte et politique : la formation, est-elle un droit de l’individu ou une prérogative de l’employeur ? La doctrine juridique peine à définir un statut de la formation. Certains juristes parlent de « droit faible » entre le droit du travail et la politique éducative. L’école des positivistes juridiques, ceux qui considèrent que le droit ne se définit que par les règles effectivement posées par l’autorité publique et non par des valeurs morales ou sociales, considère que le droit social ne pouvait exister avant 1971, faute d’une norme obligatoire et opposable explicite. A l’inverse, la doctrine sociale, comme Alain Supiot ou Pierre Benoist soutient qu’il existait déjà un pré-droit, un champ normatif en gestation, annonçant la juridisation future. Alain Supiot parle d’un « droit qui s’ignore comme tel ». Tous sont d’accord pour dire l’importance de la loi de 1971.
2, L’institutionnalisation de la formation
La loi du 16 juillet 1971, portée par Jacques Delors marque une rupture historique. Elle fait de la formation, on parlait alors de promotion sociale ou d’éducation permanente, une obligation nationale et impose aux entreprises une contribution minimale. Elle introduit aussi un congé individuel de formation, le CIF, véritable innovation que Jacques Delors présentait comme une « seconde révolution scolaire ». La doctrine souligne une ambiguïté : « Le droit à la formation est à la fois émancipateur et intégrateur ; il libère et il assujettit » (Antoine Lyon-Caen, Droit social, 1973). Cette tension fondatrice irrigue tout le droit de la formation. Le juriste Antoire Lyon-Caen insiste sur sa fonction d’équilibre entre un mouvement d’autonomie et de subordination, autrement dit entre un progrès social, une liberté et une contrainte.
Le CIF a une place particulière dans de droit à la formation, il est la première brique d’une politique d’individualisation du droit. Cette individualisation repose sur deux motivations : briser le raisonnement dominant de la classe sociale, la formation des ouvriers par l’émiettement apprenant et choisir une politique de transformation centrée sur l’individualisme émergent. Le salarié devient une « entrepreneur de sa compétence » (Alain Supiot, Critique du droit du travail, 2018). L’individu devient entrepreneur de lui-même, soumis à la logique d’adaptation permanente. Le droit de la formation se transforme en droit à l’adaptabilité. « La formation s’éloigne du droit social pour rejoindre le management des ressources humaines » (Michel Miné, Le droit de la formation, 2021). Les réformes de 2018 parachèvent ce basculement : France Compétences centralise la régulation, les OPCO remplacent les OPCA, Qualiopi introduit une logique de certification.
Gilles Auzero dénonce une « industrialisation de la formation » (Droit social, 2020). Il s’agit pour lui non d’un progrès, mais d’un désengagement progressif de l’Etat et d’une technicisation du droit. Les notions de mobilité professionnelle, mentionnés à l’article L6111-1 du code du travail, et d’employabilité, article L.6321-1, ne sont pas des droits, mais des finalités. L’usage de ses notions traduit l’imprégnation du vocabulaire économique dans le droit. Francis Kessler résume : « le droit de la formation s’est inversé : de protecteur des travailleurs, il est devenu garant de la fluidité du marché » (Revue de droit du travail, 2015). Alain Supiot parle de « dette de soi envers le marché ». Les tenants de la notion de formation comme progrès social considèrent que sans sécurisation, la mobilité n’est qu’un euphémisme de la précarité.
3, L’avenir du droit de la formation
« Les prévisions sont difficiles surtout lorsqu’elles concernent l’avenir » (Pierre Dac). Néanmoins, l’Union Européenne a quelques velléités juridiques dans la formation. L’article 14 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE et le Socle européen des droits sociaux affirme le droit à la formation tout au long de la vie. Ce droit est sans contrainte. Alain Supiot parle de « reféodaliation du droit » : c’est un retour à des dépendances personnelles et contractuelles qui rappelle la féodalité. Il ne s’agit pas d’instaurer un droit commun opposable à tous, mais une mosaïque d’engagement volontaire dépendant des Etats ou des entreprises. Le lien de droit redevient personnel avec l’employeur, la plateforme ou le financeur au détriment d’un droit collectif et universel. Le débat doctrinal est de savoir si l’Union doit garantir un droit subjectif européen de la formation ou seulement coordonner les politiques nationales.
Le numérique est un levier d’interrogation du droit de la formation classique. L’EdTech pose des questions inédites : Comme à qui appartiennent les learning data ? Comment garantir la neutralité, qu’il faut définir, des algorithmes ? Le RGPD introduit un « droit à l’explicabilité » qui pourrait inspirer un droit à la transparence pédagogique. Jacques Miné appelle à un encadrement éthique de l’IA éducative (Droit de la formation, 2023). Il insiste sur la définition de garanties juridiques et déontologiques autour de l’apprentissage automatisé. Quelle transparence ? Quelle responsabilité ? Quelle justice algorithmique ? Mireille Delmas-Marty avait cette belle formule : « Le droit ne doit pas accompagner le changement, mais le rendre habitable » (Aux quatre vents du monde, 2016)… encore faut-il s’entendre sur la notion d’habitable… mais ce n’est plus du droit.
Enfin, la formation est perçue comme un apprentissage socialisé, mais avec l’IA formateur et le pair à pair, une nouvelle société se dessine : une liberté dans la taxonomie des apprentissages, dans les pédagogies… une anarchie de la formation. Le droit s’interroge : faut-il encadrer juridiquement cette liberté potentielle ou laisser émerger une autorégulation sociale pour finalement encadrer si de nécessaire ? Béatrice Mabilon-Bonfils propose une « démocratie cognitive » (La démocratie cognitive, penser autrement l’éducation, 2022), une autre circulation et co-construction des savoirs qui peut être émancipatrice et pluraliste. Le droit n’édicte plus des règles, mais le gardien de l’équilibre social gardien de cette pluralité apprenante. Montesquieu dans De l’esprit des lois (1748) disait que « Le droit est la bouche de la loi », reste au législateur de proposer un nouveau contrat social de la formation, s’il le juge utile.
Le droit de la formation est resté un compromis entre le social et l’économie. Chaque doctrine prend position. Marcel Miné défend l’idée suivant : « la formation est un droit de la personne et non un simple moyen d’emploi, réaffirmant la dimension sociale ». Francis Kessler défend l’idée que « Le droit de la formation professionnelle est un outil de régulation du marché du travail ; il vise avant tout à ajuster les compétences disponibles aux besoins de l’économie » (Revue du droit du travail, 2015). La définition du droit est une tension créatrice, si l’on retient l’histoire, il ne s’agit pas de choisir, mais d’organiser, d’harmoniser la tension. Amartya Sen propose de sortir du droit d’accès à la formation puisque le numérique lève cette barrière, mais « un droit à la capacité d’agir » (Development as freedom, 1999), la possibilité pour chacun de transformer ses savoirs en pouvoir agir, une nouvelle autonomie, une nouvelle organisation du social et de l’économique, un nouveau contrat social autour du droit de la formation.
Fait à Paris, le 21 octobre 2025
@StephaneDIEB pour vos commentaires sur X