Le dernier rapport du Forum économique mondial de janvier 2025 révèle une réalité vertigineuse : vingt-deux pour cent des emplois dans le monde seront transformés et quarante pour cent des compétences requises à l’horizon de 2030, moins de 5 ans (https://formatresearch.com/fr/2025/01/08/future-of-jobs-report-2025-wef/). Selon l’OCDE, la durée de vie d’une compétence technique est aujourd’hui de deux ans, alors qu’elle atteignait trente ans en 1987. Face à cette accélération, comment construire des référentiels de compétences capables de suivre le rythme ? Comment former à une telle cadence ? Pourtant, l’entreprise porte une obligation de former, non seulement d’assurer l’adaptation des salariés à leur poste de travail, mais aussi de veiller au maintien de leur capacité à occuper un emploi, notamment au regard de l’évolution des emplois, des technologies et des organisations. Comment l’entreprise peut-elle assurer une telle responsabilité ? Jusqu’où peut-elle être tenue juridiquement responsable ? Et quel risque contentieux cela lui fait-elle courir ?
1, L’obligation de former : un pilier du droit social devenu champ de bataille judiciaire
Le fondement légal de l’obligation de former repose sur l’article L6321-1 du Code du travail. L’employeur doit assurer l’adaptation des salariés à leur poste de travail et veiller au maintien de leur capacité à occuper un emploi au regard notamment de l’évolution des emplois, des technologies et des organisations. Cette double exigence, adaptation immédiate et employabilité durable, s’impose quelle que soit la taille de l’entreprise, comme la Cour de cassation l’a rappelé dans son arrêt du 5 juin 2013. La loi Avenir professionnel du 5 septembre 2018 a renforcé cette obligation en introduisant un entretien professionnel tous les deux ans et un bilan tous les six ans, conformément à l’article L6315-1. L’obligation de former constitue désormais un pilier incontournable du droit social.
L’affaire d’une hôtesse de l’air, salariée d’Air France pendant trente ans, illustre la portée de cette obligation. N’ayant bénéficié d’aucune formation durant sa carrière et licenciée pour inaptitude physique, elle engagea une procédure contre son ancien employeur, estimant qu’il aurait dû lui proposer des formations permettant de maintenir son employabilité. La Cour de cassation donna raison à la salariée en affirmant que l’employeur manque à son obligation lorsqu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour maintenir la capacité du salarié à occuper un emploi. Ce revirement de jurisprudence marque une rupture majeure : l’employeur ne peut plus se retrancher derrière le manque de demande du salarié ou l’absence de changement dans le poste. Cela impose aux employeurs un devoir d’anticipation. Un salarié non formé engage désormais automatiquement la responsabilité de l’employeur.
Les conséquences financières peuvent être lourdes, même si aucun barème précis n’évalue le préjudice. Une assistante de direction ayant sept ans d’ancienneté et n’ayant bénéficié d’aucune action de formation obtint six mille euros en 2025. Une autre salariée, avec treize ans d’ancienneté dans la même situation, obtint deux mille euros la même année. Au-delà des condamnations individuelles, les sanctions touchent également les restructurations collectives. Selon un rapport de l’ANACT, l’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail, plus de vingt pour cent des contentieux portant sur un licenciement économique en 2022 comportaient un grief de défaut de formation préalable ou d’insuffisance d’accompagnement dans la sécurisation des parcours professionnels. La formation professionnelle est ainsi devenue un enjeu clé dans la gestion des restructurations, mais aussi des transformations sociales qui traversent le monde du travail.
2, La problématique de la disruption : former dans l’incertitude radicale
Dans des phases de destruction créatrice, pour reprendre la terminologie de Joseph Schumpeter, l’entreprise assume un double devoir : former en amont pour prévenir l’obsolescence des compétences, conformément à l’article L6321-1, et reclasser en aval pour amortir le choc social. Ce second volet trouve son expression dans l’article L1233-4 du Code du travail qui stipule que le licenciement pour motif économique ne peut intervenir que si tous les efforts de formation et d’adaptation ont été réalisés et si le reclassement du salarié sur un emploi relevant de la même catégorie ou d’une catégorie inférieure, assorti d’une rémunération équivalente, ne peut être réalisé dans le cadre de l’entreprise ou, le cas échéant, du groupe. En cas de mutation technologique, la loi impose donc à l’entreprise de former et de reclasser avant toute rupture du contrat de travail.
La formation apparaît ainsi comme un outil au service de la transformation économique, doublé d’un amortisseur social. Encore faut-il être capable d’anticiper les compétences futures ou même l’employabilité présente. Qui aurait pu anticiper la crise sanitaire du COVID ou l’irruption de ChatGPT le 30 novembre 2022 ? Cette mission d’anticipation devait incomber aux GPEC, la Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences, qui se sont transformées en GEPP, perdant le « P » de la prospective au profit des « parcours professionnels ». Une étude présentée par la DREETS PACA en décembre 2024, analysant trente accords GEPP, conclut que ces outils demeurent trop linéaires, reproduisant l’historique et ne prenant pas en compte les ruptures métier susceptibles de bouleverser les organisations.
Il manque un véritable travail prospectif qui permettrait de retrouver le temps long de la formation. Faute de ce travail, la formation se contente de reproduire l’historique en y ajoutant les modes du moment : aujourd’hui l’intelligence artificielle occupe le devant de la scène, hier c’était les soft skills, demain ce sera autre chose. Une mode chasse l’autre dans un mouvement perpétuel qui ressemble davantage à un effet de surface qu’à une transformation en profondeur. Le droit impose une obligation, reste à en faire une réalité opérationnelle. L’illusion des référentiels constitue un phénomène nouveau et préoccupant. Pour les soft skills, le flou est flagrant : on parle de communication, créativité, empathie, agilité, mais de quelle compétence parle-t-on précisément ? Le champ social n’a pas encore accompli son travail de normalisation, laissant chaque responsable à sa propre créativité sémantique. Sans travail prospectif rigoureux, l’obligation de formation devient une contrainte sociale plus qu’un atout économique, une bureaucratie de plus plutôt qu’un levier de transformation.
3, La responsabilité économique du droit : repenser la formation comme institution stratégique
Le droit n’est économiquement pas neutre. Ronald Coase a démontré dans son article fondateur « The Problem of Social Cost » de 1963 que les règles bien conçues réduisent les coûts de transaction et permettent aux acteurs de mieux coordonner leurs activités. Une obligation de formation peut constituer un formidable levier de croissance, mais mal calibrée, elle augmente au contraire les coûts de transaction : contentieux qui s’accumulent, conformité bureaucratique qui étouffe l’initiative, effets d’aubaine qui détournent les ressources de leur finalité première. L’obligation de formation doit être repensée comme une institution stratégique, non pas une conformité documentaire ou une course aux modes pédagogiques, mais comme un levier de croissance durable garantissant une capacité d’adaptation à long terme. Douglass North a validé ce lien intrinsèque entre le droit et l’économie dans l’histoire avec son ouvrage « Structure and Change in Economic History » publié en 1981.
Alain Supiot formulait cette observation pénétrante : « Le droit social a été pensé pour des trajectoires prévisibles. Mais le monde contemporain est fait d’événements erratiques », écrivait-il dans « La gouvernance par les nombres » en 2015. Reste à construire un chemin pour socialiser cet environnement chaotique et imprévisible. Le juriste Pascal Lokiec affirmait en 2022 dans la revue Droit Social que « la formation devient un élément du gouvernement d’entreprise : sa traçabilité sera demain exigée par les juges et les investisseurs ». Il appelait ainsi à une plus grande traçabilité pour satisfaire non seulement les contrôles publics mais aussi les milieux économiques qui scrutent désormais les métriques de compétences comme des indicateurs de performance stratégique. Reste à déterminer les modalités opératoires de cette traçabilité : s’agit-il de poursuivre une traçabilité à l’ancienne en l’affublant de terminologies nouvelles comme le droit à la reconversion durable, ou de saisir les opportunités nouvelles offertes par les learning data et l’exploitation intelligente des données d’apprentissage ?
Demeure la question cruciale de la prévision dans un monde incertain. Là encore, l’imagination sociale est au rendez-vous. Certains proposent déjà de redéfinir un nouveau contrat social autour du concept d’entreprise apprenante que Peter Senge définissait comme « une organisation où les gens développent sans cesse leur capacité à créer l’avenir ». Il s’agirait de remplacer les injonctions descendantes, déconnectées du terrain, par la construction de territoires apprenants qui élaborent les signaux par le bas : apprentissage entre pairs, communautés de pratiques, intelligence collective émergente. L’entreprise horizontalisée doit construire les institutions où chacun devient auteur de ses propres apprentissages plutôt que simple réceptacle de formations imposées. Comme l’a expliqué Amartya Sen dans « Development as Freedom » publié en 1999, le droit se doit de développer la capacité effective des individus à agir et à se développer. L’obligation légale doit ainsi s’articuler avec une dynamique collective créatrice plutôt que contraignante.
Hans Kelsen nous rappelle que le droit constitue une fiction acceptée par tous, une histoire commune qui peut en appeler une autre. En période de transformation radicale où la sociologie même du travail change, il y a confrontation des histoires avant que la nouvelle ne chasse l’ancienne. L’obligation de formation participe de cette nature, proposant une certaine idée d’efficacité, de solidarité et de responsabilisation. Cela ne remet pas en cause les principes fondamentaux mais bien la définition concrète de ces principes. La majorité s’accorde pour parler d’obligation de formation, encore faut-il définir précisément la notion d’obligation et celle de formation. C’est là que l’entreprise ouvre des pistes fécondes : elle devient le laboratoire des nouvelles fictions sociales en démontrant que cette fiction peut être créatrice de progrès social authentique. Place aux obligations créatrices plutôt qu’aux conformités stériles. « Il est grand temps de rallumer les étoiles », écrivait Guillaume Apollinaire dans « Alcools » en 1913, et cette formule poétique résonne aujourd’hui comme un appel à réinventer nos institutions face aux ruptures qui nous traversent.
Fait à Paris, le 18 novembre 2025
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