En mars 2000, le Conseil européen a tenu à Lisbonne une réunion extraordinaire qui a abouti à la Stratégie de Lisbonne : faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde »… à l’horizon 2010. Le 05 mars 2025, la Commission européenne ressert les plats et propose une nouvelle stratégie à Bruxelles, « l’Union des compétences » avec pour horizon 2030. La stratégie de Bruxelles remplace la stratégie de Lisbonne, mais l’Europe, a-t-elle tiré les leçons de sa politique passée ou reproduit-elle la même ambition en changeant les mots fautes de changer les choses ? La compétence remplace la connaissance, l’horizon est divisé par deux, qu’est-ce que cela va changer véritablement dans la politique de qualification de la main d’œuvre européenne ? Est-ce le levier dont avait besoin l’économie ? Comment les entreprises vont être impactées par ce changement de stratégie ?
1, L’Union des compétences
Le savoir glisse de la connaissance à la compétence. Guy Le Boterf avait cette belle formule : « Etre compétent, ce n’est pas seulement savoir et savoir-faire, c’est aussi savoir mobiliser ses ressources dans l’action » (De la compétence, essai sur un attracteur étrange, 1994). Ce glissement sémantique a pour vocation d’insister sur le fait que le savoir a pour finalité l’action. Et l’action au-delà de l’économie. « Les compétences sont des capacités dynamiques permettant de participer à la vie économique et citoyenne tout au long de la vie » (Communication de la Commission, 5 mars 2025). Les compétences économique, mais citoyenne, il s’agit de la proposition d’un contrat social : savoir n’est plus suffisant, il s’agit de le mettent en œuvre pour assurer une idéologie politique, un progrès social.
De quoi s’agit-il précisément ? L’Union de compétences propose 4 axes fondateurs, les 4 piliers de l’Union : développer des compétences pour une vie de qualité et des emplois durables ; renforcer la montée en compétences et la reconversion pour les transitions numériques et écologiques ; favoriser la circulation et la reconnaissance mutuelle des compétences au sein de l’Union, et, attirer et retenir les talents afin de soutenir la compétitivité et l’innovation. Si les axes stratégiques sont assez classiques, les outils de la transformation eux innovent avec la généralisation des micro-credentials ou micro certification, si l’on préfère la version française est particulièrement intéressante en donnant une agilité aux systèmes de marqueur sociaux. Un passeport de compétence regroupera ces micro-certifications pour permettre une plus grande flexibilité dans la reconnaissance sociale.
Le second outil est les skills academies ou académies des compétences. Les académies sectorielles existaient déjà depuis 2020, les Centres d’excellences professionnelles financés par Erasmus+, avec les skils academies l’Union cherche à les fédérer à l’échelle européenne. Ces académies ont pour mission d’anticiper les besoins futurs dans les secteurs stratégiques que sont l’énergie, le numérique, la santé, la mobilité et l’industrie verte et de proposer une offre de formation qui réponde à ses ambitions. Comme le dit Nicolas Schmit, Commissaire européen à l’emploi, « les académies de compétences doivent devenir le bras armé de l’Europe pour préparer ses citoyens aux transitions industrielles et écologiques » (Discours, mars 2025). L’Union articule veille prospective, ingénierie pédagogique et reconnaissance des certifications dans une logique de standardisation européenne.
2, Le fruit d’une histoire
L’histoire de cette union trouve ses racines dans la stratégie de Lisbonne, et son économie des connaissances. La montée en puissance de la notion de compétences s’est faite à la hauteur de la montée dans les états membres. Elle trouve un premier aboutissement en 2008 dans le Cadre Européen des Certifications, European Qualifications Framework, qui avait pour but de rendre les diplômes et les certificats comparables d’un pays à l’autre. L’EQF faisait la distinction entre connaissances, aptitudes et compétences. En 2016, avec le « Nouveau programme pour les compétences en Europe » la compétence est assumée. Jean-Claude Juncker, alors Président de la Commission affirmait : « Les compétences sont l’investissement le plus sûr que l’Europe puisse faire pour son avenir » (Discours, 2016), on ne parle plus de knowledge economy, mais de skills economy. L’Europe des compétences (2016-2025) devient l’Union des compétences en 2025.
Différentes remarques se posent face à cette construction. La première est radicale, elle aborde les racines de la situation. Le sociologue François Dubet avait une punch line : « A force de célébrer la compétence, on en vient à oublier le savoir » (Dubet, Nouveaux savoirs et nouvelles compétences des jeunes, quelle construction dans et hors de l’école ? mars 2025). En mettant l’accent sur la compétence et non sur la connaissance l’Europe insiste sur l’adaptation et non sur le sens. « Le savoir doit toujours être articulé à l’agir, sinon il devient stérile ; mais l’agir sans savoir devient aveugle » (Edgar Morin, La méthode, éthique, 2004). La traduction se fait par une formule de Philippe Meirieu « apprendre pour comprendre, pas seulement pour faire » (L’école, mode d’emploi, 1985). L’Europe abandonne les savants aux profits des ouvriers, étymologiquement, ceux qui font.
La seconde remarque est que l’Europe se donne les moyens de ses ambitions. L’Union des compétences s’inscrit dans la logique du Rapport Mario Draghi (The future of european competitiveness, septembre 2024). Le rapport notait une pénurie de main d’œuvre qualifiée dans les secteurs stratégiques, il préconise un « New deal éducatif » pour pallier ce manque. La Commission lui a repris certaines idées comme la création des Skills academies ou des micro-certifications, mais à la différence d’un new deal, la commission n’a pas créer de fonds nouveau autonome préférant mobiliser les fonds existants suffisants (Fonds social européen +, Erasmus +, InvestEU ou Horizon Europe pour les skills academies,… Certains rêvent d’un moment hamiltonien, secrétaire au Trésor des Etats-Unis qui a fédérer les états par la gestion de la dette. Ici, le coût de la non-adaptation des compétences en Europe est estimé dans le Rapport Bruegel (2024) à 1 trillion d’euros, le PIB des Pays-Bas. Seul l’Europe peut générer de tels montants. Certains rêvent de voir l’Union piloter la politique des qualifications de l’ensemble des pays.
3, Un rêve ou une réalité ?
L’Union des compétences a pour ambition la défragmentation des marchés de compétences nationaux, réduire les frictions pour permettre une mobilité de la main d’œuvre plus forte entre états membres. Sur quoi repose cette stratégie ? Elle reprend la théorie du Prix Nobel Robert Mundell qu’il appliquait pour le marché monétaire en la transposant pour les compétences. L’Union des compétences est une tentative de créer une zone optimale des compétences. Le bénéfice attendu est la réduction des coûts de transaction et la circulation des talents en fonction des situations locales. Une crise sectorielle dans un état membre, comme la fermeture des usines non-décarbonée, permet d’être absorbé plus facilement au niveau européen par la mobilité du facteur travail. La théorie est robuste, mais seulement 4 % de citoyens de l’UE travaillent dans un autre pays membre, alors que la libre circulation est inscrite dans les traités depuis 1957. Les bienfaits de la défragmentation ne sont pas aujourd’hui validés par les faits.
Le rêve de mobilité nationale ou européenne de la main d’œuvre n’est pas sans soulever des craintes. Sans parler de la « peur du plombier polonais », les pays de l’Est craignent eux-mêmes une mobilité Est-Ouest avec une fuite de meilleures compétences. Les mieux formés profiteraient de la reconnaissance transnationale pour développer leur mobilité, là où les moins qualifiés resteraient enfermés dans des marchés locaux fragiles. C’est la raison pour laquelle l’Union des compétences à prévu un investissement dans le socle de base pour toutes les zones et que les skills academies ou les micro-certifications insiste particulièrement sur leur dimension inclusive. Les politiques publiques devraient être suivies de mesures d’impacts et d’adaptation en fonction de leurs résultats. En Europe, comme en France, en matière de connaissance ou de compétences, une mesure pousse l’autre, sans comprendre le pourquoi. C’est intéressant de comprendre les points de blocage pour l’économie de la connaissance et faire en sorte de ne pas les reproduire aujourd’hui.
Enfin le développement des micro-credentials pose différentes questions : pourquoi l’Europass (2005) ou le Portfolio n’ont pas fonctionner ? Qu’est-ce que le passeport aura de plus qui assurera son succès ? « Apprendre pour comprendre, pas seulement pour faire » disait Philippe Meirieu… Comprendre la mise en œuvre, mais aussi comprendre la stratégie. On pourrait parler de la politique des learning datas, mais je préfère terminer par la remarque du sociologue François Dubet quand il rappelle que « l’individu devient un portefeuille de micro-certifications sans identité stable » (2025). Or, c’est l’identité professionnelle qui donne un sens social, la fragmentation des certifications, qui était jadis centrée autour du métier, de par sa recomposition permanente, fragilise le corps social et son émiettement ne socialise plus. Comprendre pour mieux agir.
L’Union des compétences est une construction importante : cadres normatifs, passeport, académies sectorielle, mais une architecture froide, un édifice technocratique. Faute d’avoir une pédagogie narrative, l’Union des compétences générera plus de craintes qu’il ne suscitera d’adhésion. Qu’est-ce qu’elle apportera aux entreprises pour les inciter à l’utiliser ? Pareillement, pourquoi les individus devrait construire un outil de traçabilité qui rappelle les livrets ouvriers ? En quoi cette construction fait progrès social pour ses usagers. La rationalité de l’Europe doit s’accompagner d’une émotionalité pour favoriser le passage à l’acte. La pédagogie narrative doit faire une histoire partagée pour conduire à l’engagement de tous. « Il est grand temps de rallumer les étoiles » (Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913).
Fait à Paris, le 16 septembre 2025
@StephaneDIEB pour vos commentaires sur X