Qui a peur de l’employabilité ?

par | 24 juin 2025 | Économie, Marketing, Philosophie, Responsable de formation

L’employabilité, le mot est dans toutes les bouches que ce soit dans les politiques publiques ou les politiques RH de transformation. Mais sait-on vraiment ce qu’il recouvre ? Est-elle réellement un levier d’émancipation ou une injonction sociale supplémentaire ? Et si l’employabilité n’était pas un mot creux, mais le révélateur d’une mutation plus profonde de notre lien au travail, au collectif, à l’identité professionnelle ? Faut-il la rejeter comme une fiction idéologique ou en faire un levier pour un nouveau contrat social ? Que peut-on en penser à l’aune du travail de reconstruction que connaît le monde de l’entreprise et tout particulièrement celui des ressources humaines et de la filière formation ?

1, La notion d’employabilité

La notion d’employabilité est une notion relativement nouvelle. La première fois est attribuée à un rapport de William Beveridge du ministère du commerce britannique en 1907, où il opère une distinction entre chômeurs et inemployables. Le rapport visait à mieux organiser l’aide sociale et rationaliser l’intervention publique en identifiant les personnes susceptibles de s’intégrer au marché du travail et celle qui relèvent de la charité ou de l’assistance. Le rapport faisait la distinction entre les « vrais chômeurs » et ceux inadaptés. Cette notion fait suite aux travaux de Charles Booth (1891) puis de Seebohm Rowntree qui ont montré que 30 % de la population des grandes villes vivait en dessous du seuil de pauvreté. Ces enquêtes remettent en cause l’idée dominante selon laquelle la pauvreté était principalement due à la paresse ou à un déficit moral individuel et que la majorité des pauvres ne pouvait pas s’en sortir seules. Cela a permis de faire de la pauvreté une cause nationale, réhabilitation par le travail. Michel Foucault avait cette formule : « Le traitement social du chômage préfigurait une ingénierie de la docilité par la formation et l’hygiène de vie » (Surveiller et punir, 1975).

L’employabilité sociale s’est individualisée avec l’émergence du chômage structurel issu des premiers (1973) et seconds chocs pétroliers (1979). « La responsabilité de l’adaptation pèse désormais sur l’individu, sommé d’actualiser son capital de compétences » (Robert Castel, La métamorphose de la question sociale, 1995). C’est une mutation du lien social, l’apparition d’une individualisation du risque social. Avant cette individualisation, la société était salariale. L’entreprise garantissait l’employabilité interne de ses collaborateurs, on investissait dans des formations pour permettre à l’individu d’occuper différents postes au sein de l’entreprise ou de faire évoluer un poste existant. Les années 80 sont marquées par un changement d’idéologie. « L’employabilité s’est progressivement devenue un attribut de la personne. Il ne s’agit plus d’être employé, mais d’être jugé employable par le marché » (Bernard Gazier, Assurance chômage, employabilité et marchés transitionnels du travail, 1999). Le glissement à l’individu était dans l’idée un gage d’adaptabilité plus forte, l’individu étant plus agile qu’une entreprise ou qu’une branche.

On peut remarquer ce glissement est un glissement d’une notion contractuelle inscrite dans le cadre de la société salariale vers une notion plus floue qui désigne une capacité d’anticipée à être employé, autrement dit une capacité à l’évaluation prospective du marché du travail. Le terme est suffisamment vague pour que chacun puisse y projeter ce qu’il veut. L’employabilité n’a pas de référentiel universel. Elle ne désigne pas une compétence observable, mais un jugement. Son individualisation en fait un jugement subjectif, la vision qu’a l’individu de son emploi. « Là où l’emploi supposait des garanties collectives, l’employabilité engage des investissements privés sur un marché incertain » (Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total, 2010). La littérature considère que la notion d’employabilité est un choix politique de retrait de la gestion du risque social au profil de l’individu qui devient une valeur montante d’analyse.

2, L’employabilité sans social, a-t-il du sens ?

La notion d’employabilité n’est pas sans question. La première pourrait être la personne, est-elle vraiment libre de choisir son parcours professionnel ? « Le libre choix de son avenir professionnel devient souvent une fiction : l’orientation s’effectue sous contraintes, entre des options inacceptables et des parcours imposés » (Robert Castel, L’insécurité sociale, 2003). Robert Castel analyse le déclin du modèle de l’Etat social protecteur d’après-guerre. L’individualisation de l’employabilité est une déconstruction sociale au moment où les enquêtes montrent une demande plus en plus forte de protection sociale, les deux étant les deux faces d’une même pièce. La fiction de la liberté est une posture idéologique qui mise sur l’agilité des individus ou pour le dire différemment l’abandon social du problème. L’individu seul face au marché est une posture qui ne fait pas société, c’est oublier aussi que l’homme est un animal social comme le rappelait Aristote.

Une autre question est à nourrir la réflexion sur l’employabilité : l’individu, a-t-il les ressources éducatives, informationnelles et sociales pour choisir son employabilité ? Dit autrement, « Il ne suffit pas de proposer une formation. Encore faut-il que les personnes sachent qu’elle existe, qu’elles s’y sentent légitimes et qu’elles puissent la suivre » (Marie Duru-Bellat, L’inflation scolaire, 2006). Amartya Sen, Prix Nobel d’économie 1998, fait une distinction entre les droits formels, être libre en théorie, et les libertés réelles, pouvoir exercer effectivement un choix. Pour avoir accès à un emploi, il faut tenir compte de ce qu’il appelle les ressources invisibles : le capital culturel, connaître les codes implicites de l’emploi, le langage du savoir-être ; le capital social, avoir des relations, des réseaux qui assurent des recommandations ou du mentorat pour ouvrir des portes ; le capital institutionnel comme le diplôme qui ouvre à un statut ; et, la capacité d’agir subjective, se sentir légitime. « La liberté individuelle, sans conditions sociales de son exercice, se transforme en responsabilité écrasante » (Robert Castel, L’insécurité sociale, 2003).

La reconversion professionnelle est dans l’idéologie du changisme, ou de mobilité sociale, souvent présentée comme une opportunité. L’individu saisit une opportunité professionnelle et fait jouer la concurrence entre un acquis et un potentiel. Mais pour l’essentiel, l’homme est un être de routine qui préfère la stabilité au changement. Le fait de faire jouer la concurrence des emplois est pour l’essentiel vécu comme une injonction, un réajustement subi plutôt qu’une transition choisie. « Ce qu’on nomme reconversion est souvent un euphémisme pour désigner l’abandon d’un métier, sans garantie d’un accès à un autre » (Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition ? 1995). Il y a un contrat social a construire non pas seulement comme une compétence individuelle à entretenir, mais comme une compétence sociale, politique et éthique à construire pour que le social fasse son travail d’organisation.

3, Professional branding vs employabilité

L’évanescence de l’emploi en employabilité peut être à l’origine d’une révolution pour l’individu. Dans « Comme il vous plaira », Jacques disait « Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n’y sont que des acteurs. Ils ont leurs entrées et leurs sorties, et chacun dans sa vie joue plusieurs rôles » (William Shakespeare, 1623). Si la vie est un théâtre, autant faire sa propre mise en scène. Guy Debord parlait de « La société du spectacle » (1967) où les relations sociales sont méditées par des images, des récits, des dispositifs visibles. « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre les personnes, médiatisé par des images ». Le professional branding devient un outil pour que l’individu médiatise ce qu’il veut médiatiser. Le parcours professionnel devient une narration performative, un storytelling de carrière. Les faits ne parlent pas, il faut les faire parler, c’est le travail pour chacun de se construire sa propre marque sociale.

Une employabilité n’est pas un emploi mais le spectacle d’un potentiel emploi, l’individu devient le metteur en scène de sa propre employabilité. Cette idée renvoie à Jean Baudrillard et sa société de consommation où la société bascule de l’usage au signe : « Dans la logique du signe, ce n’est plus l’usage qui fonde la valeur, mais la possibilité d’être perçu comme signifiant dans un système ». Le professionnel ne vaut plus pour ce qu’il fait ou ce qu’il a fait, mais par l’image de compétence qu’il projette. Il devient une valeur-signe, un acteur de sa propre mise en marché. Construire sa marque personnelle, c’est organiser les signaux de sa propre identité professionnelle. Un consultant qui publie des articles pédagogie ou un livre construit une autorité symbolique. « L’identité numérique devient le CV en temps réels, un miroir de sa valeur d’échange » (Antonio Casilli, En attendant les robots, 2019).

Le professional branding consiste à accumuler des signaux de valeurs pour rendre visible et cohérente l’histoire de sa marque personnelle. Accumuler des badges, même des badges personnels, suivre un MOOC, mais aussi parler d’avenir pour monter là où l’on veut aller comme l’éco-responsabilité ou un autre militantisme professionnel, une gamification de soi autour d’un pitch personnel. Christian Salmon, père du storytelling en France, disait « Le storytelling est devenu un dispositif de légitimation professionnelle » (Storytelling, la machine à raconter des histoires, 2007). Réécrire son histoire pour qu’elles répondent aux attentes des entreprises, employabilité, mais aussi à mes attentes personnels. Une employabilité qui fasse sens. Yves Clot avait cette belle formule : « L’identité professionnelle n’est pas une fiction à vendre, mais une construction à vivre » (Le cœur du travail, 2010).

L’employabilité masque le désengagement des structures collectives. Elle transforme l’insécurité du marché en problème individuel, à chacun de construire sa désirabilité sociale. Mais elle peut être aussi considérée comme un nouveau contrat social qui permet à chacun de construire sa propre valeur en fonction des contraintes du marché, mais aussi et surtout des envies de chacun, chacun deviendrait alors créateur de ses propres talents. Il s’agit de transformer l’employabilité actuelle une notion nouvelle qui s’inscrit tout à la fois dans l’idéologie de l’autonomie et dans celle de l’émancipation de l’individu, un nouveau progrès social. Pour le faire, la société se doit de choisir une belle histoire qui montre le chemin et qui autorise ce mouvement, faire de chacun le créateur de sa vie professionnelle. Au final un projet de société, c’est une histoire qu’on se raconte, encore une histoire qu’il faut mettre en spectacle.

Fait à Paris, le 24 juin 2025

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