Apprendre avec les algorithmes : promesses et vigilances pédagogiques

par | 10 juin 2025 | Pédagogie, Philosophie, Technologie

Que se passe-t-il quand la machine, historiquement programmé pour obéir, devient capable d’apprendre par elle-même ? Comment réagir à des algorithmes pédagogiques qui prédisent nos comportements, nos erreurs voir notre avenir professionnel mieux que nous-même ou que nos formateurs ? Comment se positionner dans un monde orwellien où la data permet une politique de surveillance des connaissances et des compétences en temps réel ? Et même si Big Brother se transforme en Big Mother, un accompagnant qui nous veut du bien, cela ne doit-il pas nous inquiéter ? Autant de questions que le monde de la formation qui utilisent de plus en plus d’algorithme pédagogique doit se poser pour trouver le positionnement qui fait sens socialement. Que faut-il en penser, entre mythes et réalités ?

1, Le grand changement de la machine apprenante

La machine est historiquement une machine programmée. Ce n’est pas elle qui choisit ses finalités, ses critères de performance, ses modes de fonctionnement. C’est l’homme qui ordonne et qui garde la maîtrise de la machine. Georges Simondon considère que la technique est un savoir humain incarné (Du monde d’existence des objets techniques, 1958). La machine, loin d’être autonome, prolonge notre façon de penser de l’époque. Par exemple, la machine à enseigner de Skinner en 1953 propose une vision mécanique de la formation comme les behavioristes la pensaient à l’époque. L’apprenant devait répondre à des questions préprogrammées, si la réponse est bonne, il passe à l’exercice suivant, sinon il reste sur la même question avec un signal négatif. C’est le début de la formation individualisé. Ce fut un succès d’estime, mais pas d’adoption massive. La machine programmable va se développer pour enfin trouver son public.

La première révolution est celle du machine learning, la machine ne se contente plus de dérouler le script écrit par l’homme. La machine apprend par elle-même. La première machine fut celle de 1957 de Franck Rosenblatt qui permettait de reconnaître les lettres de l’alphabet. Les lettres étaient converties en grille de pixels : 1 pour noir, 0 pour le blanc. Chaque pixel est entré dans le perceptron avec un poids aléatoire, si la prédiction est fausse, le poids est corrigé automatiquement en changeant son importance. La supervision humaine permet de dire si la réponse est bonne ou fausse. L’algorithme apprenant est un apprentissage statistique. C’est sur cette base que sont nés les Large Langage Models (LLM) avec un entraînement solide l’agent conversationnel est capable de prévoir les mots qui suivent. L’apprentissage devient une optimisation des paramètres à partir des données disponibles. La machine est capable de produire des réponses non prévues à l’avance.

En avril 2025, Dario Amodei, PDG d’Anthropic, tire la sonnette d’alarme : « Les personnes extérieures au domaine de recherche sont souvent surpris et alarmés lorsqu’elles découvrent que nous ne comprenons pas le fonctionnement de nos propres créations d’IA » (https://www.darioamodei.com/post/the-urgency-of-interpretability). Dario Amodei constate qu’à mesure que les modèles d’IA gagnent en puissance leur complexité rend de plus en plus difficile d’en assurer le contrôle. On peut noter par exemple que Google remarquait (Zero-shot translation, 2016) que la machine était capable de traduire deux langues pour lesquelles elle n’a pas été programmées initialement, il en va de même pour le code, les machines n’ont pas été programmée et pourtant, elles sont capables d’écrire et de corriger du code. La machine n’est pas autonome au sens que l’on donne à l’homme, mais s’auto-organise et s’auto-adapte face à des situations nouvelles et qu’il devient de plus en plus difficile de comprendre, reste à accepter que la machine devienne un outil qui s’adapte au service de l’apprenant.

2, Les pédagogies algorithmiques

La technique n’est jamais neutre, Jacques Ellul parle de l’illusion de neutralité de la technique. « L’homme moderne s’est persuadé que la technique est neutre, qu’elle n’est qu’un moyen. Mais toute la technique s’impose avec ses propres lois et transforme l’homme qui l’utilisait » (La technique ou l’enjeu du siècle, 1954). Lorsque Skinner propose la machine à enseigner, il ne prétend pas transmettre une idéologie, mais seulement rendre l’apprentissage plus efficace, plus rationnel et plus mesurable. L’objectif semble purement fonctionnel. Or, comme l’annonçait le pédagogue Jean-Pierre Astolfi : « Il n’existe pas de technique pédagogique qui soit innocente. Derrière tout méthode se cache une vision de l’homme, de l’apprentissage et du monde » (La saveur du savoir, 2008). La pédagogie, le cheminement de l’apprenant, se trouve modifiée par le choix de la technique et le savoir, l’idéologie qui est implicitement contenue dans cette technologie.

Les trajectoires pédagogiques et techniques ont la vie dure. Aujourd’hui, la mécanisation de l’apprentissage se fait par l’usage d’algorithmes qui permettent la personnalisation des apprentissages, c’est l’adaptive learning. Derrière cette fonctionnalité qui semble neutre, on peut remarquer comme Antoinette Rouvroy que ces systèmes « n’individualisent pas, ils s’adaptent. Et s’adapter, ce n’est pas reconnaître la subjectivité, c’est ajuster la trajectoire à une norme » (La gouvernementaliste algorithmique, 2011). L’adaptive learning est une démarche pédagogique qui impose un ordre particulier. La relation apprenante ainsi créée conduit à un émiettement des apprenants et suppose l’apprenant seul face au savoir. Cette posture répond à la volonté administrative de tracer individuellement l’acquisition des connaissances et des compétences. La sociologie tend à monter que l’apprenant veut le retour du collectif dans son processus d’apprentissage, seul ensemble.

Pousser du contenu est une pédagogie push, mais les LLM proposent d’autres alternatives comme la pédagogie avec des algorithmes dialoguistes. La pédagogie ne part plus du contenu proposé par l’expert, mais par celui composé par l’apprenant. Depuis John Dewey et son « Democracy and education » (1916) dont il reconnaît la filiation à Jean-Jacques Rousseau propose le paradigme de l’apprenant acteur, auteur de ses apprentissages. L’algorithme dialoguiste reprend la même démarche pédagogique pour redonner la main à l’apprenant qui guide les conversations ou les débats, la machine devient un sparring partner apprenant disponible 24 heures sur 24. Comme on le voit, la pédagogie algorithmique n’est pas unique, elle est ce que le paradigme pédagogique dominant propose comme idéologie. La technique n’est pas neutre, et il est nécessaire à la pédagogie de faire son travail pour éviter que l’illusion de neutralité technologique permet de choisir sans avoir à penser le choix.

3, Quel avenir ?

On retrouve la projection des devenirs, la distinction de Marchel Gauchet entre « Transmettre et apprendre » (2014) deux postures différentes de l’apprenant face au savoir avec bien évidemment toutes les nuances de gris. La première question est celle de la data de l’apprenant. Avec l’essor des learning analytics et du profilage algorithmique, la machine accumule une immense quantité de données sur l’apprenant, et avec la prédictibilité elle peut anticiper des besoins non programmés. La machine connaît mieux l’apprenant que le formateur, et même que l’apprenant lui-même. Pourquoi ne pas faire confiance à la machine ? La philosophe Catherine Malabou nous rappelle qu’un être humain ne se réduit pas à ses régularités passées, il est aussi plastique, imprévisible, capable de rupture. L’algorithme anticipe à partir de l’historique, ce qui réduit la liberté humaine à une liberté moyenne.

Quelle que soit la méthodologie, le système d’apprentissage algorithmique repose sur un apprenant profilé : ses comportements passés, ses erreurs, ses temps de réponse, son engagement, voir son potentiel moyen, sont agrégés pour générer un modèle probabiliste de l’apprenant. « X a 70 % de chance d’échouer à cet exercice », « Y est plus performant en fin de matinée » ou « Z est un type visuel ou bleu », autant de micro-diagnostics qui sous couverts d’objectivité, devienne des énoncés normatifs, des prescriptions douces qui oriente insidieusement l’expérience d’apprentissage. C’est l’effet Pygmalion (Robert Rosenthal et Leonor Jacobson, 1968), si l’élève croit dans ces prédictions, il s’y conforme. Ce n’est plus l’apprenant qui se construit par l’expérience, c’est la machine qui le construit à partir de ses traces. La machine prédit et la prévision devient auto-réalisatrice, ce qui confirme le modèle.

La juriste Antoinette Rouvroy a un regard intéressant sur la gouvernance algorithmique. Outre les prophéties auto réalisatrices, elle critique le fait de réduire l’apprenant à des données peuvent enfermer l’apprenant dans des schémas préétablis, limitant ainsi sa capacité à explorer et à apprendre de manière autonome. L’hyper segmentation de l’apprenant et l’hyper-plasticité de la formation n’est pas tant de respecter les désirs des apprenants que de les amener, sur la base de leur comportement passé, de susciter le désir de formation et de favoriser le passage à l’acte. « La prolétarisation, c’est historiquement la perte de savoir du travailleur face à la machine qui a absorbé ce savoir (Bernard Stiegler, Le grand désenchantement, 2011). La prolétarisation est un choix de société. La majorité la condamne, mais ce peut être aussi une chance. L’apprenant peut choisir et la machine construit la pédagogie performante sans que l’apprenant n’ait besoin de la connaître. A-t-on besoin de connaître le moteur pour conduire une voiture ? L’apprenant accompagné par l’algorithme peut devenir une source de liberté.

La pédagogie algorithmique n’est pas le problème, c’est un outil non-neutre, mais cela reste un outil. Le problème est sa gouvernance. Bruno Latour avait cette belle formule : « ce n’est pas la machine qui décide l’usage, mais le cadre politique et social dans lequel il est inséré » (Aramis ou l’amour des techniques, 1992). L’apprenant a toujours choisi des formations qui ont été construites par ceux qui savent. La pédagogie algorithmique ne fait que reprendre un phénomène bien antérieur. Il s’agit plus d’apprendre aux apprenants à travailler avec des algorithmes de plus en plus ergonomiques et de plus en plus efficaces pour leur montrer les opportunités de l’outil. Si Chat GPT peut écrire à la place de l’apprenant, il devient nécessaire de challenger l’apprenant pour qu’il améliore ses performances avec l’outil, et cela nécessite d’avoir des pédagogues qui fassent le travail de la construction des parcours. L’avenir ne doit pas faire peur à ceux qui ont le courage de l’affronter.

Fait à Paris, le 10 juin 2025

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