Un technophobe est une personne qui n’aime pas la technique, ou pire qui abhorre la technique. Dans un article précédent en 2015, réactualisé en 2021 (https://affen.fr/pedagogie/13-millions-de-francais-inadaptes-pour-le-e-learning/) la Société numérique de l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires a identifié que 13 millions de personnes sont « malhabiles » avec le numérique. Et cela n’est pas sans poser des questions au monde de la formation particulièrement avec le volet e-learning ou edtech. Comment former au numérique des personnes qui sont « malhabiles » avec le numérique ? Avec la Renaissance numérique qui a débuté, comment former les technophobes au monde qui vient pour qu’ils fassent partie de l’aventure ? Quels sont les 3 axes qu’il faut interroger pour former les technopathes ?
1, Une pédagogie inspirante
L’histoire des technophobes passe par l’histoire des luddites. 1811, les machines à tisser implanté en Angleterre divisaient par 3 le nombre d’ouvriers du textile d’où une révolte de tous ceux qui avait peur de perdre leur métier. La révolte s’est traduite par des destructions de machine espérant retarder la marche inéluctable du progrès technique. Cela dura 5 ans de soubresauts sporadiques, mais au final la technologie est passée. Les luddites sont réapparus avec les années 1990 et la technologie numérique, on parle alors de néo-luddites, toujours avec la volonté soit de détruire des infrastructures numériques comme les antennes par exemple, soit par une volonté de développer une low tech écoresponsable. Pour faire société, la formation doit faire histoire, construire une réalité pour reprendre la terminologie de Jean Baudrillard qui donne un sens au réel.
Ce qui fait la violence des luddites, ce n’est pas tant la machine que l’absence de politique de transformation qui prend en compte la situation des individus. Abandonné face à la brutalité de la transformation, c’est la violence et le rejet qui s’impose. C’est le travail de formation qui doit porter la promesse d’un projet pour tous. Construire la désirabilité de la formation. Désir vient étymologiquement de l’étoile qui n’est pas là et que l’on veut attendre. Michel Maffesoli avait cette belle formule « érotiser » la formation. Autrement dit construire un argumentaire rationnel et émotionnel de s’engager en formation. L’émotion est essentielle, car étymologiquement, c’est la même racine que motivation et mouvement. C’est l’émotion qui favorise le passage à l’acte.
Comment faire ? En faisant spectacle. Albert Bandura et sa théorie de l’apprentissage social (1986) propose un chemin avec la notion d’observational learning, d’apprentissage mimétique. Il s’agit d’observer les influenceurs sociaux pour copier leur comportement. Le spectacle met en scène des personnalités sociales comme par exemple un Directeur Générale ou un expert interne ou externe reconnu pour sa compétence, ou même des formateurs. Ces personnalités inspirantes transmettent leurs émotions pour la promesse de formation, on parle de contagion émotionnelle, qui engage dans une technophilie pour tous. Cette pratique issue de la rhétorique ancienne a été remise en actualité avec Giacomo Rizzolatti, neuroscientifique de l’Université de Parme et les fameux neurones miroir (1992). La pédagogie doit mettre en spectacle pour transmettre l’idée d’une promesse pour tous. Oliviero Toscani avait cette belle formule : « mettre en société » la transformation.
2, L’Age du faire
Si le verbe a son importance, dans une société de la défiance (Pierre Cahuc et Yann Algan, 2007) l’apprenant a de plus en plus de mal à faire confiance. La pédagogie classique qui consiste à expliquer puis à pratiquer puis à évaluer est mise à mal, car la partie explication est de moins en moins impactant si un effort de rhétorique n’est pas réalisé. C’est la montée en puissance de la pédagogie de l’expérientiel. L’auteur de référence en la matière est le pédagogue David Kold et son ouvrage « Experiential learning, experience as the source of learning and develpment » (1984). Le faire permet à l’individu de se connecter plus profondément à son environnement parce qu’il s’engage. L’action lui permet de tester ses compétences et d’assurer la résonnance qui fait sens, une incarnation de ses apprentissages. Le faire relie.
David Kolb propose une pédagogie en 4 étapes : l’expérience concrète, l’observation réfléchie, la conceptualisation abstraite et l’expérimentation active. Ce modèle est intéressant, car s’il propose une étape d’abstraction, mais débute par l’expérience vécue. Et l’expérience est une source d’apprentissage quand il est bien construit. En matière de technologie et de technopathie, l’expérience est un outil au service d’une pédagogie. Faire plutôt que dire. Au lieu de parler de l’IA generative avec des avis parfois bien tranchés, comme les néo-luddites l’ont montré, il s’agit de permettre à l’apprenant d’entrer en expérience pour se faire son émotion. Réaliser son premier prompt permet de développer « l’intelligence des doigts » et d’engager l’émotion du faire dans le cycle de la conscientisation chère au modèle de Kolb. La marche pédagogique doit être adaptée au niveau des apprenants, une ergonomie des apprenants.
En 1943, Kurt Lewis a mené une expérience de psychologie sociale qui a eu son impact sur la pédagogie et particulièrement utile pour les technophobes. Il se proposait de faire changer les habitudes alimentaires des ménagères américaines. La période de guerre et de pénurie devait permettent aux ménagères d’adopter la consommation des abats, morceaux non utilisés dans les pratiques américaines et pourtant qui ont des qualités nutritionnelles rares. Il composa 2 groupes un qui recevait une explication dite « passive » sur la nécessité d’un rééquilibrage alimentaire et un autre avec la possibilité de discuter sur les modes opératoires, les freins, voire de cuisiner, passer à l’acte. Résultat : le premier groupe 3 % des ménagères firent des abats dans la semaine suivante contre 32 % pour les « actifs ». 10 fois plus, le faire est un outil performant pour acquérir de nouvelles compétences, même si elles ne sont pas leur premier choix.
3, La proximité pédagogique
Lev Vygotsky avait mis en avant l’idée que la formation est avant tout sociale, il développe ses Zones Proximales de Développement (ZPD) qui ouvre à la pairagogie, la pédagogie entre pairs, apprendre des autres autant que d’apprendre de soi. C’est un changement de paradigme : le « je pense donc je suis » devient un « tu penses donc je suis ». C’est par exemple l’idée de formation distribuée. L’auteur de référence est Edwin Hutchins et sa théorie de la cognition distribuée (Cognition in the wild, 1995). La connaissance et la cognition n’existent pas seulement à l’intérieur de soi, mais aussi dans un environnement social et physique. La cognition est un processus social réparti entre les membres d’un groupe. C’est le « savoir-relation » (Béatrice Mabilon-Bonfils, 2024), une clé anthropologique qui a des conséquences majeures dans le monde de la pédagogie.
La proximité permet de penser la communauté apprenante. Etienne Wenger avait proposé les communautés de pratique, les Cop (La théorie des communautés de pratique, apprentissage, sens et identité, 1998) avec un regard particulier sur le sens et l’identité dans le processus d’apprentissage. La proximité est du domaine du sensible, de l’affect, du personnel. Le philosophe Emmanuel Hirsch considère que « la notion de proximité engage davantage que celle plus formelle de relation, dans la mesure où elle procède d’un investissement intime qui sollicite nos valeurs et options personnelles, et pas seulement des principes de justice trois souvent abstraits et théoriques ». C’est le cœur des communions apprenantes, une émulation affective autour d’un projet. Autrement dit, l’important n’est pas tant l’apprentissage en soi que le fait d’animer ses formations. L’animation, étymologiquement donner de l’anima, de la vie, du souffle à la formation. Aristophane avait cette belle formule : « Former les hommes, ce n’est pas remplir un vase, c’est allumer un feu ».
A quoi sert ce feu ? A partager la charge mentale de la transformation des idées et la transformer en une aventure humaine. L’homme de proximité est un homme incarné de l’autre et c’est cette relation vitaliste qui sert de moteur à la formation. L’animalité de l’apprenant est un vecteur de formation avec une remarque. Ce qui compte n’est plus tant la chose apprise que le fait d’apprendre. La technique devient un prétexte pour apprendre ensemble. La machine permet alors à chacun d’être plus humain dans ses apprentissages. La pédagogie sensible du 17ième siècle retrouve une actualité avec la raison sensible (Michel Mafesolli), la raison qui résonne. Reste à écrire l’histoire que va « cristalliser » l’ensemble des apprenants pour faire de la technologie le cœur sensible des cohortes apprenantes.
La technologie est stratégique. Et la formation a ce rôle de transformation des connaissances et compétences. Ce qui est nouveau, c’est de marketer, voire de designer les formations. Créer une école ou une université interne de la technologie, n’est pas la solution si la pédagogie ne se réinvente pas pour en faire une ambition partagée. Tout le travail de l’entreprise est de redonner du sens et de l’entente autour de l’apprendre ensemble, pour apprendre et apprendre encore, tout et son contraire, mais de privilégier ce qui est au cœur de la transformation, le social qui illumine le singulier. Jamais l’entreprise n’aura été sollicitée pour transformer des technophobes en technophiles… pour le meilleur et pour le pire.
Fait à Paris, le 22 octobre 2024
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