Et si rhéter était la première compétence du formateur ?

par | 1 avril 2025 | Pédagogie, Philosophie, Sciences

Rhéter est un néologisme qui vient du grec rethor qui signifie oral et qui donnera rhéteur ou rhétorique, une pratique des arts oratoires qui est au cœur des métiers de la formation. L’histoire de la rhétorique est ancienne, Homère est souvent considéré comme un conteur, un formateur qui raconte des histoires, storytelling des temps anciens qui utilise l’oralité pour transmettre des connaissances et des compétences. Que représente la rhétorique ? S’agit-il d’une technique des temps dépassés ou a-t-elle encore une raison d’être ? Rhéter, doit-il faire partie du référentiel de compétences du formateur contemporain ? Que faut-il en penser ?

1, Le mimétisme avant l’oralité

L’anthropologue Merlin Donald (Origins of the modern mind, tree stages in the evolution of culture and cognition, 1991) montre que le mimétisme est la première façon de transmettre de l’homme moderne. Le mimétisme, c’est montrer sans expliquer. L’apprenant mémorise le geste pour le reproduire. Un copier/coller qui nécessite de s’y prendre à plusieurs reprises pour reproduire le geste initial. Jane Goodall (Dans l’ombre de l’homme, 1971) montre que les chimpanzés utilisaient le mimétisme pour apprendre des gestes précis comme le fait de casser des noix avec des pierres ou d’utiliser une brindille pour attraper les termites dans la termitière. Les apprenants regardent les anciens qui font voir sans forcément une volonté explicite de transmission, mais quand c’est le cas, ils prennent le temps de les regarder faire pour voir si le geste a été acquis. Certains appellent le mimétisme, l’apprentissage spontané. Spontané, ce que l’on apprend sans réflexion, et/ou sans délai, ce qui est assez douteux dans les processus cognitifs.

Cela va plus loin que le simple copier/coller des apprentissages. James Fisher et Robert Hinde (The opening of milk bottles by birds, British Birds, 1949) ont relaté une expérience sur les bouteilles de lait livrées à Londres, pour des raisons d’hygiènes, elles ont été fermées par un opercule. Or, les mésanges charbonnières perçaient l’opercule pour avoir accès à la couche supérieure du lait riche en crème. Ce qui interrogeait les auteurs était la diffusion de l’innovation, selon les modèles d’innovation la rapidité du développement était incompatible avec soit le processus d’essai erreur, soit le mimétisme, voir un oiseau faire. Cela était statistiquement impossible. La solution fut trouvée plus tard. Lorsque la mésange charbonnière voit le trou dans l’opercule, elle s’interroge sur son utilité et elle comprend l’objectif de celui qui l’a fait, reproduisant ainsi l’opération sans jamais avoir vu faire. L’observation du résultat permet de retrouver l’intentionnalité de l’acteur. Le mimétisme est raisonné.

Giacomo Rizzolatti va plus loin en 1996 (10.1016/0926-6410(95)00038-0 ) lorsqu’il découvre les neurones miroirs. Dans l’histoire de la découverte en 1992 à l’Université de Parme, l’équipe de Rizzolati revenant d’une pause-déjeuner, un doctorant lèche encore sa glace, le macaque encore câblé des capteurs d’activités cérébrales montre qu’il a la même activité cérébrale que celui qui portait la glace à sa bouche, alors que le corps ne bougeait pas. Même si l’auteur avoue plus de 30 ans après qu’il ne s’agissait que d’une histoire, le mythe était lancé. Le cerveau reproduit les mouvements, mais aussi les émotions qu’il perçoit, c’est le support neuronal de l’empathie, lire l’autre dans ce qu’il montre, même s’il ne dit rien. Par la suite, c’est l’intentionnalité qui est lue par le cerveau, comprendre un geste dans sa finalité. René Girard avec son désir mimétique trouve un support scientifique à sa réflexion anthropologique. La transmission mimétique est beaucoup plus riche qu’on ne le croyait, et cela a des conséquences aussi sur l’oralité.

2, La naissance de l’oralité dans la formation

Quand est née l’oralité chez l’homme ? Philip Lieberman (The evolution of human speech, 2007) pose le démarrage avec l’Homo sapiens archaïque, il y 300 000 ans ce qui est pratique puisque le savoir, la partie noble de l’homme est associé au langage, l’homme est le verbe. La réalité est un peu plus fine. Si l’on prend le physique, la descente de larynx qui permet d’augmenter la capacité de résonnance plus forte ainsi que la possibilité de produire de nouvelles phonations avec l’émergence de certaines voyelles se fait selon les auteurs à partir de l’Homo habilis ou au moins l’Homo erectus, soit 2,4 millions d’années. La possibilité de faire nécessite une évolution de la cognition avec l’émergence de l’Aire de Broca et de Wernicke, qui sont les zones qui produisent et comprennent le langage, et là, le commencement se ferait chez l’Homo habilis et surtout l’Homo erectus (1,5 millions d’années). Ce serait donc à partir 1,5 millions d’années qu’est née ce que Bernard Steigler (Technique et temps, 1994) appelait « la prothèse cognitive » qu’est le langage.

Qu’est-ce que l’oralité ? Si l’on suit Noam Chomsky (The faculty of language, 2002), c’est la récursivité qui permet un enrichissement infini du langage. « Michel lit un livre » peut être enrichit par « que Paul lui a offert » qui peut être enrichit par « parce qu’il pensait qu’il lui plairait ». La récursivité permet de penser le récit. Et la grammaire qui ordonnance les mots (Dereck Bickerton, 1990) permet de créer des codes sociaux partagés : « Moi mange fruit » devient « je mange un fruit ». Qu’est-ce que cela change ? C’est la naissance du récit et le récit est la porte ouverte au symbolisme, raconter des histoires qui ne sont pas présente sur l’action que l’on décrit. C’est une ouverture au passé et au futur, le langage permet d’imaginer sans avoir besoin de vivre les expériences. Le langage permet de vivre les expériences des autres. Et cela change tout dans la transmission, la transmission devient culturelle avec le choix de la culture qui reste une question importante.

Robin Dunbar (Grooming, gossip and the evolution of language, 1996) montre qu’un groupe social a besoin de ces histoires partagées pour se raconter et pour assurer la fonction de régulation politique du groupe. Faute d’histoire, lorsque le groupe atteint 150 personnes environ, il y a essaimage d’une partie du groupe pour recomposer une société jusqu’à ce qu’elle atteigne elle-même le chiffre de 150. Yuval Noah Harari (Nexus, 2024) va plus loin lorsqu’il explique que cette absence de capacité à l’oralité expliquerait la disparition de l’homme de Neandertal. L’homme de Neandertal devait s’appeler à l’origine, Homo stupidus ou Homo sapiens stupidus, une famille de sapiens dégénérés. Sans culture, raconter l’histoire commune est moins abstraite, la mémoire est moins profonde et permet moins de profiter de l’expérience des pairs ou des anciens. Le capital culturel n’étant pas entretenu, la création d’histoire s’en trouvait d’autant fragilisé. L’oralité permet la capitalisation, la taxonomie, la création d’un paradigme dominant (Thomas Khun, 1962) qui régulent le réel et qui permet à chacun d’adhérer à une culture commune sans avoir besoin de la réinventer.

3, La rhétorique comme technique professionnelle

La rhétorique est une vielle histoire de l’histoire de la pensée de la formation. Les premiers rhéteurs étaient des poètes qui contaient des histoires pour apprendre. Homère avec l’Iliade et l’odyssée, 5ième  siècle avant JC était considéré par Platon comme « l’éducateur de la Grèce ». Mais le métier de la rhétorique a été codifié avec les sophistes. Sophiste, homme de savoir, de sagesse, on dirait aujourd’hui expert, celui qui maîtrise la rhétorique. Protagoras se targuait de pouvoir convaincre une foule de voter oui et le lendemain de la convaincre de voter non. La rhétorique est l’exercice des arts oratoires pour assurer la performance de la transmission, l’ancêtre des formateurs contemporains par la formalisation des techniques métiers. Par exemple, Aristote avait créé le triangle de rhétorique en articulant le logos et la création d’argumentaires, le pathos et la création d’une contagion émotionnelle et l’ethos la réputation de l’orateur. Apprendre à parler, avoir de l’éloquence dans le verbe, de l’élégance dans une oralité qui porte le verbe et l’émotion du verbe.

Ces professionnels du verbe ont été très tôt critiqués. La première et la plus célèbre est celle de Socrate qui reconnaissant bien l’efficacité de leurs techniques, mais qu’il leur reprochait d’être des techniciens sans âme, passant à côté de l’essentiel de l’oralité, pour Socrate la recherche de la Vérité. « Technique sans conscience n’est que ruine de l’âme ». La séduction de l’habilité ne doit pas détourner l’apprenant de l’essentiel, reste à définir l’essentiel qui est une donnée historique et sociale. La critique principale reste l’insincérité, ils font ce pour quoi ils sont payés. Socrate pour les mêmes raisons condamnait l’écriture parce qu’elle passait aussi à côté de l’oralité dont il était un grand défenseur, un moment de transmission affective qui prenait soin des apprentissages, une éthique des formateurs. La critique reste d’actualité avec l’Organisation Scientifique de la Formation, c’est la technique et la bureaucratisation des référentiels qui a perdu le cœur du métier de formateur, l’animation et non le contenu.

Le 21ième siècle est le grand retour de l’animateur, animer donner une âme, de la saveur au savoir. Aristophane avait cette belle formule : « former les hommes, ce n’est pas remplir un vase, mais allumer un feu ». L’émotion a fait son grand retour dans le monde de la formation, il s’agit d’un langage inconscient qui a minima nourrit la transmission. La pédagogie devient ludique, festive ou de tant d’autres émotions. La formation devient une Learner eXperience (LX) où ‘apprenant doit vivre une aventure humaine. L’apprenant veut vivre la formation non pas comme un projet, mais comment un présent, une communion apprenante qui fasse sens. La proximité devient un levier d’apprentissage. Le métier de formateur se trouve enrichit de nouvelles techniques pour que l’activité fasse société. La cartographie des compétences du formateur d’aujourd’hui reste 20ième siècle, mais ses pratiques doit être 21ième siècle, inspirant dans son verbe et accueillant dans son écoute pour que la pédagogie puisse être incarnée dans ces moments de formation.

L’intelligence artificielle réinterroge l’oralité pour une raison simple, elle peut simuler l’oralité. Ceux qui ont déjà utilisé Chat GPT Voice comprennent que l’oralité numérique est un atout extraordinaire pour la formation. Serge Tisseron parle « d’empathie numérique » de l’apprenant. Un nouveau rapport au savoir se construit sous nos yeux. La voix a un potentiel qui reste à découvrir. Le travail de l’entreprise apprenante est d’organiser la transformation des métiers de la formation pour construire une identité qui associe les outils et les hommes dans de nouveaux usages pour développer plus de performance. L’enjeu de la transformation est de construire une belle histoire qui emmène les apprenants et les professionnels de la formation sur de nouveaux territoires apprenants. Une nouvelle oralité qui fasse socialement résonnance.

Fait à Paris, le 01 avril 2025 @StephaneDIEB pour vos commentaire

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