L’évaluation fait polémique. Sur les traces de Célestin Freinet, Raymond Fonvieille (Naissance d’une pédagogie autogestionnaire, 1999) considère qu’une évaluation est toujours un jugement d’autorité et qu’il faut supprimer les évaluations pour ouvrir un vrai espace de responsabilité des apprenants. D’autres comme Alain Supiot considère qu’il faut en finir avec « La gouvernance par les nombres » (2015). D’où la question légitime, faut-il encore évaluer la formation ? Autrement dit, quelle doit être la place de l’évaluation, faut-il la réformer ou finalement la supprimer ? Quelles sont les pistes de transformation ? Comment évaluer l’évaluation ?
1, La culture de l’évaluation
La culture de l’évaluation est née en France au sortir de la Première Guerre mondiale. Il fallait reconstruire et faire face aux pénuries dans le pays. L’idéologie technicienne s’est imposée comme l’idéologie dominante. Selon George Friedman pour la période d’entre deux guerres, « La rationalisation industrielle s’est diffusée comme un mot d’ordre, mais aussi comme une foi dans les vertus de l’organisation scientifique » (Le travail en miettes, 1956). Le taylorisme faisait son entrée dans le paradigme dominant. « L’administration, comme la production, doit être scientifiquement organisée » (Henri Fayol, Administration industrielle et générale, 1917). Cette transformation avait commencé dans l’Administration publique dès 1907 avec la création du service de la Statistique Générale de France qui avait pour vocation de créer une harmonisation de ce qui existait avant dans certains ministères. « La création du SGF marque le passage d’une statistique descriptive à une statistique gouvernementale » (Alain Desrosières, La politique des grands nombres, 1993).
La SGF donnera naissance à l’Institut National de la Statistique en 1941, de l’INSEE en 1946 et d’Eurostat en 1972. La culture de la mesure devient le langage du pouvoir avec une quantification et du contrôle par le chiffre. « Il faut traiter les faits sociaux comme des choses » disait Emile Durkheim (Le suicide, 1897). La chose formative est touchée par ce paradigme, Louis Porcher et François Mariet parlent même d’une « véritable industrialisation de la formation » (Média et formation d’adultes, 1976). L’objectif était à l’origine l’optimisation des ressources pour faire une formation performative. Et la performance change de nature. Il ne s’agit plus de faire de la formation un moyen d’unifier la nation comme le disait Condorcet en 1792 « L’acquisition du savoir est indissociable de la citoyenneté et du rôle politique de l’individu », mais d’acquérir des connaissances et compétences pour répondre aux besoins de l’économie et du social. C’est dans ce cadre que sera portée la réforme Delors de 1971.
La loi du 16 juillet 1971, dite loi Delors, conseiller social du Premier Ministre Jacques Chaban-Delmas aura une conséquence sur la culture de l’évaluation. Si personne, aujourd’hui, ne semble remettre en cause l’efficacité de la mesure pour adapter la main d’œuvre au besoin du marché, les travailleurs sans qualification étaient en 1970, 70 % ; en 2001, le chiffre est passé à 25 %, la performance est au rendez-vous. Mais la mise en place d’une obligation de financement de la formation de 0,8% de la masse salariale pour les entreprises de 10 salariés et plus a eu une autre conséquence. Les organismes collecteurs paritaires prenaient en charge sur présentation de justificatifs, le financement des formations. La conséquence fut de créer des outils de traçabilité pour assurer la gestion administrative de la formation. La culture de l’évaluation s’est renforcée d’une culture de la traçabilité administrative, c’est la naissance de la bureaucratie de la formation au sens de Michel Crozier. L’évaluation est devenue procédurale.
2, Qu’est-ce qu’on évalue ?
L’évaluation en formation est devenue une logique de moyen (combien on dépense) plus qu’une logique de résultat (à quoi ça sert). L’efficience plutôt que l’efficacité. L’évaluation s’est transformée en rituel administratif. Le responsable de formation mesure le respect des procédures, des calendriers, des volumes de formation. Le taux d’exécution du budget devient l’objectif à atteindre. C’est un problème de dépense publique bien connu. C’est la raison pour laquelle la loi a fait voter la LOLF en 2001, Loi Organique relative aux Lois de Finances, et qui dit que pour éviter ce problème, il est nécessaire, et obligatoire, de construire des mesures d’impact. A quoi sert le CPF n’a pas la même raison d’être que combien de personnes l’utilise ? La difficulté méthodologique à définir un résultat par définition multifactoriel explique cette facilité sociale, de parler d’efficience plus que d’efficacité. Il est sans doute nécessaire d’introduire une disruption dans les comportements des acteurs de la formation.
La culture de l’évaluation a naturellement construit des taxonomies pour évaluer la finalité de la formation. Pas d’évaluation sans critères, pas de critères sans représentation du savoir. La taxonomie de Benjamin Bloom (1956) est la première qui ait trouvé sa place en entreprise avec ses 6 niveaux, mais pas très opérationnel pour l’entreprise, c’est pourquoi on préfère souvent celle de Lorin Anderson, son ancien élève, et David Krathwohl en 2001 avec mémoriser, comprendre, appliquer, analyser, évaluer, créer. Mémoriser permet de construire une évaluation de type QCM pour restituer le fait, la date,… D’autres centrées davantage sur la formation elle-même avec par exemple Donald Kirkpatrick (1959) et la satisfaction, la connaissance, le comportement, le résultat, Jack Phillips a rajouté le ROI. Dans tous les cas, il est difficile de standardiser les niveaux et cela fait souvent appel à des référentiels métiers. Le problème est l’évolution de ces taxonomies, le monde bouge trop vite pour que les standards suivent. On évalue souvent avec des référentiels du temps d’avant. D’autres outils ont vu le jour…
« La valeur de la formation ne se mesure pas à l’applaudimètre, mais à sa capacité à produire des résultats concrets » (Jack Philips, Return on investment in training and performance improvement programs, 2003). C’est le fameux ROI, Return On Investment, de la formation. Hormis le buzz dans le monde de la formation, cela n’enlève pas la difficulté de construire des indicateurs opérationnels pour le monde de l’entreprise. Il s’agit plus d’une incantation pour justifier une dépense qu’une réelle efficacité, faute d’avoir construit un écosystème de la performance. Cela n’empêche pas la créativité livresque. Le ROI est mort, vive le ROE, Retur On Expectations. James Kirkpatrick, fils de Donald Kirkpatrick que le ROE est la véritable finalité de l’évaluation, répondre aux attentes stratégiques (Training on trial, 2010). C’est toute la politique de New public management (Christopher Hood, A public management for all season ? 1991) qui est réinterrogé. Alain Supiot, du Collège de France, considère que la gouvernance par le nombre (2015) anéanti la faculté de juger, d’agir avec responsabilité et courage. Loin de ce que la formation prône…
3, La nouvelle évaluation
La nouvelle évaluation est la poursuite du système actuel en intensifiant le paradigme. La trajectoire technologique de l’évaluation est renforcée par l’arrivée du numérique et des politiques de Big data. La formation peut être évaluée en temps direct avec sans être exhaustif des analyses de l’apprenant autant que du formateur : traçage des interactions (temps passé, clics, parcours,…) des mesures physiologique (fréquence cardiaque, sudation, température, EEG,…), des analyses vocales et faciales (attention, fatigue,…), des trackings de gestes en situation (Scan, VR,…), … et ce n’est que le début. L’évaluation est intégrée au dispositif lui-même et évalue tout à la fois le savoir, le comportement, l’état biologique et l’environnement de l’apprenant. Le numérique pourra analyser le fameux ROI et faire de la prédiction de l’évolution de l’apprentissage pour atteindre la performance demandée. Une nouvelle posture de l’apprenant. Le numérique connaîtra mieux l’apprenant qu’il ne se connaît lui-même.
Une autre façon de penser la nouvelle évaluation est de miser sur la montée en puissance de l’apprenant. « On n’apprend pas à être autonome si l’on n’est jamais impliqué dans l’évaluation de ses apprentissages » (Philippe Perrenoud, L’évaluation des élèves, 1998). L’apprenant devient acteur de sa formation, Ivan Illich dit auteur de ses contenus, mais aussi acteur ou auteur de ses critères, de ses outils ou de ses moments d’évaluation. La culture de la pairagogie, pédagogie entre pairs, intègre l’évaluation qui devient le produit de l’apprenant. Si l’on considère que l’apprenant n’est plus un enfant, étymologiquement, celui qui ne parle pas, mais bien un adulte, il suffit de le questionner sur ses besoins terrains et de lui permettre d’apprendre ce dont il a besoin. L’évaluation est ce qui donne de la valeur. Et au final, c’est plus un changement culturel, faire confiance à l’intelligence de l’apprenant pour qu’ils disent ses apprentissages. C’est le niveau 1 de Kirkpatrick, de demandé à l’apprenant s’il est satisfait, avec plus ou moins de réflexivité, mais un système simple et efficace. Faire confiance à l’apprenant.
La littérature sur l’autoévaluation est importante, mais aujourd’hui avec l’IA, chaque apprenant peut non seulement avoir une évaluation fermée, mais aussi une évaluation ouverte avec des pistes d’amélioration. Le numérique permet des évaluations de qualité pour les apprenants qui veulent apprendre, c’est une liberté nouvelle dans l’évaluation. « L’autoévaluation ne s’improvise pas. Elle s’apprend. Elle suppose une culture du doute, de l’erreur, du retour sur soi » (Perrenoud, 1998). La formation en entreprise doit développer cette pratique pour la socialiser : avec des dialogues entre pairs, la co-construction de référentiels, l’écoute de récits d’apprentissage,… L’autoévaluation est un choix politique qui répond bien à l’horizontalisation de la formation. Reste à piloter les apprenants au sein d’une aventure collective, former ce n’est pas apprendre. C’est le travail d’érotisation de la formation, donner une ambition collective qui mobilise le désir d’apprendre, c’est le travail du marketing ou du design de la formation, une émotion qui mobilise la puissance individuelle de chaque apprenant.
L’évaluation n’est pas une simple question de technique ou d’outil, c’est d’abord une question de fond sur la notion de valeur, évaluer, c’est donner de la valeur, mais pour quelle finalité, pour quelles référentiels et pour quelles cibles. « Evaluer, c’est produire une hiérarchie implicite des valeurs. Ce n’est jamais un acte innocent » (Alain Desrosières, 1993). Choisir une politique d’évaluation, c’est choisir toute la politique de formation. Et l’entreprise est un bon niveau parce qu’elle est connectée à la réalité des pratiques et dans un monde qui cherche un repère, la réalité ou le réel, peut être un bon début. Encore faut-il construire cette nouvelle forme d’évaluation. On parle souvent des chantiers de la formation, l’évaluation en entreprise, peut servir de laboratoire pour expérimenter de nouveaux leviers de valeurs en fonction des stratégies organisationnelles de l’entreprise. Beaucoup restent à faire et surtout à évaluer ce qui se fera, finalement l’évaluation reste au cœur de la transformation.
Fait à Paris, le 13 mai 2025
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