Le storytelling est à la mode. S’agit-il d’un gadget de communicant recyclé par les formateurs pour capter l’attention ou au contraire d’un levier structurel pour réinventer la formation ? Est-ce un artifice ou un outil d’émancipation ? Dans un monde en infobésité, la parole de la formation est en recherche d’incarnation, le storytelling serait-il un outil pour refaire du sens ? Pour sortir de l’effet de mode, il est intéressant de revenir sur l’archéologie de cet outil pour en comprendre l’usage que l’on peut en faire ? Certains parlent d’intelligence narrative ? Que faut-il en penser ? Et surtout, que doit faire l’entreprise de ce concept, formation or not formation ?
1, L’histoire des histoires, le storytelling
Le storytelling est né dans la littérature avec Vladimir Propp, en 1928, qui a étudié la structuration de 100 contes russes, il en déduit une grammaire universelle consciente pour construire un récit. Les deux auteurs majeurs, qui ont développé ce paradigme, sont Claude Lévi-Strauss et Roland Barthes. Claude Lévi-Strauss a montré que toute culture repose sur un récit universel conscient et inconscient qui structure la société. Roland Barthes, quant à lui, a analysé les mythes modernes : publicité, médias, discours politiques comme des formes narratives. Il montre que la société fait parler le monde, ce qu’il appelle un mythe. Dans un exemple qu’il donne dans Mythologies (1957) à partir d’une image d’un soldat noir saluant le drapeau français, la mythologie est que la France est une nation ouverte, égalitaire, où tous les peuples sont unis sous le même drapeau. Il s’agit d’une fiction qui donne du sens à un fait neutre, une construction idéologique. Roland Barthes propose une déconstruction critique pour démystifier ces formes de manipulations douces pour revenir au vrai.
Le mythe détourne, aliène, il faut donc le dénaturer, il est dangereux. Alors que pour Yuval Noah Harari, dans Sapiens (2011) c’est tout le contraire, il renverse le soupçon barthésien. Pour lui, les mythes sont indispensables à l’existence des sociétés humaines. Les fictions ne désignent pas des mensonges, mais des constructions imaginaires partagées qui permettent l’organisation à grande échelle. La France est une fiction politique qui permet en son nom de développer une coopération massive nationale qui transcende les particularismes locaux et individuels. Il considère que sans fiction partagée, la coopération ne se résumerait qu’au chiffre de Dunbar, soit environ 150 personnes. C’est d’ailleurs cette capacité à faire des histoires partagées qui a permis à Sapiens de s’agréger, là où Néandertalien n’aurait pas eu cette fonction si développée. La raison d’être de Sapiens est de faire des histoires qui assurent la civilisation. La fiction n’est pas une illusion, mais une organisation du réel. Leur pertinence est due à leur efficacité sociale.
Qu’elle soit positive ou négative, la fiction connaît des mutations importantes. Aujourd’hui, selon Jean-François Lyotard (La condition postmoderne, 1979) la fiction connaît une crise. Les récits qui donnent du sens à la société dans son ensemble sont en interrogation : le progrès de l’humanité grâce à la science, l’émancipation par la formation, la vérité par la rationalité,… Tous ces modèles issus de notre histoire se sont démonétisés, ils ne sont plus des évidences, ce qui réinterroge leur fonction dans la société. La parole judicative, celle qui parle d’en haut est mise en défiance (La société de la défiance, Pierre Cahuc et Yann Algan, 2007). La conséquence n’est pas la perte de sens, mais la perte de sens globale. Les récits se fragmentent et ne se prétendent plus universels. Le sens naît des micro-récits. Jérôme Fourquet parle d’archipelisation des histoires (L’archipel français, 2019), là où Michel Maffesoli parle de tribus. Cette nouvelle forme de récit sera appelée storytelling par Christian Salmon en 2007 avec comme sous-titre « la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits », une démocratisation de la fabrique d’histoires.
2, L’érotisation des métiers pour érotiser la formation
Jean Baudrillard apporte une pensée originale. « Il n’y a plus de réalité, il n’y a que de la simulation de la réalité » (Simulacres et simulation, 1981). Tout devient récit, tout est narrativisé. « Le simulacre est vrai ». L’humain n’a plus affaire au réel, mais à un univers saturé de représentations, ce qu’il appelle l’hyperréalité. La question devient alors : l’histoire, est-elle partagée quel que soit le réel. « Le simulacre n’annonce rien, il répète ». La société consomme des récits prêts à l’emploi, recyclés, standardisés. Il dénonce la parole judicative comme celle des managers qui sont creux de sens et qui n’ont plus d’ancrage sur le réel vécu du travail. La parole creuse raconte de nouveaux récits pour faire le simulacre du sens. Jean Baudrillard est pessimiste, mais sa même analyse porte en germe une nouvelle façon de construire des histoires qui fassent sens, des histoires partagées qui permettent de penser grand. Les grandes histoires universelles sont par définition finies en périodes de changement de paradigme, mais la petite histoire de transition est celle qui assure l’opérationnalité de la transformation.
Le marketing social est une fabrique de récits communs. C’est une stratégie narrative pour changer les comportements et mobiliser autour de valeurs collectives. Que ce soit des stratégies push qui pousse des histoires inspirantes ou des stratégies pull qui fasse émerger des histoires du terrain, dans tous les cas, c’est l’engagement qui est en objectif. Il ne s’agit pas seulement de communication, trouver les bons mots pour ne pas changer les choses, mais de construire un imaginaire collectif du travail utile, la valeur symbolique du métier. Le formateur à une fonction essentielle dans la transformation des individus, il propose une histoire. L’instrumentalisation réduit parfois le formateur à un livreur de module, un agent de conformité au présentiel, on attend de lui qu’il forme vite, bon marché mesurable, mais cela se traduit par un effacement du symbolique. Or, c’est là le cœur de son métier, refaire société pour qu’il soit fier de son métier et organisateur du métier des autres.
Que l’entreprise fasse son travail d’érotiser ses métiers. Erotiser, c’est produire du désir symbolique, reconnecter le métier à des valeurs, des images, des récits qui donnent envie d’y entrer, d’y rester et d’y contribuer. Erotiser, c’est donner chair, chaleur et horizon. Bernard Stiegler (Travail, automatisation et savoir, 2016) montre que le désengagement est lié à une perte de récit collectif sur le sens du travail au profit d’une logique d’efficience, de date, de « performance vide ». L’automatisation détruire le lien entre le savoir, le temps et le désir. Il est donc nécessaire de réécrire le récit, raconter autrement avec des témoignages ; la reconnaissance avec des histoires réussies, les micro-héros du quotidien ; et la projection dans le futur, le métier a-t-il un avenir radieux ? La formation devient tout à la fois l’outil de la réalisation de ce désir, mais aussi la confirmation qu’il s’agit bien d’un métier désirable partagé par les participants et par l’ensemble de l’entreprise, voire plus.
3, La pédagogie du storytelling
Le storytelling en pédagogie n’est pas un artifice, c’est un dispositif d’apprentissage sur la pédagogie affective, activer l’émotion de l’apprenant pour développer son attention, sa mémorisation et son engagement. « L’émotion est vectrice de sens » disait Antonio Damasio (L’erreur de Descartes, 1994). L’animateur raconte des histoires, mais surtout incarne les histoires qu’il raconte pour permettre à l’apprenant de rentrer dans la formation. Mais c’est aussi une grammaire qui met en tension, comme le suspens d’une intrigue capte l’attention pour avoir le dénouement, la formation doit avoir des temps fort et des temps faibles, des ruptures, des surprises. Les temps forts doivent être ceux des messages important, car il augmente la mémorisation et la compréhension. Et les temps faibles permettent la consolidation des messages, la répétition chère Herman Ebbinghaus et de réduire la charge mentale de l’apprenant. La pédagogie doit proposer des histoires. Mais pas que…
Jérôme Bruner dans « Pourquoi, nous racontons-nous des histoires ? » (2005) montre qu’apprendre c’est se raconter des histoires. Il développe la notion d’intelligence narrative. « Raconter des histoires, c’est finalement jeter un pont entre ce qui est, ce qui fût et ce qui est possible. L’objet des récits que nous racontons sur nous-même est précisément de permettre au passé et au possible de coexister ». Apprendre consiste à construire de nouvelles idées à partir de connaissances ou compétences antérieures. Le récit permet d’intégrer, de structurer et de donner du sens à l’expérience, facilitant son appropriation et sa mémorisation. La formation devient la mise en forme de l’histoire partagée avec la gestion des récits alternatifs ou conflictuels pour consolider l’apprentissage. Jérôme Bruner avait cette belle formule « Nous devenons les histoires que nous racontons ».
Comment raconter des histoires ? Il ne s’agit pas seulement d’entendre une histoire fut-ce tel celle du formateur inspirant, mais aussi et surtout écouter l’histoire des apprenants. La pédagogie choisit les moments de l’histoire racontée, de l’histoire écoutée, de l’histoire co-produite. Gaston Pineau avait ce joli mot « Raconter sa vie, c’est la transformer » (Les histoires de vie, 1993). Le récit devient un outil au service de sa propre transformation avec le groupe comme auditoire qui permet de pairs à pairs la validation de l’histoire que l’apprenant porte. La pairagogie est une théorie qui redonne la main aux apprenants, elle permet à l’apprenant de devenir auteur de son histoire, dans le cadre conscient et inconscient des structures de l’époque. Le neuroscientifique Paul Zak (Why inspiring stories make us react ?, 2015) montre qu’une histoire bien construite libère de l’ocytocine. « L’ocytocine rend les gens plus gentils, plus empathiques et plus heureux. Le storytelling est l’un des moyens les plus efficaces de la libérer ». Le storytelling stimule le plaisir d’apprendre.
Le storytelling est un outil au service du mixte de la formation. Il a le grand avantage de tenir compte de l’évolution sociologique des apprenants. Le storytelling, selon Paul Zak, transmet plus de savoir, mais crée aussi plus de lien, il touche et il transforme. Des qualités fortement demandées aujourd’hui dans la pédagogie quel que soit le courant de pensée. La formation est le lieu privilégié du storytelling et l’entreprise le bon niveau. Le travail de formation devient la création de territoires apprenants qui tiennent compte d’une culture partagée. Et l’entreprise a cette culture partagée que ce soit dans son histoire, son fonctionnement ou sa stratégie. Libérer l’histoire au sein d’un commun permet de construire l’engagement, mais surtout l’acceptation de la transformation heureuse.
Fait à Paris, le 20 mai 2025
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