La formation anti-fragile

par | 12 novembre 2024 | Économie, Pédagogie

L’antifragilité est un nouveau concept à la mode. Après l’entreprise apprenante, l’entreprise renversée, l’entreprise liquide, l’entreprise agile, l’entreprise libérée, et tant d’autres concepts, l’entreprise se doit d’être antifragile. Que faut-il penser de ce nouveau concept, s’agit-il d’un nième wording pour faire la réclame au changement ou d’une véritable évolution structurelle des pratiques de l’organisation ? L’antifragilité, est-elle une resucée de concept déjà existant ou s’agit-il d’un véritable changement du changement ? Et comment la formation doit-elle intégrer l’antifragilité dans les transformations des compétences à acquérir par les apprenants ? La formation antifragile dans ses pratiques a-t-elle un sens ? Que faut-il en penser ?

1, Le concept de l’anti-fragilité

Nicolas Taleb est un chercheur de l’incertitude. Il est statisticien dans la finance, il connai*ît la data et ses usages. Il doit sa notoriété à deux de ses ouvrages sur l’incertitude. Son premier ouvrage qui le rend célèbre est  « Le cygne noir » (La puissance de l’imprévisible, 2008). Un cygne noir est un événement imprévisible qui aura un impact majeur sur le cours de l’histoire. Nicolas Taleb insiste sur « l’impossibilité de calculer les risques d’apparition de tels événements qui pourtant ont des conséquences de plus en plus brutales, il parle de « sauvagerie » du hasard (Le hasard sauvage (2001). Le monde est devenu trop complexe et trop brutal pour être anticipé. Pour ne pas être fragilisées les organisations doivent proposer des modèles de gouvernances antifragiles, d’où son ouvrage qui fait référence, « Antifragile, les bienfaits du désordre » (2012). Si le cygne noir est le constat, l’antifragile est le projet. Alors, de quoi s’agit-il ?

Nicolas Taleb propose deux modèles de référence : l’entreprise peut être fragile ou robuste face à un choc extérieur. Cette pensée s’inscrit dans le courant des théories de la contingence dont la première est née avec Joan Woodward (1965) et dont les auteurs de référence sont Paul Laurence et Jay Lorsch (1967) qui divise l’environnement en périodes de stabilité et qui considèrent qu’en période d’instabilité l’entreprise doit adapter l’ensemble de sa structure pour ne pas être fragilisée. En période de disruption ou de transition vers une future stabilité, les théories de la contingence sont particulièrement bien adaptées. La théorie antifragile va plus loin, elle profite du désordre pour se réinventer et gagner en réactivité. La vitesse d’ajustement est une variable de performance. Ce qui compte ce n’est pas la structure mais son agilité, comme l’avait déjà proposé Jeff Sutherland avec sa notion d’entreprise agile (The power of Scrum, 2011).

Ce que Nicolas Taleb apporte comme couleur supplémentaire, c’est la notion de résilience organisationnelle, ce mot ancien que l’on pourrait traduire par rebondir et dont Boris Cyrulnik en a fait un domaine d’étude pour les sciences de la psyché, « un ressort intime face aux coups de l’existence », renaître de sa souffrance. En appeler aux sciences de l’homme pour construire une culture du changement. « Il faut que tout change pour que rien ne change » (Luchino Visconti, Le Guépard, 1963). Le changement comme stabilité. Pierre-Jean Benghozi parlait de routine innovante. Une organisation qui apprend de ses erreurs pour construire une meilleure version d’elle-même, l’innovation permanente. L’organisation est en mouvement permanent autour d’une culture robuste stable qui stimule de changement. Autrement dit construire une culture du changement, une identité de la transformation, identité ce qui reste identique lorsque tout change.

2, Comment former à l’antifragilité ?

La première composante de la formation à l’entreprise antifragile est à rechercher auprès du concept d’entreprise apprenante comme Peter Senge (La cinquième discipline, 1990). L’entreprise peut s’adapter à un environnement qui bouge en pratiquant la maîtrise personnelle, les modèles mentaux, la vision partagée, l’apprentissage en équipe et la pensée systémique. Par une ouverture d’esprit individuel et collective, l’entreprise est capable d’apprendre des chocs extérieurs, faire une conscientisation de ses apprentissages et donc d’absorber ce choc et capitaliser de ses propres expériences. Dans le modèle de Taleb, on pourrait dire que l’organisation est robuste grâce à des pratiques d’apprentissage continue, la culture du changement. Sans revenir sur l’entreprise apprenante, qui se fonde sur des outils d’intelligence collective et de pairagogie, l’organisation antifragile va plus loin que la seule adaptation à un environnement instable. De quoi s’agit-il ?

L’organisation antifragile propose une organisation qui non seulement est construite pour affronter les imprévus avec des notions de robustesse et de résilience, mais ne fait pas que résister, elle surfe sur le changement et l’imprévu pour construire des opportunités de croissance. Elle cherche la disruption comme source de développement. Le problème est celui de « l’effet papillon » définit par le météorologue Edward Lorenz en 1972 « Prédictibilité, le battement d’aile d’un papillon au Brésil provoque-t-il une tornade au Texas ? », des micro phénomènes peuvent avoir des conséquences énormes et non prévisibles, la complexité dans l’analyse systémique. Il ne s’agit donc plus de tenter d’anticiper que de réagir à du non-anticipé. Moins l’entreprise est capable de savoir où elle va plus elle doit investir dans son agilité pour construire un avantage concurrentiel durable.

La formation canal historique qui détermine des connaissances et des compétences prédéfinies qu’il s’agit d’acquérir, doit devenir une formation antifragile. La construction des apprentissages devient le fondement de la formation. Chaque apprenant devient « auteur » de ses apprentissages pour reprendre le mot du pédagogue Ivan Illich. Le travail de pédagogie est de construire des territoires apprenants qui assurent des communions entre pairs. Ce qui compte n’est plus tant la chose apprise que le fait d’apprendre ensemble. Et faire en sorte que ces apprentissages partagés se portent sur les signaux faibles de l’environnement pour construire ensemble des usages possibles. La formation devient alors un incubateur de connaissance et de compétences, une nouvelle philosophie de la formation, une pédagogie robuste pour un savoir agile.

3, Que faut-il en penser ?

Penser le changement pose un problème épistémologique. Michel Maffesoli montre qu’il existe une différence entre époque et période. Selon lui une époque étymologiquement une parenthèse est une période longue de 3 ou 4 siècles. La parenthèse par construction s’ouvre et se ferme dans le temps. Nous sommes donc à la fin d’une époque né avec le Discours de la méthode (1637) et que Charles Baudelaire avait appelé l’époque « moderne » et qui avant s’appelait le « postmédiévale ». Dans cette tradition, Michel Maffesoli définit notre époque contemporaine comme postmoderne avant que d’autres lui attribuent un autre qualificatif. La période quant à elle est plus courte, quelques décennies, qui assure la transition entre l’époque qui se finit et celle qui n’est pas encore née. L’organisation antifragile s’inscrit dans cette période, un moment de transition entre deux époques. La perspective est importante dans la stratégie.

Ce qui est intéressant n’est pas tant le reengineering (Michael Hammer et James Champy, 1993) permant de l’entreprise que de faire du sens avec la proximité des membres de l’entreprise. L’intelligence collective, ce n’est pas chercher une solution ensemble, mais trouver une rassurance, source de résilience dans la proximité des autres. C’est l’idée de falsabilité de Karl Popper, une idée n’est bonne tant qu’une autre ne la rend pas fausse. Autrement dit l’idée n’est pas l’essentiel, c’est la progression qui comme chez Nicolas Taleb est au cœur de la démarche scientifique. Et là, c’est un changement par rapport à l’Organsiation Scientifique du Travail ou de la Formation qui prévalait dans le 19 et surtout le 22ième siècle. Il n’y a plus ceux qui savent et ceux qui ne savaient pas, mais ceux qui cherchent ensemble et ceux qui ne cherchent pas. Cela redonne une belle actualité à la notion de formateur, celui qui anime cette recherche.

Enfin, le travail de formation, comme agent de transformation nécessite de poser la question de l’avenir. Face à l’incertitude et la sauvagerie des cygnes noirs, il reste un travail important de militantisme. « L’avenir ne se prévoit pas, il se prépare » (Maurice Blondel) est encore plus vrai lorsque le monde devient erratique. C’est une liberté nouvelle qui est proposée aux entrepreneurs de penser le monde comme ils l’aimeraient. C’est Thomas More (Utopia (1516) et son utopie qui proposait une organisation pour faire progrès social. Demain, lorsque la parenthèse nouvelle s’ouvrira le temps ne sera plus à la création d’un monde nouveau mais à la performance dans un monde connu. Au commencement était le verbe, trouver des mots pour que la réalité du moment puisse s’inscrire dans le temps long.

L’entreprise est le lieu du social et que certains appellent le sociétal. Pourquoi ? Dans ces périodes de transition, le verbe est démonétisé et la société se met en défiance avec les histoires que l’on raconte, il faut donc faire un travail d’incarnation, l’Age du faire. La formation faite  par les apprenants eux-mêmes est par construction incarnée et fait sens. Faire sens à une double acception faire finalité comme une ambition partagée, le but, et faire résonance comme le chemin, la pédagogie de l’ambition. L’entreprise antifragile est une entreprise qui par construction remobilise ses forces vivent pour saisir les opportunités qui s’offre à elle. Autrement dit, l’entreprise antifragile pour s’appeler l’entreprise opportuniste, qui apprend à saisir les opportunités du désordre.

Fait à Paris, le 12 novembre 2024

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