La formation, doit-elle être dark social ?

par | 23 novembre 2022 | Pédagogie

Le dark social a mauvaise presse. Il est souvent cité comme le lieu où les interdits sont transgressés. Un monde sans foi ni loi, composé de black hackers, de drogués, de prostituées. Le dark social est fantasmagorique, le refoulé d’une société, la partie obscure de la force. Mais le dark social n’est pas ce que l’on croit. Il n’est pas si sombre que cela. Mieux, la formation peut avoir intérêt à jouer sa carte. C’est un lieu extraordinairement dynamique qui sert de laboratoire aux usages numériques de la formation, tout dépend de ce que l’on appelle le dark social ? Qu’est-ce que le dark social peut bien avoir à voir avec la formation, si légaliste ?

1, Qu’est-ce que le dark social ?

Le dark social est un terme inventé en 2012 par Alexis Madrigal dans The Atlantic (https://www.theatlantic.com/technology/archive/2012/10/dark-social-we-have-the-whole-history-of-the-web-wrong/263523/). Il s’agit des contenus non indexés à des moteurs de recherche comme Google. Le dark social est composé des emails ; des plates-formes de messagerie comme WhatsApp, Messenger, Wechat, Telegram, Teams, Slack,… ; des chats ; des messages privés sur les réseaux sociaux comme Linkedin, Facebook,… ou des messages privés sur toute sorte d’applications, gaming ou autres. On peut rappeler pour dater le phénomène que l’email est né en 1971, les SMS en 1992 et les réseaux sociaux après la création du web en 1993, LinkedIn est né en 2002, Facebook en 2004. Selon les études, le dark social représente plus de 80 % de l’ensemble des contenus du web.

D’autres mots se croisent pour définir le dark social. Certains parlent de dark web ou de deep web. Il s’agit du web profond par opposition au web de surface. Le web profond est pour l’essentiel complètement légal avec les bases de données et les intranets qui nécessitent un mot de passe pour pouvoir communiquer en son sein. Le dark web est accessible à ses propres moteurs de rechercher particuliers comme par exemple Tor (The Onion Routing) créé à l’origine par la marine américaine à la fin des années 90 et que l’on appelle souvent le Google du dark web. Aujourd’hui, tout le monde peut le télécharger gratuitement. Les échanges peuvent être rendus anonymes grâce à des VPN qui change l’adresse IP de l’utilisateur et qui ne garde aucun historique. Le dark web est légal pour sa grande majorité.

Toujours en matière de sémantique, une autre façon d’organiser le dark social est de distinguer l’Open sharing du Close sharing. L’open sharing se retrouve avec des plateformes comme Facebook, Twitter, Pinterest,… qui permet de poster du contenu que tout le monde peut voir sur son mur, les membres de la plateforme ainsi que ceux qui ne le sont pas, les moteurs de recherche référencent les tweets par exemple. Alors que le Close sharing ou close social est comme son nom l’indique des partages fermés aux non-membres. Il s’agit des groupes comme WhatsApp, mais aussi les chats ou les messages privés des plateformes ouvertes comme Linkedin par exemple. Le dark social est composé de contenus protégés.

2, Le dark social est au cœur de la communauté apprenante

La parole protégée est au cœur du dark social, elle est même cryptée « de bout en bout de la conversation ». Pour être formative, la protection n’est pas technologique, elle est pédagogique. Il s’agit de construire des modes opératoires, organiser la rencontre. Traditionnellement, les pédagogues retiennent le cadre opératoire des training groups de Carl Roger (1969) avec sa pédagogie non-directive qui propose de libérer la parole au sein d’une communauté de partage. Les règles de fonctionnement qualifient le lieu et autorisent, ou non, la parole. Jean-Michel Cornu, expert des grandes communautés apprenantes, en propose une seule « la bienveillance ». Mais la protection de la parole est une condition nécessaire, mais non-suffisante pour faire de la formation.

La formation est d’une autre nature. Nicole Mosconi, dans Relation d’objet et rapport au savoir (1996), montre que la formation est d’abord un lieu de socialisation. C’est ce que la société veut transmettre. Il s’agit de substituer des « objets de savoirs publics » aux « objets de savoir privés », de s’enrichir de ce qui n’est pas issu de la seul expérience personnelle. La formation est un travail de transformation. Il s’agit de sortir de soi, se confronter à un savoir qui n’est pas soi, ce qu’on appelle l’altérité, pour se construire un autre soi, une identité nouvelle. Le groupe est d’autant plus important que le filtre de bulle permet de construire ou de renforcer son identité professionnelle, les autres me sont identiques, et me renvoie donc à mon identité. L’identité est le fait des autres. Le dark social devient un outil pédagogique pour construire le professional branding de chacun.

La formation est un apprentissage socialisé, autrement dit, il s’agit de sortir de ses stéréotypes privés pour accepter des stéréotypes sociaux. Le stéréotype étant indispensable pour comprendre le monde. C’est le travail de la sociologie de la formation, étudier les changements de stéréotypes privé public, mais aussi les mutations du paradigme dominant. Pourquoi le dark social est-il si important ? L’Institut Sapiens (2022) a montré que la parole est démonétisée, les français de croit plus en leurs autorités. La défiance est de mise. Les Français aiment la Sciences, mais 2 Français sur 3 ont plus confiance en un pair qu’en un expert de l’expertise. La transmission est plus efficace de son collègue de travail que d’une autorité, qui restera toujours douteuse dans son honnêteté. La formation se doit d’organiser cette pairagogie, et le dark social est son média.

3, Comment réussir son dark social learning ?

La réponse première est, et restera, toujours avoir un bon contenu. C’est une réponse politiquement correcte, Philippe Muray parlait de l’Empire du Bien, si l’on ne définit pas le bien ou le bon. Sans rentrer dans des questions radicales, à la racine des choses, et ontologique, force est de constater qu’il n’est pas facile d’avoir la bonne formation au bon moment. C’est un des raisons pour laquelle la pédagogie s’est inversée, l’expert laisse la place à l’apprenant. C’est le Learner Generated Content (LGC), l’apprenant pose le problème, voir trouve ensemble des solutions de pairs à pairs, l’animateur devient alors celui qui étymologiquement donne de la vie et libère la parole. Il pilote la formation en posture du formateur-coach dans un espace identifié, le dark social.

Le dark social n’est pas qu’un groupe de paroles, c’est aussi un groupe de communion émotionnelle. C’est la grande découverte du 21ème siècle, l’apprenant est d’abord un être affectif, c’est l’émotion qui guide ses pas. Antonio Damasio, neuroscientifique de l’émotion a donné un corpus de crédibilité à la démarche, encore faut-il construire des pédagogies affectives. C’est le travail du pédagogue que de construire des temps de formation socialement extraordinaire, qui sortent de l’ordinaire, l’effet whaou. Faire de la formation une learner experience (LX), une aventure apprenante où l’apprenant sera fier d’y avoir participé, avec un degré d’engagement plus ou moins important suivant les situations, storytelling ou storymaking. L’important est le faire ensemble.

Reste à construire le faire ensemble. Il est nécessaire d’inventer et de réinventer les usages au sein du dark social. La sociologie, l’ergonomie, le design… La veille des usages doit s’inspirer des usages BtoC avec TikTok, Snapchat, Instagram, Twitch… pour organiser éventuellement un transfert BtoB. Tiktok a par exemple, une culture du challenge qui en formation est particulièrement intéressant pour transformer une connaissance en compétence, un savoir en action. Twich est un outil magique pour l’animation numérique du formateur, l’art de la rhétorique numérique. Discord à des groupes de paroles de belles tenues qui peuvent inspirer nombre d’entreprise. La culture de l’iconographie d’Instagram ou de Tiktok est extraordinaire pour les formations en micro learning par exemple. Et il faut voir aussi les nouveautés du dark social : Poparazi qui met en valeur les autres et non pas l’auteur, Be real qui insiste sur l’instantanéité ou LinkMe.

Pour ou contre le dark social, n’a pas de sens, il s’agit plutôt de construire un dark social qui répondent à ses objectifs pédagogiques. Mc Luhan disait que le média est le message, là, il faut construire son média pour construire son message. C’est un degré de liberté rare que d’inventer la grammaire et l’histoire qui fera formation. Dans le processus d’émiettement des apprenants, de déconstruction des autorités établies, il est nécessaire de construire des lieux identifiés pour socialiser les apprenants. La formation n’est pas un bazar, c’est un lieu de construction du collectif, ce qui redonne une légitimité aux entreprises qui par définition ont une raison d’être. Reste ensuite à en choisir les modalités, la co-construction semble avoir les faveurs du moment, le dark social est un outil au service d’une ambition, encore faut-il avoir une ambition en formation.

Fait à Paris, le 23 novembre 2022

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