LES FONDAMENTAUX DE LA FORMATION
Voilà quelques années que le terme pairagogie, ou en anglais peeragogy, le pair à pair, ou le peer to peer, P2P, est entré dans la littérature de la formation. S’agit-il d’une nouvelle tendance qui va révolutionner la formation ou d’un nouveau wording, qui se propose de changer les mots pour ne pas changer les choses ? Autrement dit, faut-il l’utiliser pour montrer que la formation est à la mode, training branding, ou pour faire de la formation pour adultes autrement ? Que faut-il penser de la pairagogie ? Le responsable de formation, doit-il en faire un marqueur social de la transformation de ce début du 21ième siècle ? Que recouvre véritablement la notion de pairagogie ?
1, Les origines de la pairagogie
L’origine de la pairagogie est à rechercher dans la notion de foule. Jean-Jacques Rousseau parlait de « peuple sublime », une conception idéologique d’un peuple vertueux par nature. Le 19ième siècle a fait évoluer le concept en donnant corps à un collectif distinct de l’agrégation des seuls individus. Gustave Le Bon en 1895 a écrit « La psychologie des foules ». Comment se comportent les foules ? La violence sociale, la CGT est née en 1895, considère la foule comme une entité immature, facilement manipulable. Cette immaturité ouvre voie à la manipulation et la propagande. Ces techniques de persuasion ont été utilisées pendant le 20ième siècle avec des mouvements de masse et des théoriciens comme Joseph Goebbels pour les nazis ou Andreï Jdanov pour les soviétiques. Comment se fait-il que la foule immature soit devenue intelligente ? Quel que soit le siècle, c’est toujours la même entité, ce qui change ce n’est pas la foule, mais le regard que le social porte sur la foule.
En 2004, James Surowiecki écrit « La sagesse des foules », la foule devient sapiens. Pour illustrer son propos, il cite une expérience menée par le savant éclectique Francis Galton en 1906. Lors d’une foire agricole, il demanda à 787 badauds d’évaluer le poids de l’animal après son abattage et son dépeçage. A quelques kilogrammes prêts, ils trouvent le poids estimé de 547 kg pour un poids réel de 543 kg. La même question a été demandée à des experts, la moyenne de leur réponse était très éloignée de la bonne réponse. Francis Galton n’a pas su quoi faire de cette expérience qui était iconoclaste pour l’époque. Les gens de savoirs, dont il faisait partie, sont moins efficaces que le bon sens populaire. Ce n’est que plus tard la société en fera une histoire qui servira de base à un nouveau paradigme. Le créateur du mot d’intelligence collective fut David Weschler en 1971, et la foule pouvait devenir intelligente en 2005 (Howard Rheingold, Foules intelligentes).
Ce changement sera enrichi par la notion informatique de « peer to peer », une architecture numérique décentralisée qui partage directement les informations entre les pairs avec des outils comme Napster (1999). L’intelligence collective est une transmission explicite de contenus. Cette notion s’est enrichie avec la notion de fouloscopie, la science du comportement des foules : paniques, mouvement de foule, propagation de rumeurs, réseaux sociaux,… proposée par Mehdi Moussaid avec sa chaîne de vulgarisation depuis 2018 (https://www.youtube.com/@Fouloscopie) et un ouvrage (Fouloscopie, ce que la foule dit de nous, 2019), une transmission entre pairs où l’émotion prend une place nouvelle. C’est sur l’ensemble de ces trajectoires que Howard Rheingold a inventé le mot de pairagogie (2012).
2, La pairagogie
Howard Rheingold est un personnage particulièrement intéressant. Sociologue du numérique, il commence son analyse en 2003 (Smart mobs, the next social revolution) avec l’analyse de flash mob dont la première en France eu lieu au Louvre. Des foules réalisent des performances artistiques éphémères sans aucun motif hormis un motif esthétique. La volonté de partager pour le seul plaisir de partager sans fidélisation, du one shot. Cette révolution sociale est selon l’auteur ce qui le conduira à parler de foules intelligentes (2005), il poursuivra l’idée de ce concept en proposant en 2012, la première version de son manuel de pairagogie (handbook peeragogy) pour appliquer les foules intelligentes à la pédagogie. Le handbook peeragogy avait une portée symbolique forte, ce sont les apprenants qui ont écrit le manuel, le manuel n’est plus écrit par les experts, mais par les pairs. La pairagogie trouve son incarnation.
Marcel Gauchet avait remarqué : « Ce qui frappe l’observateur contemporain, c’est un retrait significatif des adultes, parents ou enseignants, de l’acte de transmission au profit de la liberté de choix et de l’expérimentation par soi-même » (Transmettre, apprendre, 2013). Une évolution sociologique qui se traduit par un glissement de l’organisation verticale de la formation vers une horizontalisation, redonner le pouvoir aux apprenants. C’est la posture de l’apprenant qui fait autorité dans la construction des savoirs. Ivan Illich parlait de l’apprenant qui devient « auteur » de ses propres apprentissages. Comme avec le manuel de pairagogie, il ne s’agit pas seulement d’en faire des créateurs de savoir, mais aussi des pédagogues qui construisent les parcours apprenants en fonction de leurs attentes individuelles et collectives. Ce passage de l’expert à l’apprenant comme référent de la formation fait que si le 20ième siècle était de siècle des experts, le 21ième sera celui de l’apprenant.
Et cela a des conséquences majeures. La définition de l’apprenant est que non seulement, il n’est plus infantilisé, étymologiquement l’enfant est celui qui n’a pas le droit à la parole, mais la parole de l’apprenant devient la clé de l’évaluation de l’ensemble du système. La politique d’engagement devient le cœur du système. La communauté apprenante devient un outil de formation avec un apprentissage à l’engagement partir d’une évaluation, une note, un like à du Learner Generated Content (LGC), du verbatim, des situations terrains, du contenu. L’IA générative renforce la capacité de production du contenu de qualité par l’apprenant lui-même. Si l’animation de pair à pair semble gagner du terrain dans la formation, le pilotage quant à lui reste du domaine réservé des experts. Et pourtant avec le nouveau paradigme qui est mieux placé que l’apprenant, que l’on dit adulte, pour savoir si son apprentissage lui a été utile ? Le service formation va devoir se transformer en service des apprenants, le contenu laisse la place à la personne apprenante.
3, Que peut-on en penser ?
Les outils de pairagogie commencent à se faire une place dans la pédagogie classique, que ce soit les wold cafes, les hackathons ou les tables apprenantes, la pédagogie classique commence sa transformation. C’est le « renversement de la pyramide » pédagogique. Taichi Ohno proposait le renversement de l’Organisation Scientifique du Travail du taylorisme, une horizontalisation des organisations, et c’est aujourd’hui l’Organisation Scientifique de la Formation qui se trouve renversée. La pyramide des experts, laisse place à une pyramide inversée apprenant first, une inversion des valeurs, l’expert laisse place au pair. Cela est déjà arrivé dans la doctrine de la formation. Le pédagogue Paulo Freire parlait de la pédagogie des opprimés (1968) dans un autre cadre, mais qui déjà proposait de libérer la parole des apprenants par un dialogue entre les apprenants ainsi qu’avec le formateur. La formation suit les tendances génériques de l’entreprise.
Pourquoi la politique de transformation évolue si lentement par rapport aux évolutions organisationnelles ? Les institutions formatives connaissent un phénomène bureaucratique (Michel Crozier, 1963), c’est lorsque le fonctionnement des organisations se déconnecte de son impact terrain. Une formation bureaucratique est une organisation qui privilégie l’efficience à l’efficacité, les process à l’impact. La formation centrée sur les experts et les contenus, laisse la place à des formations centrées sur les apprenants, apprendre à les connaître, à les animer individuellement et collectivement pour qu’ils puissent construire leurs apprentissages. Le refus de l’évolution est un combat d’arrière-garde. La politique d’assurance qualité de la formation devra évoluer pour être centré sur l’apprenant. Les indicateurs de qualité doivent être prioritairement centrés sur l’avis de l’apprenant et non sur le contenu. Donner la parole aux apprenants nécessite de donner de la valeur à ce qui est dit.
Le numérique a accéléré l’émergence de la pairagogie. Reste à définir ce que la société appelle un apprenant. La pairagogie peut penser l’apprenant rationnel qui exprime en pleine conscience ses besoins et la réalisation de ses ambitions, ou un apprenant émotionnel celui qui va prendre plaisir à apprendre ensemble, ce qu’exprime la fouloscopie. Quelle que soit la définition de l’apprenant, le pilotage de l’entreprise est essentiel pour l’organisation des territoires apprenants. La pédagogie affective complète la pédagogie rationnelle. La communion apprenante est un facteur clé de la pairagogie, crée ses aventures partagées le travail des pédagogues. C’est ce qu’attendent les apprenants et en plus, ce qui n’est pas inintéressant pour l’entreprise, miser sur les pairs coute beaucoup moins cher.
La pairagogie est un changement culturel qui introduit la sociologie dans les politiques de formation, apprendre à connaître les désirs des apprenants, apprendre à susciter des désirs nouveaux remet le marketing de la formation au cœur du pilotage. Apprendre n’est pas former, former, c’est piloter des formes sociales, c’est ce que la société dit qu’il faut apprendre. La formation s’inscrit dans la démarche stratégique de l’entreprise, tout le changement est dans une nouvelle gouvernance, certains parlent de contrat social, là où d’autres parlent de pacte social, qui inclut raison et émotion pour érotiser la formation. La pairagogie est un outil au service d’une histoire.
Fait à Paris, le 11 février 2025
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