Le problème de l’orientation

par | 8 octobre 2024 | Pédagogie, Philosophie, Responsable de formation

L’orientation est au cœur du métier de la formation, orienter sa transformation. Le choix de la transformation, n’est toutefois pas sans poser quelques questions : comment orienter des apprenants putatifs dans une société qui ne sait plus où elle va ? La disruption est le néologisme propre à cette situation, le changement est non seulement maintenant, mais en plus, il est brutal et rapide. Comment ne pas devenir obsolète dans un monde qui ne sait plus où il va ? Comment l’entreprise doit s’adapter à ce phénomène ? Comment orienter les apprenants dans leurs apprentissages ? Qu’est-ce qui change ?

1, Le choix de Descartes

René Descartes propose une méthode rationaliste de l’orientation, dans « Les passions de l’âme » (1649) : une personne voulant aller dans un village se trouve avec le fait de choisir entre deux chemins possibles, demandant aux gens de la région qui connaissaient bien les chemins, il apprend qu’un des chemins est plus sûr que l’autre est infesté de brigands, que faut-il choisir ? Bien sûr, le plus sûr. Mais si d’aventure alors qu’on a choisi le chemin le plus sûr, on se trouve agressé, a-t-on fait le bon choix ? René Descartes répond « oui », car on a fait le choix raisonnablement le meilleur possible compte tenu de l’information à notre disposition. L’orientation est rationnelle. Elle estime dans un modèle d’information imparfaite les risques compte tenu de l’information à notre disposition.

La raison, chez Descartes, est une valeur sûre. Le travail d’orientation devient un travail de veille sociale pour capitaliser suffisamment d’informations pour prendre sa décision. Le rôle de l’entreprise devient de fournir cette information pour permettre à l’apprenant de choisir de manière éclairée sa future employabilité. L’entreprise devient un Centre d’Information et d’Orientation des métiers qu’elle emploie pour que chaque collaborateur pour choisir raisonnablement. Cette mission d’orientation est de plus en plus difficile en période de disruption. Par exemple, face à l’IA, quel serait l’avenir de chaque métier ? Pourquoi former encore aujourd’hui à l’expertise-comptable lorsque les professionnels eux-mêmes annoncent la fin de leur activité remplacée par l’IA ? L’entreprise choisit donc de transmettre l’information qu’elle possède pour éclairer le jugement.

Mais la responsabilité de l’entreprise va plus loin. Si l’on reprend l’histoire de René Descartes, choisir son chemin nécessite des chemins préalablement construits par la société. L’utilisateur pourrait traverser hors des chemins, couper à travers champs. Ils sont des aides à la décision, l. Sheena Lyengar dans L’art de choisir (2010) a démontré avec l’exemple des pots de confitures que trop de choix nuit au choix, pour orienter, il est nécessaire de réduire le nombre des possibilités si l’on veut que l’individu puisse choisir réellement. Autrement dit, dans l’orientation, il est nécessaire qu’une instance sociale puisse présélectionner le nombre de choix avec la crédibilité nécessaire. Le rôle de l’entreprise est non seulement d’informer aussi bien que possible, mais aussi de présélectionner les chemins de progrès possibles, voire de les imposer pour faciliter l’orientation rationnelle.

2, Le choix de Spinoza

Si René Descartes à une lecture très rationnelle de l’orientation, Baruth Spinoza qui est son contemporain et lecteur, lui propose une lecture complémentaire, une orientation qui prenne en compte aussi l’émotion. Il postule une loi universelle pour chacun. « Chaque chose selon sa puissance d’être, s’efforce de préserver dans son être » (L’éthique, 1677), chacun s’efforce non seulement de se protéger, mais aussi d’accroître sa puissance vitale. Cet « effort », en latin conatus, que des neuroscientifiques comme Antonio Damasio ont mis en évidence (Spinoza avait raison, 2003), devient un indicateur d’orientation. Le « passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection » se traduit par de la joie. L’orientation est source de joie quand elle augmente la capacité d’agir de l’homme, et qu’elle lui permet de grandir. La puissance de la joie disait Frédéric Lenoir (2015).

C’est le choix de la personnalisation contre l’individualisation. Faute de pouvoir définir les masques sociaux particulièrement en période de disruption, c’est la personne qui est appelée en renfort, c’est-à-dire, étymologiquement, l’être derrière les masques. La responsabilité change de main. Pour orienter, il suffit d’interroger la personne qui écoutera ses émotions : si l’orientation réduit la puissance vitale, la personne deviendra triste alors qu’elle sera remplie de joie si elle augmente la puissance vitale. L’orientation heureuse devient possible pour l’ensemble d’une société, augmenter la puissance vitale de chacun. L’orientation spinozienne devient aussi un motif d’engagement, augmenter sa joie, ce qui permet de choisir raisonnablement l’émotion de la joie personnelle. Spinoza complète à Descartes.

Le travail d’organisation sociale est alors comme pour Descartes nécessaire pour donner envie à la personne qui est perdue dans son choix, autrement dit, érotiser les chemins qui se trouvent devant lui pour nourrir sa promotion sociale, celle qui le fait progresser dans sa puissance d’action. Si l’orientation dans la première moitié du 20ième siècle était liée à la promotion sociale, avec la montée en puissance de l’individualisation, avec la deuxième moitié du 20ième siècle, il devient nécessaire de trouver d’autres déterminants plus personnels. C’est le travail du marketing social de mettre en société et de donner l’envie. Faute de marketing, l’entreprise risque d’avoir de la « tristesse » sociale. Le premier événement national sur le marketing de la formation a eu lieu en 2001. Aujourd’hui, le métier devient d’organiser le conatus pour que l’apprenant puisse écouter son cœur et choisir un métier qui le fasse grandir. L’érotisation sociale est un moyen pour mobiliser les individus émiettés.

3, L’opportunisme comme solution

Les années 20 et particulièrement les années 30 ont permis à la France de développer la standardisation des process dans tous les secteurs de l’entreprise, y compris l’administration, avec l’émergence de ce qu’on appelait à l’époque les « techniciens ». L’Organisation Scientifique du Travail s’est aussi développé sur la notion de projet en standardisant l’objectif ainsi que les étapes pour l’atteindre. Cette méthodologie fut appliquée à la formation avec l’idée de définition des objectifs pédagogiques (compétences et connaissances) pour rationaliser ensuite la pédagogie qui deviendra un métier d’ingénierie, c’est bien l’ingénieur qui rationalise le parcours de l’apprenant. Mais dans un monde en disruption, la standardisation des référentiels et celle des cheminements n’est plus une réponse suffisante à l’organisation des transformations trop nombreuses pour être standard.

Le modèle projectif est en interrogation. L’administration de la formation devient une bureaucratie, au sens de Michel Crozier, faute d’avoir des standards adaptés. Le social ne joue plus son rôle d’orientation avec la promesse de progrès social qui allait avec. C’est l’émergence de la posture de la personne responsable de sa propre orientation. A quoi sert ce besoin de standard social ? Cela permet de réduire le poids de la décision qui est définie par le collectif et qui libère la personne, lui permettant de mettre dans l’inconscient et de réduire sa charge mentale (James Teboul et Philippe Damier, Neuroleadership, le cerveau face à la décision, 2017). Le social doit promouvoir un nouveau paradigme d’orientation, l’opportunisme remplace le projectif. Chacun écoute le monde, se positionne pour saisir les opportunités qu’il ne connait pas a priori. L’orientation devient plus flexible, Zygmunt Bauman aurait dit plus « liquide ». Qu’est-ce que cela veut dire ?

La personne devient un créateur de valeur dans ses choix. William Shakespeare avait cette belle formule : « La vie est un spectacle, autant faire sa propre mise en scène », l’homme devient réalisateur de sa propre vie professionnelle. Cette posture sociale a des conséquences, l’individu devient un média qui choisit les éléments de son histoire et surtout de son devenir qu’il veut mettre en lumière, c’est le professional branding. Cette marque sera portée par le numérique, qui renforcera le phénomène. L’individu construit son réseau de liens forts et de lien faibles pour diffuser son identité professionnelle et son positionnement pour l’avenir. LinkedIn devient l’ami des professional branders. Cette présence numérique ouvre voie à l’émergence d’opportunités qui réagiront à la mise en scène choisie. L’orientation choisie l’est sur le choix des éléments de différentiations et de valorisation que l’on choisit. Une nouvelle liberté offerte.

Quel est le problème de l’orientation ? Le passage d’un modèle projectif à un modèle opportuniste nécessite de construire les standards sociaux de l’opportunisme, comme par exemple de faire de la veille ou d’apprendre à choisir un positionnement attractif ou encore d’être capable de pitcher sa propre valeur. Les institutions commencent ce travail de transformation indispensable pour faire un nouveau progrès social. Si l’individu doit inventer son propre devenir, il doit le faire en raison comme le propose Descartes, mais aussi au nom de son conatus, cette capacité à écouter son cœur et sans doute avec un homme qui construit ses relations pour saisir les opportunités de grandir seul et ensemble. L’émiettement des personnes nécessite d’avoir des institutions qui refassent du social pour redonner du sens à tous. Orienter les institutions vers un paradigme émergeant… comme quoi toujours un problème d’orientation.

Fait à Paris, le 08 octobre 2024

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