Le Shadow learning, ce que nos salariés apprennent sans nous

par | 9 décembre 2025 | Économie, Pédagogie, Responsable de formation

Le shadow learning est né du Shadow IT, où les collaborateurs utilisaient leurs propres applications, hors du contrôle du DSI. Avec le shadow learning, c’est le savoir qui passe sous le radar du responsable de formation. Les salariés apprennent sans les entreprises, pire certains proposent d’en faire un modèle (Laurent Alexandre et Olivier Babeau, Ne faites plus d’études, 2025). La formation en entreprise, devient-elle une institution obsolète ? Faut-il laisser les apprenants se débrouiller seul avec tous les réseaux sociaux disponibles ? On peut poser la question différemment : qu’est-ce qu’apporte le service formation des entreprises que le hors entreprise n’apporte pas ? La formation est-elle devenue un fossile d’un monde qui n’existe déjà plus ? La formation hors les murs, serait-elle devenue le Graal de l’entreprise ? Comment doit-on réagir face à cette évolution ? Sera-t-elle durable ou éphémère ? Que peut-on en penser ?

1, Le shadow learning                               

      

2019 est l’année du shadow learning avec deux auteurs qui publie ensemble, mais séparément. La première Kate Kellogg, introduit le concept dans un article devenu classique (Shadow learning, building robotic surgical skill when approved means fail, 2019). Kate Kellogg décrit une stratégie de survie au sein des milieux chirurgicaux. Dans un service de chirurgie robotique, elle étudie l’accès au robot jalousement gardé par les seniors. Les jeunes chirurgiens n’osaient pas demander plus de temps d’entraînement. Mais pour ces derniers leur ignorance des robots risquait une déqualification. Il se retrouvait exclu de l’apprentissage formel, faute de créneaux suffisant pour s’entraîner. Les internes s’entraînaient la nuit sur des simulateurs laissés dans le couloir, et regardaient des vidéos de procédures tout en échangeant entre eux. Kate Kellogg montre un processus d’apprentissage clandestin. C’est une critique de la rigidité institutionnelle et une volonté pour les novices d’acquérir les compétences nécessaires pour ne pas devenir obsolète.

Si Kate Kellogg est une approche défensive, Matt Beane propose une vision offensive du shadow learning (Learning to work with intelligent machines, 2019). Matt Beane étudie l’introduction des technologies intelligentes qui prennent le travail qui incombait traditionnellement aux novices, leur laissant un travail de supervision passive de la machine. Les jeunes développent des stratégies pour contourner la situation : ils suivent un technicien expert comme son ombre pour lors des rares pannes machines, analyser secrètement le fonctionnement des machines par-dessus l’épaule des opérateurs. Matt Beane y voit l’ingéniosité de celui qui refuse d’être dépossédé de son métier. Ils utilisent les interstices du système pour apprendre. Le problème n’est pas la hiérarchie comme avec Kate Kelllogg, mais la technologie. Ce n’est pas la priorité des seniors qui pose problème, mais la disparition de situations pédagogiques naturelles. Le shadow learning est une stratégie ou l’usager apprend par ruse.

Dans les deux cas le shadow learning est l’illustration de l’artisanat de la formation, l’apprenant bricole son apprentissage de sa propre initiative, hors de tout système verticalisé. Ce phénomène est généralisable sur l’ensemble de l’entreprise. Traditionnellement, la formation est construite sur le postulat du savoir rare et coûteux pour l’apprenant. Cette barrière à l’entrée a donné une responsabilité à l’entreprise d’investir dans une formation particulièrement avec la loi de 1971. La contrepartie, c’est elle qui choisissait le contenu de la formation, orientant ainsi la formation suivant ses contraintes stratégiques. Ce monde n’est plus. Pourquoi ? Parce que le contenu est devenu accessible à tout gratuitement, et, cela hors de l’entreprise. YouTube annonce que plus de 500 heures de contenus sont mis en ligne chaque minute, offrant ainsi un océan de démonstrations, de procédures, d’astuces professionnelles ciblées. Et à cela s’ajoute, les LLM qui accompagnent de façon personnalisée. L’entreprise a perdu la main sur la formation, pire l’entreprise ne sait plus ce que l’apprenant apprend. Le shadow learning pose problème.

2, Les problèmes du shadow learning

L’accès au savoir a un coût marginal nul. Le salarié apprend ce qu’il veut comme il veut. C’est une liberté nouvelle pour l’apprentissage des collaborateurs, mais pas pour la formation, qui est un apprentissage socialisé, ce que la société ou l’entreprise dit être le bien. Apprendre n’est pas former. Lorsque chacun se forme seul, sur des contenus différents, avec des experts différents, l’homogénéité des métiers se fissure au sein des entreprises. La mosaïque d’expertises individuelles fait que de la notion même d’identité professionnelle vacille, identité ce qui est identique. « La société ne peut vivre que s’il existe entre ses membres une suffisante homogénéité » (Emile Durkheim, Education et sociologie, 1922). Lorsque chacun apprend ailleurs, cette homogénéité se délite et cesse d’être un socle partagé. C’est tout le métier comme ciment social de l’entreprise qui se trouve remis en cause. Le shadow learning est une déconstruction de l’aventure sociale des métiers canal historiques.

Une étude chinoise de Qian Y. Zhu (et al, « Nurses’use of social media for clinical learning », 2022) montre que certaines infirmières apprennent des gestes techniques en consultant TikTok ou WeChat pendant leur pause. L’une d’elles déclare « Je regarde TikTok pendant mes pauses, je ne le dis pas à ma supérieure », shadow learning. Cet aveu ouvre un décalage entre la norme affichée sur la compétence, la maîtrise, le professionnalisme et la réalité vécue. L’incertitude, la peur d’être jugée, la nécessité de se rassurer sont autant de motifs pour se former sans le dire, sans remettre en cause son professional branding. Qian Zhu a une belle formule, elle parle de « curriculum invisible ». Elles apprennent dans l’ombre et seules. Cela pose de nombreuses questions comme par exemple le théâtre d’ombres qu’est devenu le système d’évaluation, la confiance que l’apprenant donne au système préférant cacher ses apprentissages, mais aussi la notion de fake news, la viralité du faux est souvent plus forte que celle de la conformité interne des bonnes pratiques professionnelles juridiquement écrites. Un travail de socialisation est à faire.

Que dit le droit ? Il protège la liberté de se former. Le temps de vie personnelle échappe à la subordination. Nul ne peut être sanctionné pour s’auto-former hors de l’entreprise, tant que cette démarche ne viole ni l’obligation de loyauté ni de confidentialité de l’entreprise. Et même au sein de l’entreprise, le salarié conserve une sphère d’autonomie. La Cour de Cassation est formelle : « le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de l’intimité de sa vie privée » (Arrêt Nikon, 2 octobre 2001). Cela protège l’usage raisonnable des outils de connexion personnels. D’ailleurs, il est interdit d’interdire l’usage du smartphone car cela est jugé disproportionné (Art L.1121-1 du Code du travail) sauf dans des cas très précis et très limités comme les sites classés défense nationale. Comme disent les juristes les shadow learners disposent d’un « droit de principe » pour utiliser leurs propres outils pour monter en compétences. La charge de la preuve de l’exception incombe à l’employeur. Le shadow learning est un droit pour le salarié.

3, La socialisation du shadow learning

Si l’entreprise laisse le salarié seul dans ses apprentissages, elle perd sa spécificité. Une entreprise n’est pas un agrégat d’individus qui vendent leurs compétences dans une vision néo-classique de l’organisation. C’est pour reprendre les termes de Ronald Coase dans un article classique, une « organisation substitutive au marché » où « le coût de recourir au mécanisme des prix est plus élevé que celui d’organiser une hiérarchie » (The nature of the firm, 1937). Autrement dit, si tous les salariés se formaient exclusivement sur TikTok, YouTube, les LLM ou autres, l’entreprise perdrait sa raison d’être en matière de formation, construire un savoir interne distinct de celui du marché. Les théoriciens de la régulation pensent aussi que le savoir interne n’est pas un doublon du savoir externe, il en est sa forme contextualisée. Le travail du responsable de formation n’est pas d’acheter des formations sur le marché, mais de créer des savoirs internes spécifiques en cohérence avec l’histoire et la stratégie de l’entreprise. Si l’apprentissage n’est plus internalisé, la compétence ne devient plus culture, c’est alors la mémoire de l’entreprise qui disparaît et donc la notion de métier.

Bernard Steigler avait cette belle formule « l’organisation qui ne produit plus son propre savoir finit par perdre ses savoir-faire » (La société automatique, 2015). Le travail du responsable de formation est de réinternaliser les externalités. Son rôle n’est pas de filtrer ou encore moins d’interdire, mais de recueillir et d’ordonner le shadow learning. Il devient l’instance où le savoir général se « frotte » pour reprendre le mot de Montaigne pour devenir un savoir interne, non une copie, mais une traduction. Chaque entreprise a sa propre histoire et culture. Michel Aglietta notait : « Un monde de régulation efficace garantit la reproduction des rapports sociaux fondamentaux travers des dispositifs régulateurs » (Régulation et crises du capitalisme, 1976). Le responsable de formation devient le responsable de cette stabilisation qui transforme le savoir externe en compétences internes. Garantir la cohérence professionnelle commune est essentiel pour garantir la spécificité du savoir-faire de chaque entreprise.

Si le shadow learning s’est développé, c’est aussi parce que la formation interne n’émerveillait plus. Trop lente, trop normée, trop peu incarnée. Pour reprendre la main, il ne s’agit pas de réglementer, mais de réenchanter. Bernard Steigler avait cette autre belle formule : « on ne lutte pas contre un désir par une interdiction, mais par un désir plus fort ». Dans un monde qui s’horizontalise, l’entreprise ne pourra pas empêcher un salarié d’aller chercher ailleurs, en revanche, elle peut lui donner envie de revenir. L’IA est un bon exemple, elle permet de se former seul hors de l’entreprise, le travail de formation de l’entreprise est de permettre à chacun de mettre en commun sa contribution pour développer une intelligence collective. L’externalité au service de l’internalité. Le travail du responsable de formation devient alors l’organisateur de ce territoire apprenant ouvert et surtout de mettre en sens et d’érotiser ce sens. Autrement dit de favoriser la liberté d’apprendre et de donner l’envie de la partager à tous. Refaire du social pour stimuler le personnel.

Le shadow learning n’est pas une menace, mais bien au contraire une opportunité pour le responsable de formation, faire évoluer l’institution de formation en fonction des évolutions de la société. Le responsable de formation n’est plus le gardien du savoir, mais le metteur en scène du savoir. Il donne une forme sociale à des apprentissages libres. L’entreprise reste un lieu de validation des savoirs, connaissances ou compétences, mais la validation bouge pour suivre le monde et les modalités de formation. Apprendre n’est pas former. Former, c’est dire ce qui est le bien apprendre, c’est bien la société qui forme et l’apprenant qui apprend, à chacun son métier. Cette socialisation des apprentissages donne le sens aux choses et le désir de s’engager. Le shadow learning n’est qu’une illustration de la montée en puissance de l’apprenant-roi libéré de ses entraves et guider par ses seuls désirs. Plus que jamais le travail du responsable de formation est d’érotiser la formation pour que chacun puisse penser l’avenir ensemble.

Fait à Paris, le 09 décembre 2025

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