Les organisations sont de plus en plus confrontées à des chocs brutaux, souvent imprévisibles. Nassim Nicholas Taleb les qualifie de « cygnes noirs ». « L’histoire humaine ne progresse pas linéairement, mais par bonds, déséquilibres et chaos. Les cygnes noirs dominent tout simplement le monde » (Le cygne noir, 2007). Dans ce contexte d’instabilité permanente, la capacité d’apprendre, à désapprendre et à réapprendre devient une compétence organisationnelle vitale. Pour certains, l’entreprise ne peut plus simplement s’adapter, elle doit devenir apprenante pour survivre. S’agit-il d’un nouveau buzz word qui chasse le précédent ou s’agit-il d’une révolution qui va s’inscrire dans le temps ? Qu’est-ce que l’entreprise doit faire de cette apprenance ? Et surtout, de quoi s’agit-il au juste ?
1, L’entreprise apprenante, définition
L’entreprise apprenante est née du livre de Peter Senge, « La cinquième discipline » (1990). Construire une organisation apprenante repose sur quatre disciplines assez classiques : la maîtrise personnelle, les modèles mentaux, la vision partagée et l’apprentissage en équipe. La plus-value du livre est dans la cinquième discipline, l’analyse systémique. Edgar Morin avait cette belle formule : « Le tout est à la fois plus ou moins que la somme de ses parties » (La méthode, la nature de la nature, 1981). L’organisation des 4 disciplines pour faire un tout nécessite d’interroger les relations entre les parties, avec les fameuses boucles récursives où les effets rétroagissent sur les causes « Le produit devient producteur de ce qu’il a produit ». Tout interagit sur tout dans un processus circulaire. La pensée produit du savoir, mais le savoir transforme la pensée qui l’a produite. Le pilotage de ce système permet d’articuler apprentissage individuel et collectif dans une nouvelle gouvernance.
Le livre de Peter Senge fait sien le travail de Chris Argyris et Donald Schon (Organizational learning, a theory of action perspective, 1978) avec la création de la distinction des simples boucles et des doubles boucles d’apprentissage. Une simple boucle est un processus de correction des erreurs sans remettre en cause les règles de départ, sur un modèle de résolution de problèmes, alors que la boucle double remet en question l’ensemble des règles, y compris les objectifs ou les raisons d’être de ces objectifs. « L’apprentissage double bloucle se produit lorsque les erreurs sont corrigées en modifiant les normes, les politiques et les objectifs à partir desquels les actions sont générées » (Reasoning, learning and action, individual and organizational, 1982). D’autres auteurs proposent de développer une triple boucle qui réinterroge la gouvernance ou comme chez William Torbert (Action inquiry, the secret of timely and transforming leadership, 2004) une action réflexive qui transforme jusqu’à l’identité et la conscience de soi dans l’action.
La troisième source du concept d’entreprise apprenante est Arie de Geus avec son livre « Entreprise vivante » (1997) qui compare l’entreprise à des organismes vivants et qui aurait été le premier à parler d’entreprise apprenante. Son travail théorie a été renforcé par un travail opérationnel, il avait été un des cadres dirigeants de Shell dans le monde et il a permis de rendre plus opératoire la notion d’entreprise apprenante et particulièrement avec la co-fondation de SoL, Society for Organizational Learning, spin off d’un laboratoire du MIT en 1997. Ce qui donna SoL France en 1999. Arie de Geus qui était francophile est souvent venu en France pour animer des événements. Aujourd’hui, sa dynamique demeure avec Eric Mellet, Président de SoL France. « La capacité d’apprendre plus vite que vos concurrents est peut-être le seul avantage concurrentiel durable » (Arie de Geus).
2, Et pourtant tout le monde n’est pas d’accord…
La première critique est celle du nom même du courant : peut-on vraiment dire d’une organisation apprend ? Ou ne s’agit-il pas plus d’une projection anthropomorphique, prêter à l’organisation des facultés humaines ? C’est la thèse d’Hubert Landier qui affirme « Ce ne sont pas les organisations s qui apprennent, ce sont les hommes » (Renaissance, réinventer le travail, réinventer l’entreprise, une urgence pour préserver l’humanité, 2018). Transformer l’entreprise en sujet autonome se fera au détriment de l’individuation. Et Gilbert Simondon d’ajouter que l’individu est en perpétuelle co-constitution avec le collectif, mais ne peut être dissous en lui sous peine de se perdre (L’individuation, 1964). Michel Foucault disait que ceux qui font parler les structures masquent souvent leur gouvernance où les individus sont pilotés, normé au nom d’un apprentissage collectif abstrait. Cette critique ontologique est orwellienne, elle libère l’homme pour mieux l’asservir.
La deuxième critique est plus sur le fait qu’une entreprise peut devenir apprenante sans changer ses logiques profondes. Il n’est pas nécessaire de réinventer l’organisation pour en faire une entreprise apprenante. Une entreprise qui sait capter, structurer et mobiliser les savoirs peut très bien être apprenante sans tout révolutionner. L’important est la fluidité de l’information et de l’intelligence collective. Le problème se ramène à un problème de circulation de l’information pour avoir la bonne information au bon moment. L’entreprise développe une mémoire organisationnelle grâce aux routines, aux expériences, aux récits collectifs… rien de nouveau. Il n’est pas besoin d’avoir un modèle qui transforme les états mentaux et les croyances des personnes, pour faire son travail de circulation des savoirs. Vouloirs changer les hommes est souvent suspect de ce que Philippe Muray appelait « L’empire du bien ».
La troisième critique est celle de la conscientisation. D’où vient cette idée qu’il faille conscientiser une formation ? C’est une conception influencée par Paulo Freire (La pédagogie des opprimés, 1970), l’homme opprimé par ses apprentissages, mais s’il prend conscience de sa condition et des structures qui la détermine, il peut alors librement choisir d’apprendre en pleine connaissance. L’apprenant a besoin d’avoir un regard réflexif sur les coulisses de la production de formation pour se libérer. La deuxième et la troisième boucle sont cohérentes avec cette démarche de conscientisation. Et pourtant a-t-on besoin d’apprendre en conscience ? C’est la même question de de savoir si le pilote d’une voiture a besoin de connaître le fonctionnement du moteur pour pouvoir choisir une direction. Une non-conscientisation n’est-elle pas une réduction de la charge mentale de l’apprenant ? Les réponses conditionnent la façon dont on comprend l’organisation apprenante.
3, Qu’en penser ?
L’entreprise apprenante propose une stratégie de gouvernance participative au service de l’adaptation. Elle propose de faire de l’apprentissage un levier de l’adhésion, un outil de mobilisation plutôt qu’un impératif imposé. Ce sont les individus qui deviennent acteurs de leur transformation collective. Le rôle du manager n’est plus de convaincre, mais d’organiser l’appropriation avec la création de communauté apprenante réflexive. L’obligation devient aspiration, le contrôle devient empowerment. Cela permet de désamorcer les résistances aux transformations, parce qu’elles sont le produit de ceux qui doivent les mettre en œuvre. Elle transforme le changement en un processus participatif intégré dans la culture de l’entreprise. Elle passe d’un contrôle direct à une gouvernance par la culture, l’adhésion et l’intériorisation des logiques de changement. Le sommet stratégique ne renonce pas au pilotage, mais il en change les modalités.
L’entreprise apprenante est une fabrique de proximité et de sens. La fidélisation ne passe plus seulement par la sécurité professionnelle, l’expérience vécue est une aspiration dans l’acquisition des compétences, une volonté d’apprendre ensemble pour se construire individuellement. L’enjeu est d’incarner cette proximité, faire sentir à chacun qu’il est au cœur d’un collectif vivant, en interaction avec son environnement. Le marketing de l’apprenance devient être à l’écoute, co-construire, ajustement en temps réel tout en maintenant la cohérence de la marque, learnal branding. L’entreprise apprenante devient une promesse et un récit vivant où l’individu se reconnaît comme acteur et comme auteur de son évolution dans un cadre commun. L’entreprise apprenante a besoin d’érotiser son projet, maintenir le désir et l’émulation de construire un devenir qui fait sens ensemble.
La vraie question est « Comment rendre possible l’entreprise apprenante dans une société de la défiance ? ». Depuis les années 80, l’organisation est en révolution permanente avec chaque fois de nouvelles propositions de révolutions, le reenginerring (James Champy et Michael Hammer, 1993) prend la forme aujourd’hui de l’entreprise antifragile (Nassim Taleb, 2013), libérée (Isaac Getz, 2012), régénérative (Carol Sanford, 2017), à mission (Dominique Christian et Frédéric Touvard, 2021) ou de tant d’autres réinvention que la question n’est pas tant où l’on veut aller que, comment y aller. C’est toute la question de la politique de transformation. Si la transformation est judicative, imposé par le sommet stratégique, elle se heurtera à la sociologie des organisations, il est donc intéressant de proposer une transformation apprenante non pas tant sur la finalité, mais sur le cheminement. Et que si à la fin ce n’est pas l’entreprise apprenante qui est retenue, le processus de transformation permettra d’assurer la transition.
Le travail de l’entreprise est le lieu de l’expérimentation de l’apprenance nouvelle. Elle permet de faire de nouvelles propositions dans l’articulation personne, organisation, écosystème. Il ne faut pas confondre la fin et les moyens pour ne pas vider la notion d’entreprise apprenante de sa saveur, redonner une vitalité sociale à l’entreprise. L’utopie de la finalité n’est pas aussi importante que la réalité de la transformation et c’est là que l’entreprise se doit de policer le changement pour lutter contre la violence impersonnelle de la transformation. Visconti avait cette belle formule, Il faut que tout change pour que rien ne change. Plus que jamais les entreprises ont besoin d’entrepreneur, ceux qui ont le courage de transformer une utopie en réalité comme cela a toujours été le cas dans l’histoire des organisations.
Fait à Paris, le 22 avril 2025
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