La pédagogie est un domaine qui s’invente et se réinvente au gré du temps et des problématiques qu’elle rencontre. Un nouveau courant de pensée à vue le jour avec les « narratives practices » ou le « narrative learning ». Le récit devient un outil au service de la formation. L’historien et sociologue de la formation Ivor Goodson est le premier à avoir ouvert un chantier sur l’usage des histoires dans la pédagogie (Life histories and the study of schooling, 1981). « Les trajectoires sont des récits en tension, façonnés par les interprétations biographique des personnes » (Developpin narrative theory, 2013). L’histoire devient une méthodologie de la formation. Comme toutes les innovations, elles sont d’abord critiquées pour au final voir leur potentiel pédagogique et social. Aujourd’hui, que faut-il penser des pédagogies narratives, s’agit-il d’une nouvelle mode éphémère ou d’un changement structurel de nos paradigmes métier ? Et surtout, quelles conséquences sur les pratiques métier au sein des entreprises ?
1, L’histoire des histoires
Le narratif est né avec l’oralité, il y a environ 300 000 ans, ce qui correspond d’ailleurs à la naissance de l’Homo sapiens. C’est la même date pour l’usage régulier du feu que l’on retrouve chez les Néandertaliens et les Sapiens. Sur les traces de Claude Lévi-strauss, Richard Wrangham est le premier à relier expéressement le feu et l’oralité, c’est « un moment pour socialiser, raconter des histoires et créer des liens » (Catching fire, how cooking made us human, 2009). Yuval Noah Harari montre que l’histoire est ce qui a fait la différence entre Neandertal et Sapiens, le premier ne construisait pas de récit commun et donc plafonnait leur développement de groupe autour du chiffre de Dunbar 150 environ, alors que Sapiens par l’art de raconter des histoires permettait une socialisation de grand nombre. L’histoire est au cœur de l’odyssée de l’espèce, un moyen de transmettre et de fédérer autour de ce commun.
Homère, que Platon qualifiait de « l’éducateur de la Grèce » formait par l’histoire. C’est avec Parménide, ou plutôt la lecture que Platon en fait, que la formation commence à se méfier des récits. La science du 19ème siècle a renforcé ce rejet au nom d’un travail d’objectivation. Le récit devient trop subjectif pour être retenu. L’histoire qui enseigne a été remplacée par la norme, le pédagogue est devenu un ingénieur pédagogique. Le pédagogue Jérôme Bruner avait cette belle formule qui distinguait deux modes de pensée : la pensée paradigmatique fondée sur la logique et la démonstration, et la pensée narrative qui donne du sens à l’expérience humaine. En voulant apprendre sans récit, la pédagogie se prive de la condition même de la raison d’apprendre.
Ce n’est qu’avec le 20ème siècle que la narration retrouve son statut épistémologique, donner du sens. Mais c’est le 21ème siècle qui assurera la transition. La posture du formateur se transforme, il cesse d’être un expert qui délivre un contenu, il devient un animateur de formation. Animateur donner une âme, incarner le contenu. « Former les hommes, ce n’est pas remplir un vase, c’est allumer un feu » (Aristophane). Il sélectionne les situations, crée des contrastes, accompagne les interprétations. La pédagogie narrative emprunte à la définition de Bertolt Brecht sur le théâtre ne pas montrer le monde comme il est, mais comme il pourrait être (Ecrits sur le théâtre, 1963). Une tension entre la réalité et le possible. Former revient alors à construire un espace narratif où d’autres pratiques deviennent imaginables.
2, L’apport du narratif dans la pédagogie
La place du narratif est née des questionnements du paradigme dominant. La domination du scientisme du 19ème siècle, étant moins forte, elle ouvre voie à des alternatives sociales. Le mouvement rabelaisien de transformation fait émerger une mise en concurrence pour permettre le basculement de la vision sociale de la formation, la bonne formation change. L’efficacité est le premier atout, le récit incarné augmente l’ancrage mnésique de l’apprentissage. « Les souvenirs émotionnels sont résilients ; ils persistent même lorsque nous souhaitons les oublier » (Joseph LeDoux, The emotional brain, 1996)). L’émotion du récit est au cœur d’une nouvelle place donné à l’apprenant, il n’est plus seulement rationnel mais aussi émotionnel. « Le raisonnement n’est pas détaché de l’émotion, il en dépend » disait Antonio Damasio (L’erreur de Descartes, 1994). Sans émotion pas d’apprentissage, l’histoire formative fonctionne parce qu’elle engage l’affect, la transmission a besoin d’être animée pour être inspirante.
Les neurosciences confortent cette idée, le cerveau humain est fait pour faire des histoires, reliant les expériences pour construire une cohérence sociale : la mémoire épisodique, est celle qui permet émotionnellement de se rappeler des souvenirs vécus et le son contexte ; la mémoire sémantique est celle qui organise rationnellement les connaissances hors contexte, et la mémoire autobiographique celle qui permet de construire son identité avec une synthèse des deux autres mémoires. L’homme est un faiseur d’histoires. Le neuroéconomiste Paul Zak montre que les histoires augmentent la libération d’ocytocine, hormone de l’attachement et de l’empathie. « L’ocytocine nous rend plus disposés à coopérer, à apprendre des autres et à nous soucier d’eux » (Why inspiring stories make us react, 2014) L’histoire n’est pas un artifice pédagogique, elle est une source de bien-être social qui favorise l’engagement. Elle stimule l’envie de contribuer, d’imiter des pratiques, de s’identifier à un métier.
L’histoire donne du sens, elle organise la mémoire rationnelle et émotionnelle des apprentissages et favorise l’histoire de ses propres attachements, de sa propre identité professionnelle. Paul Zak montre également que l’histoire augmente le sens de la coopération (Neuroscience for organizational, 2017). Au moment où l’idée de faire sens est invoquée par de nombreux pédagogues, l’histoire devient l’outil pour permettre de faire sens. L’histoire est un outil pédagogique pour créer un attachement rationnel et émotionnel qui soutient la performance. Le métier est souvent lié au cœur de l’histoire sociale. Une organisation qui ne raconterait pas ses métiers produirait des collaborateurs émiettés pour reprendre l’appellation de George Friedman, des travailleurs isolés. Le narratif constitue une mémoire commune qui donne envie à l’apprenant d’appartenir à cette communauté. La pédagogie narrative est un outil pour faire des liens professionnels autour d’une identité partagée, elle fabrique « l’ère du Nous » pour reprendre Martin Heidegger. Etre un formateur a du sens et donne un sentiment de fierté à celui qui en fait son métier. Il porte l’histoire du métier.
3, Qu’en penser ?
L’histoire est revenue en force avec l’introduction en France su Storytelling : Christian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, 2008. Comme son nom l’indique il s’agit d’un outil d’adhésion, mais aussi de manipulation sociale. C’est l’idée d’une pédagogie spectacle qui mobilise les apprenants, qui leur donne l’envie d’apprendre. On dirait aujourd’hui une pédagogie inspirante. La critique est qu’elle est verticale, c’est l’histoire qui est racontée par d’autres pour faire commun, mais dans une période de l’apprenant-roi le storytelling est souvent perçu comme un formatage des esprits. Le paradigme dominant reprend l’idée de storytelling, mais l’horizontalise : la pédagogie narrative ne doit pas seulement raconter des histoires, mais permettre aux apprenants de se raconter eux-mêmes. La société du spectacle laisse place à la société de la fête.
Jean Debord (Société du spectacle, 1967) laisse la place à Philippe Muray (Festivus Festivus, 2005), c’est la réactualisation de la « Lettre à d’Alembert sur les spectacles » (1758) de Jean-Jacques Rousseau. Le spectacle est une pédagogie verticale, là où la fête est une pédagogie horizontale. Quelle que soit l’idéologie retenue, l’histoire est au cœur de notre sociabilité. Aristote disait que l’homme est un animal social, l’histoire fait la société. Il existe bien des problématiques liées à l’histoire, j’aimerais en retenir une : avec la montée en puissance des plateformes numérique, l’histoire prend une forme nouvelle. C’est la plateforme qui devient la mémoire de la société et de l’individu, cela a des conséquences physiologiques sur le cerveau, mais cela repose aussi la question de la qualité de l’histoire, bien souvent les histoires sont rationnelles, comme des dictionnaires. Or, l’histoire doit être incarnée, érotisée pour faire sens pour en faire un soutien à l’apprenant qui développe ainsi son désir d’apprendre. Le travail de la pédagogie est de donner envie.
Cette question prend une autre actualité avec l’émergence des LLM, agent conversationnel dont la nature même est de raconter des histoires. Cela aura deux conséquences. La première est une standardisation des histoires permettant de penser l’entrée dans le métier comme l’adhésion à une communauté mondiale : « formateurs du monde entier unissez-vous », une internationale des métiers. C’est toute l’histoire du monde qui s’invite dans l’identité régionale des métiers par la taxonomie des LLM. Mais d’autres histoires sont possibles, à cette verticalité, il est possible de proposer une horizontalité, l’apprenant peut choisir des LLM avec ou sans filtre, entendons, avec ou sans histoire fortement préétablie. L’apprenant peut construire ses histoires grâce aux agents conversationnels comme enseignant ou sparing partner. L’apprenant s’émancipe par la machine. L’IA ouvre des perspectives nouvelles qui finalement reprennent les mêmes problématiques qu’avant : qui a la maîtrise du récit ?
La pédagogie narrative est un outil au service de la formation. Que ce soient les formateurs, longtemps considérer comme le bras armé du capitalisme par les marxiens ou une industrialisation de la formation avec la machine, la question du savoir est qui en a la maîtrise pour l’imposer aux autres. La formation est un apprentissage socialisé, il ne s’agit pas d’apprendre, mais d’apprendre dans ce que la société dit être le bien. C’est toute la problématique des paradigmes dominant (Thomas Khun, LA structure des révolutions scientifiques, 1962), une histoire qui permet de mobiliser l’ensemble du corps scientifique pour avancer dans le même sens. Dans l’entreprise, dans le métier, c’est la même dynamique, créer une aventure partagée. Mais ce que Paul Zak introduit est qu’émettre ou recevoir une histoire, cela développe du plaisir avec l’ocytocine et que le rôle profond du narratif est n’est pas tant de dire le vrai que de construire un plaisir à être ensemble dans l’aventure. L’histoire est au cœur de la pédagogie, et son apport est de proposer une pédagogie heureuse.
Fait à Paris, le 02 décembre 2025
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