Les 2 corps du formateur

par | 11 mars 2025 | Pédagogie, Philosophie

Comme tous les métiers en entreprise, le métier de formateur s’interroge quant à son devenir. Surtout si l’on regarde les disruptions qui émergent, le formateur canal historique de l’Organisation Scientifique de la Formation (OSF) doit changer, mais comment la question demeure. Certains vont même jusqu’à annoncer la fin de ce métier, comme bien d’autres avant lui. Le numérique particulièrement avec l’IA et les agents conversationnels, sonnent-ils la fin d’un métier traditionnel ? Face à ces interrogations légitimes, la théorie des deux corps du formateur ouvre des perspectives intéressantes pour comprendre et pour agir. Les deux corps du formateur proposent une analyse des métiers qui permet de cheminer entre le passé et l’avenir d’un métier qui s’interroge. Si la carte ne fait pas le territoire, elle permet au moins de construire son chemin.

1, De quoi s’agit-il ?

La théorie des deux corps du formateur est inspirée de la théorie des deux corps du roi de l’historien allemand Ernst Kantorowicz (1957) qui est devenu un classique du genre. Lors de son étude sur la période médiévale, il distingue le corps naturel qui est le corps physique du corps social ou politique. Le premier connaît les affres du vieillissement alors que le second assure une continuité, une immortalité qui dépasse la vie humaine. Le deuxième corps du roi incarne la fonction symbolique d’autorité, de justice. Ernst Kantorowicz explique cette distinction par la nature divine de Jésus, à la fois humain et divin. Cette vision chrétienne peut toutefois être sécularisée. Une fonction est incarnée par la personne dans sa dimension physique et personnelle avec ses spécificités propres, mais peut être incarnée aussi par la dimension sociale qui dépasse le détenteur de cette fonction. La personne est étymologiquement l’être derrière les masques sociaux. Les deux corps est une analyse particulièrement riche de conséquence pour la fonction ou le métier de formateur.

Par analogie, il est possible de reprendre le même raisonnement : le formateur aurait deux corps, son corps naturel qui permet à chaque formateur d’avoir ses spécificités propres comme sa capacité de contagion émotionnelle et qui lui donne un charisme, mais il a aussi un corps social qui lui donne une autorité en fonction de ce que l’entreprise lui donne comme reconnaissance. Un formateur qui débute dans la fonction a la reconnaissance sociale qui le dépasse personnellement. Pareillement, en cas de départ de la fonction, le métier sera repris par une nouvelle personne, mais aura la même continuité que celle du roi. Le corps social qui construit des connaissances et des compétences permet une cohérence organisationnelle au sein de l’entreprise, au-delà de la singularité de chaque personne qui occupe la fonction. L’individu prime sur la personne ce qui permet la continuité symbolique de la fonction. L’individu, étymologiquement, ce qui est indivisible, la brique élémentaire d’un système est ce qui assure la continuité organisationnelle au sein de l’entreprise.

L’autorité du formateur ne tient pas simplement à sa capacité interpersonnelle, son corps naturel, mais aussi à son statut social, à sa posture professionnelle. C’est l’organisation sociale qui donne un statut, une légitimité au métier de formateur. Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est l’évolution des deux corps du formateur. Le corps social baisse dans ce qu’Alain Renaut appelle « La fin de l’autorité » (2004), la parole judicative laisse place à une parole horizontale. Qu’est-ce que cela change ? La montée en puissance du corps naturel. Chaque formateur doit se construire une légitimité interpersonnelle. Ce que le social lui donne moins, il doit le compenser par le personnel. Le métier de formateur repose sur des compétences personnelles plus fortes, comme par exemple le développement de sa capacité à la contagion émotionnelle, la rhétorique. Et les compétences sociales transcendent les personnes, redonner du sens dans un monde en mouvement.

2, L’autorité des formateurs

La continuité des métiers au sein des entreprises repose sur la distinction entre la personne qui exerce le dit métier et l’identité professionnelle. Le métier existe en dehors de la personne qui l’incarne. Autrement dit, le métier de formateur repose sur sa personnalité, le corps naturel, mais aussi la construction de relation interpersonnelle qui lui permet d’être reconnu pour ses compétences, le temps est un facteur de légitimité. Alors que la reconnaissance que lui donne, le corps social est plus abstraite comme par exemple les diplômes ou les certifications professionnelles, mais lui assure une légitimité sociale soit proposé par l’entreprise soit par des institutions extérieures. Qu’elle soit sociale ou personnelle, l’autorité permet de construire une qualité de relation. Hannah Arendt avec cette belle formule : l’autorité, c’est obtenir l’obéissance « sans recourir à la contrainte par la force ou la persuasion » (La crise de la culture, 1961). Cette autorité est une construction sociale et personnelle.

Bien évidemment, il existe des tensions entre la personne et la fonction. Cette tension peut être créatrice de sens. Le formateur engagé personnellement rehaussera le corps social de la fonction et donnera au détenteur et à ses successeurs une valeur augmentée, ce qu’Aristote appelle l’Ethos. Et inversement, un formateur profitera de la valeur sociale de ses prédécesseurs pour lui permettre d’incarner la fonction à son rythme. Il existe d’autres formes de crise entre la personne et le social, particulièrement dans les périodes des transformations du corps social, et cela génère une crise d’identité professionnelle. La personne de par son évanescence est plus adaptable que la fonction qui la transcende avec tous les retards inhérents à sa définition. Si la tension est trop forte, la personne n’arrivera plus à s’engager dans le métier, le travail perd son sens. Mais la personne peut militer pour une évolution du corps social pour que sa réalité du métier devienne une réalité sociale pour lui et pour ses successeurs.

Aujourd’hui, avec la montée en puissance du numérique, et particulièrement avec l’intelligence artificielle, la question du corps social se pose avec acuité : qu’est-ce qu’un formateur aujourd’hui ? La dualité est particulièrement intéressante pour comprendre la dualité des transformations. Une personne peut découvrir hors du système la puissance de l’IA générative dans la production même de formation avec la création d’écosystème apprenant enrichi à moindre coût, cela peut devenir le déclenchement de la transformation du social. L’identité est de l’ordre du social, elle peut décider de se transformer en gardant des éléments de l’ancienne identité comme par exemple le besoin de transmettre et/ou le besoin de construire ses apprentissages et faire évoluer les modalités d’obtention, de la performance du métier. En gardant la dimension symbolique du métier, la transformation se dote des outils de sa propre transformation, la continuité du corps social. Luchino Visconti avec cette belle formule « il faut que tout change pour que rien ne change » (Le guépard, 1963), changer toute l’activité pour ne rien changer dans l’identité.

3, Que peut-on en penser ?

La notion d’identité professionnelle est intéressante. Paul Ricœur considère que l’identité d’un individu est construite pour structurer son passé, son présent et son avenir. L’individu ne se contente pas d’occuper un métier, il construit une histoire autour de son métier, ses expériences, il donne un sens à son travail. Dans Soi-même comme un autre (1990), Paul Ricœur divise l’identité en idem et ipse. L’idem est la partie fixe et stable de l’identité, et l’ipse représente la partie évolutive et subjective, ce que l’individu se raconte pour faire évoluer son métier. L’identité est l’histoire qu’on se raconte personnellement ou socialement sur son métier. Jean-Claude Kaufmann reprend cette idée d’identité pour parler de micro-récits sur le quotidien, les habitudes de chacun ainsi que les interactions avec les autres. Que ce soit Paul Ricoeur ou Jean-Claude Kaufmann, un formateur n’est pas seulement une personne qui aurait un diplôme ou un statut, il est celui qui se raconte des histoires pour mettre en ordre ses réussites et ses échecs, il est un artisan de son identité professionnelle.

Le récit construit du sens pour les personnes. Cela leur permet de se raconter et de raconter l’histoire de leur parcours. Il ne s’agit pas d’une énumération d’activité, mais la création d’une relation, de la cohérence d’une trajectoire, un moyen de légitimer son métier. La personne va se raconter, ce qui renforce sa crédibilité personnelle, ainsi que sa crédibilité sociale à travers la relation avec les autres. Il ne s’agit pas tant d’inventer une identité que reprendre l’identité des autres pour faire un continuum au sein duquel chaque personne peut trouver sa place, sa légende personnelle. Les formateurs émérites qui ont construit symboliquement le métier pose l’idem, l’histoire des ancêtres du métier et l’ipse, le fait de pouvoir se raconter entre pairs permet faire vivre le métier : raconter ses épreuves professionnelles est un facteur de résilience, une expérience initiatique et surtout la fierté de construire ses compétences dans l’histoire des autres.

L’entreprise a intérêt à favoriser l’émergence des récits métier. Cette pratique est souvent réalisée lors du recrutement avec les auto-récits (« Qu’est-ce qui vous a fait choisir ce métier ? ») et a besoin d’être entretenu dans des communautés métiers qui favorisent les récits collectifs et de permettre à chacun à se positionner et de renforcer son identité professionnelle. Le formateur est unique dans son corps naturel avec des compétences subjectives qu’il peut développer, c’est dans sa dimension sociale qu’il prend toute sa mesure. Le commun permet à chacun d’écouter ses pairs pour apprendre par mimétisme. Ecouter des situations que l’on n’a pas rencontré, mais qui ont été rencontré par mon autre permet de se préparer à une situation possible et avoir une réaction portée par la personne, mais aussi par tous ses pairs. La communauté métier peut être apprenante, apprendre ensemble avec une animation qui permet la communion de ses membres autour de ce commun qu’est le métier.

Les deux corps du formateur est particulièrement intéressant pour comprendre la tension qu’il existe entre la personne et le social. Permettre à chacun de trouver la tension nécessaire au sein du métier pour s’inspirer des ancêtres professionnels et lui donner une vitalité nouvelle. Hans Christian Andersen avait écrit un conte (Les habits neufs du l’empereur, 1837) où un empereur était persuadé d’être habillé d’un vêtement invisible et tant que tout le monde racontait la même histoire, l’empereur était puissant, la magie de l’histoire s’est détruite lorsqu’un enfant s’est écrié : « le roi est nu ». Et cette nudité montre que l’homme a besoin d’histoire pour gagner en puissance, se mettre au service d’un projet, dans notre cas, la force du métier, la fierté de la fonction. Les deux corps du formateur est une façon de construire le formateur de demain en proposant une histoire qui permette d’éviter la violence de la transformation dans un monde qui bouge. Une histoire qui polit la transformation, autrement dit une transformation heureuse.

Fait à Paris, le 11 mars 2025

@StephaneDIEB pour vos commentaires sur X

Découvrez « 100 expériences scientifiques de la formation »

Achetez le nouveau livre indispensable pour profiter de la synthèse des fondements scientifiques des pratiques de la formation.