L’intelligence émotionnelle en formation

par | 17 juin 2025 | Pédagogie, Philosophie, Responsable de formation

L’émotion n’est pas une composante classique de la formation. Le sociologue Omar Zanna affirmait même : « La tradition pédagogique a longtemps considéré les émotions comme des obstacles aux apprentissages » (L’éducation émotionnelle pour prévenir la violence. Pour une pédagogie de l’empathie, 2019). Il parle même de méfiance de la part des professionnels de la profession. La sociologue Aurélie Jeantet met en perspective : « Depuis trois décennies, on observe une pénétration progressive des émotions dans des sphères qui, jusque-là y étaient très hermétiques, comme le monde du travail (on pourrait ajouter de la formation). L’expression des émotions, ou du moins certaines, y est de mieux en mieux tolérée, parfois même encouragée, ce qui constitue un changement notable en termes de normes sociales » (Les émotions au travail, 2018). Mieux l’intelligence émotionnelle, l’émotion est sacralisée du sceau de l’intelligence. Cet oxymore du 20ième siècle devient une tension créatrice porteuse d’avenir. Alors que faire de ce concept en formation, une mode qui passe ou une révolution épistémologique ? Le 21ème siècle, en formation, sera-t-il le siècle l’émotion ? Et qu’est-ce que l’entreprise dans son mode opératoire doit faire de cette nouvelle proposition ?

1, L’intelligence émotionnelle, le concept

La notion d’intelligence émotionnelle est née en 1990 dans un article fondateur des psychologues Peter Salovey et John Mayer. Ils définissent l’intelligence émotionnelle comme « la capacité à surveiller ses propres sentiments et émotions, ainsi que ceux des autres, à les discriminer et à utiliser ces informations pour guider ses pensées et ses actions » (Emotional intelligence, imagination, cognition and personality, 1990). L’intelligence émotionnelle n’est pas une découverte nouvelle, la gestion des émotions est une question ancienne, la nouveauté tient plus à la volonté d’utiliser l’émotion pour en faire une performance sociale utilisable dans le monde des entreprises. C’est Daniel Goleman qui a vulgarisé le concept avec son livre sur « L’intelligence émotionnelle » (1995) et sa suite « L’intelligence émotionnelle au travail » (avec Richard Boyatzis et Annie McKee, 2005). La gestion de ses émotions déterminait la performance individuelle au sein des entreprises affirmant même que l’intelligence émotionnelle est plus déterminante que le QI dans la réussite professionnelle.

Daniel Goleman identifie cinq composantes principales de l’intelligence émotionnelle : la conscience de soi, la capacité à reconnaître ses émotions, ses états internes, ses intuitions ; la maîtrise de soi comme aptitude à réguler ses émotions, à éviter les réactions impulsives ; la motivation comme aptitude à s’orienter vers des objectifs internes choisies dans certaines situations ; l’empathie, compréhension émotionnelle des autres, posture d’écoute, et les compétences sociales comme l’influence, la communication, la gestion des conflits, le travail en équipe. Son ouvrage fait écho à l’ouvrage d’Antonio Damasio qui réfute la séparation classique entre raison et émotion. « Nous ne sommes pas des machines à penser, mais des machines à ressentir qui pensent parfois » (L’erreur de Descartes, 1995). Les émotions jouent un rôle essentiel dans la prise de décision et Daniel Goleman propose une boîte à outil opérationnelle.

Il y a souvent une méprise sur la notion d’intelligence de l’émotion. Il ne s’agit pas de rationaliser l’émotion ou la contrôlée par la raison. Mais que l’émotion porte en elle-même une intelligence. Elle signale l’information pertinente dans l’environnement, elle oriente l’attention, la décision et elle organise la mémoire et le comportement. Il s’agit de redéfinir la notion d’intelligence qui n’est plus que rationnelle mais aussi sensible, cognitive et sociale. C’est ainsi que l’homme s’en trouve transformée, certains parlent d’un homme post-moderne, d’autres encore d’une raison nouvelle, la raison sensible. En formation, l’intelligence émotionnelle transforme l’apprenant traditionnel. La neuroscientifique Mary Helen Immordino-Yang avait cette belle formule : « Nous ressentons, donc nous apprenons » (Emotions, learning and the brain, 2016).

2, L’apprenant émotionnel

Mary Helen Immordino-Yang a montré que les émotions ne sont pas périphériques à la cognition, elles en sont le socle. L’émotion est la condition de l’apprentissage. Elle montre que lorsque l’apprenant vit une émotion intense, il active l’amygdale qui agit comme un modulateur de mémoire, il signale à l’hippocampe que ce moment est important, ce qui renforce l’encodage mnésique. Sans cet encodage émotionnel l’information, quoique traité rationnellement, n’aurait pas le même impact mnésique. Cela a une conséquence pédagogique forte : plus l’apprenant est émotionnellement impliqué, plus l’apprentissage devient durable. Un apprentissage émotionnellement neutre, si cela a du sens, comme purement procédural, abstrait, décontextualisé, nécessitera une plus grande technique mnésique pour l’ancrer durablement dans la mémoire. L’émotion réflexive, qui engage une pensée, et pas seulement réactive, elle est essentielle dans l’apprentissage profond.

Joseph LeDoux a montré sur l’étude la peur que le cerveau émotionnel a deux voies de traitement e l’information émotionnelle. La voie rapide, dite subcorticale, qui va directement du thalamus à l’amygdale, sans passer par le cortex, ce qui explique sa rapidité. Les émotions peuvent nous faire agit sans réflexion consciente, surtout quand elles sont fortes. La voie lente, dite corticale, implique un traitement plus élaboré de l’information sensorielle, le stimulus passe par le thalamus, le cortex sensoriel, puis est interprété cognitivement. Elle permet une analyse rationnelle et donc un processus de compréhension et de contrôle émotionnel. L’émotion est première. « Ce sont les émotions qui signalent à notre cerveau ce qu’il doit retenir » (The emotional brain, 1996). Les émotions sont un mécanisme mémoriel utile, il nous permet de nous souvenir des événements importants pour notre survie.

Quelle conséquence pour la pédagogie ? Une fois accepté l’apprenant émotionnel, il s’agit de construire des situations pédagogiques émotionnellement saillantes pour laisser une empreinte forte dans la mémoire : curiosité intellectuelle, défi stimulant, reconnaissance sociale,… particulièrement pour les messages forts. Une remarque : si l’émotion est positive, elle peut être aussi négative comme la peur ou l’humiliation, trop forte, elle court-circuite le raisonnement, voie lente, et ne favorise pas son apprentissage, c’est pourquoi l’animateur a comme rôle lorsqu’il pose son cadre d’animation de créer un climat émotionnel qui sécurise la parole de l’apprenant. Joseph LeDoux nous invite à repenser la pédagogie classique comme un spectacle apprenant ou une fête apprenante pour reprendre la distinction de Jean-Jacques Rousseau, un moment d’émotion partagé pour que l’apprenant apprenne mieux. On parle de Learner eXerience, d’expériences apprenantes à vivre.

3, L’intelligence émotionnelle socialisée

Les émotions sont analysées particulièrement avec les neurosciences comme un fait individuel ou personnel, mais penser la formation, c’est sortir des mécanismes de l’apprendre qui sont personnels pour penser l’apprendre ensemble, le collectif. Former n’est pas apprendre, former est un apprentissage socialisé, autrement dit, c’est un apprentissage que la société dit être bien au point d’en faire un standard. La sociologue Arlie Russell Hochschild dans « Le prix des sentiments, au cœur du travail émotionnel » (Traduction française 2017, original The managed heart, 1979) introduit un regard original de l’émotion socialisée. « Les émotions ne sont pas de simples réactions biologiques, elles sont socialement encadrées, codifiées, prescrites ». Les émotions sont des faits sociaux dans la mesure où elles s’imposent à l’individu que ce soit par l’internalisation de la norme ou que ce soit par externalisation, imposée.

Elle propose deux notions, la première et celle du travail émotionnel, c’est l’effort que déploie un individu pour afficher, produire ou inhiber certaines émotions selon les attentes liées à son rôle professionnel. « Le travail émotionnel, c’est la gestion des émotions dans le but de produire une expression faciale ou corporelle que les autres percevront comme appropriée à la situation ». Un formateur qui sourit malgré la fatigue ou un manager qui cache ses doutes pour inspirer confiance. Le travail émotionnel peut être de surface comme le sourire commercial ou profond s’aligner avec l’émotion demandée, comme se mettre à l’écoute des apprenants parce que c’est ce que le travail demande. Le travail émotionnel fait partie du référentiel métier. Dans un monde en déconstruction, le métier est un outil intéressant pour redonner du sens émotionnel tout en travaillant l’image et le ressenti pour nourrir la fierté d’être reconnu socialement.

La seconde notion est celle de la gestion des émotions. Il s’agit de la gestion des émotions hors du cadre professionnel. L’individu intériorise les normes sociales émotionnelles. « Nous apprenons à ressentir ce qu’il convient de ressentir, selon les situations, les lieux et les relations ». Un manager se doit de ne pas montrer son irritation ou sa colère face à l’expression de ses collaborateurs, mieux il se doit d’être inspirant, enthousiasmant, et à la longue « l’habitude devient une seconde nature » (Aristote). La formation devient le lieu de socialisation de ses propres émotions que ce soit pour les formateurs ou pour les apprenants qui intègrent les gestes et postures émotionnelles de leur métier. La formation devient le lieu de l’acquisition d’une émotion sociale et le lieu de régulation entre la posture émotionnelle demandé et celle ressentie, la relation entre la personne et le sociale, le moment de dialogue, d’alignement social. Former, c’est mettre en forme, c’est la forme qui change en intégrant explicitement l’émotion dans le travail de formation.

L’intelligence émotionnelle est une rupture pédagogique qui ne consiste pas à enseigner les compétences émotionnelles aux apprenants, mais à intégrer l’émotion dans la pédagogie. Le danger est de ne pas aller au bout de la rupture. C’est le cas, s’il s’agit de faire de l’intelligence émotionnelle des dispositifs qui demande aux apprenants d’apprendre seul sa vulnérabilité, sa motivation, son stress, sa colère,… s’il s’agit de construire des formations qui émiettent les apprenants et leur mettent la pression pour maîtriser leurs émotions, Philippe Muray parle d’Empire du bien, imposer à chacun de porter la responsabilité de leur bien-être. Pour sortir de ce risque, il s’agit à la formation de faire son travail d’organisation, de construire des communions apprenantes autour de l’intelligence émotionnelle où la parole se libère, les techniques s’expérimentent ensemble pour développer ce que Hartmut Rosa appelle des résonnances collectives. « La résonnance est le contraire de l’aliénation. Elle est cette réponse affective et signifiante que nous recevons du monde lorsqu’il nous parle » (Résonance, 2016).

Faire de la formation un moment de joie partagée, encore une émotion…

Fait à Paris, le 17 juin 2025

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