L’urgence de la formation des managers

par | 25 juin 2024 | Pédagogie, Responsable de formation

Le management est en crise d’aussi loin que les études managériales existent. La crise du management contemporain est née avec ce que Luc Bolanski appelle le « néo-management » (Le nouvel esprit du capitalisme, 1999), outre la dimension marketing du mot, un nouveau management appelle un nouveau manager avec des compétences nouvelles. Quelles sont ces nouvelles compétences ? En quoi y a-t-il urgence pour un phénomène daté des années 80 ? Et comment répondre à cette urgence ? Comment la formation peut devenir la cheville ouvrière de cette transformation ? Est-il possible de transformer les managers canal historique en des managers agiles et heureux de l’être ? Que faut-il en penser ?

1, La crise des managers

Selon la dernière enquête de l’IFOP sur les rapports des salariés au travail, à la question : « Avez-vous de sentiment d’être reconnu à votre juste valeur par votre entreprise ? », la réponse a été oui à 45 % aux Etats-Unis, 31 % en Allemagne et 19 % au Royaume-Uni. Et la France ? Seulement 9 % des collaborateurs se sentent valorisés à  leur juste valeur, autrement dit 32 points de moins que les Etats-Unis. Il existe des déterminants culturels qui sont majeurs dans la perception de la « juste valeur ». L’usage des benchmarks internationaux font l’hypothèse sous-jacente d’une relative interchangeabilité des comportements. Tous les collaborateurs ne fonctionnent pas de la même façon en fonction de l’histoire de leur capital culturel, Carl Jung parlait « d’inconscient collectif ». Les Français sont comparativement plus mécontents dans l’analyse de leur situation. Et étrangement « la satisfaction à l’égard des relation avec son responsable hiérarchique direct » reste stable à un niveau relativement élevé, autour de 70 %. Si l’entreprise ne valorise pas, la relation managériale directe est une valeur forte dans la confiance organisationnelle, une valeur incarnée.

Que faut-il en penser ? Selon une autre étude (IFOP, janvier 2023), 84 % des salariés considèrent que le travail est « important » et « très important », et ceci de façon relativement stable dans le temps. La valeur travail, comme disent les journaux, est importante dans la déclaration des salariés. La nouveauté tient davantage à la réponse « très important » qui s’établit à 21 % ce qui reste beaucoup alors qu’il était de 60 % en 1990. Cela conduit à deux remarques : la première est issue de l’étude elle-même en soulignant que « le recul se traduit par un renversement des aspirations et des symboles de réussite professionnelle héritées des Trente glorieuses et ayant prospéré dans les années 1990 », le monde change avec une montée en puissance des aspirations personnelles : et, le fait que malgré cette baisse la France reste leader en Europe largement 20 points de plus que la moyenne européenne. Autrement dit, les collaborateurs en France ont de fortes attentes envers le monde du travail, c’est une question d’épanouissement personnel que l’on retrouve moins par exemple dans les pays anglo-saxons.

Et le manager dans cette situation ? La situation se dégrade, quelles que soient les baromètres choisis. 41 % des managers se sentent isolés dans l’organisation, entre le marteau et l’enclume (Alan Harris Interactive, 2023), le métier est plus dur et socialement déconsidéré. C’est la raison pour laquelle, si on interroge le personnel non manager, 2 sur 3 n’aspirent pas à la fonction. L’appétence managériale n’est plus de mise, les collaborateurs n’y voient plus une promotion sociale, mais une source de problèmes. Selon une autre étude, seulement 20 % des collaborateurs aspirent à cette fonction (Audencia BVA), donc 80 % sont neutre ou n’y aspirent pas. Le métier à peu de succès. Il est  nécessaire de redonner de la valeur sociale au métier de manager. Le sociologue Michel Maffesoli parlait de « l’érotisation », redonner de la valeur sociale à la fonction, surtout en période de transformation, car la fonction sert de pivot à toutes les politiques d’adaptation. Le manager est l’épine dorsale de l’organisation, il sert à se tenir debout.

2, La transformation des managers

L’Organisation Scientifique du Travail a défini le manager comme la fonction qui permet aux hommes d’être pleinement efficace, l’inefficacité est selon Fréderic Taylor « le plus grand mal du siècle » (du 20ème siècle). C’est pourquoi les scientifiques émiettent le travail des ouvriers et optimiser leur agencement autour de KPI pour assurer le pilotage de la performance. La productivité ainsi dégagée permet le progrès social de tous. Le rôle du manager est de transformer l’idée en réalité. Il est le gardien de la rationalité sociale. Le Taylorisme ou le Fayolisme font du manager l’ingénieur de la transformation, par exemple, transformer les manœuvriers agricoles en ouvriers industriels. Le travail du manager est de faire appliquer les règlements pour le bien-être de tous et son autorité est sociale, le manager tire son autorité de l’entreprise. C’est le social qui ordonne ses managers. Former un manager était alors d’en faire des experts-comptables des performances, il reçoit des KPI construit rationnellement, scientifiquement, et il doit performer.

La première remise en compte a été le fait des années 80, le néo-management qui insiste sur l’innovation, la flexibilité et la collaboration active des salariés dans les prises de décision comme l’illustrent par exemple les politiques de kaisen ou d’ohnisme (Taiichi Ohno). Le manager devait acquérir ces nouvelles compétences pour répondre à ces nouvelles activités. C’est là qu’est né le standard des formations management avec ces trois composantes : la définition et le pilotage des KPI comme historiquement, mais surtout l’émergence de la communication engageante avec la conduite de réunion et l’entretien de face à face pour piloter les KPI. La théorie de la contingence a montré qu’il fallait s’adapter aux évolutions de l’environnement qu’il s’agisse les disruptions techniques, sociologiques, organisationnelles avec la déverticalisation des organisations qui change complètement le statut du manager. Il construit son autorité de sa relation personnelle, ce n’est plus la société qui lui donne son éthos, c’est lui qui le construit dans sa gestion relationnelle, il a donc besoin de nouveaux outils métier.

Comment construire un leadership lorsque l’on ne sait plus où l’on va ? To lead veut dire conduire… Le manager comme avant le néo-management ne peut plus se contenter d’attendre les ordres rationnels d’en haut… pire Christian Morel remarque que les décisions deviennent absurdes (Les décisions absurdes, 2004), chaque manager doit construire son propre pilotage sans visibilité, et c’est sans parler de la disruption, ce changement brutal et très rapide, qui fait qu’on ne sait plus avoir des visibilités claires sur le long terme. Qui avait prévu l’émergence de Chat GPT ? Le manager devient opportuniste, à la recherche des opportunités plus que projectif. Le présent devient de plus en plus l’horizon du manager. Réactivité qui appelle la déverticalisation de l’entreprise, cette déverticalisation ou horizontalisation des organisations nécessite de former les managers à cette agilité organisationnelle pour refaire du collectif, redonner du sens au travail. Ce nouveau néo-management nécessite de construire un nouveau référentiel de compétence.

3, Quel nouveau référentiel pour le manager ?

Sans vouloir être exhaustif, il est possible de regrouper les nouvelles compétences autour de trois axes majeurs. Le premier axe reprend celui du néo-management avec la communication, mais ne s’agit plus tant de transmettre des informations que de les faire vivre, mettre de l’émotion dans son management. Le manager leader doit être inspirant, authentique, construire sa contagion émotionnelle que stimule l’action de ses collaborateurs et leur passage à l’acte, redonner du sens par ses gestes et postures certains parlent de charisme, d’alignement des valeurs, incarner un sens. Le manager coach doit être, quant à lui, non seulement capable d’écouter ses collaborateurs, mais en faire un acte de respect, laisser le temps à l’autre, ce qui favorise l’engagement et la créativité. La position haute ou basse de la communication s’accompagne de nouvelles compétences comme la rhétorique ou la sémiologie, comprendre l’autre au-delà de ses mots. Construire une communion professionnelle fondée sur l’émotion partagée, le « être ensemble ».

La deuxième compétence est la cognition managériale, se construire un mental solide face à l’adversité, rendre les managers autonomes dans un monde complexe. Un manager stoïcien est celui qui comprend ce qui dépend de lui et agit en fonction de ce qu’il pense juste… cela recouvre des composantes comme l’intelligence émotionnelle, la gestion du stress, le courage du passage à l’acte, et le plaisir de l’action. Autant de comportements qu’il faut apprendre ne laissant pas les managers assumer seul la construction de solutions. Si les écoles opératoires existent, cela nécessite de faire un travail social de taxonomie et de construction de référentiels pour standardiser des solutions socialement et permettre aux managers d’avoir une boite à outil cognitif dans son métier. Ce phénomène illustre du passage sociétal de l’individu à la personne, reste à faire société pour que le manager devienne créateur de son bien-être professionnel.

Le troisième, et dernier axe, est celui du manager stratège… ou du moins qui comprend la cartographie du changement afin d’être un ambassadeur de la marque employeur, être fier d’être manager. Comment faire ? Il est difficile de construire une identité solide dans un monde liquide, reste à construire une identité liquide au gré des situations, c’est le travail des communautés métier. Le commun de la communauté permet de sortir le manager de son isolement, en profitant de l’expérience de ses pairs, mais aussi cela permet d’animer la communauté, étymologiquement donner de la vie au métier. Globalement, il y a toujours 10 % d’innovateur dans chaque communauté, il suffit de leur demander leur retour d’expérience pour construire une communauté de pratiques bottom up. La sociologie montre qu’aujourd’hui, l’apprentissage de nouveau comportement se fait mieux par proximité… et cette proximité est celle que selon Paul Zak porteur de bien-être. L’émiettement du travail (Le travail en miettes, spécialisation et loisirs, Georges Friedmann, 1964) est à un appel aux tribus professionnelles (Le temps des tribus, Michel Maffesoli, 1988) qu’il faut organiser socialement.

L’urgence de la formation des managers peut prendre autant de formes qu’il existe d’entreprise, cela interroge les institutions formatives du manager. Les observateurs considèrent que c’est là la faiblesse dans notre organisation, les ne forment pas suffisamment les managers pour leur donner les outils de leur transformation, et la baisse de l’investissement formatif des insiders peut interroger sur l’avenir. Il est nécessaire de repenser les institutions pour réinventer des contenus. Faut-il, par exemple, faire une Université ou un Ecole interne de management ? L’Université interne, comme le Campus, est un lieu de réflexion souvent lié à la prospective avec la venue de conférencier qui propose des cartographies, alors que l’Ecole, comme l’Académie ou l’Institut, sont des lieux d’acquisition des compétences, des pratiques. L’articulation connaissance compétence est intéressante avec un impératif sociologique des apprenants, favoriser l’émergence de l’intelligence collective ou la pairagogie qui incarne les réalités du terrain. C’est un chantier passionnant du responsable de formation de repenser les institutions, les contenus et les pédagogies pour construire aujourd’hui les managers de demain.

Fait à Paris, le 25 juin 2024

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