Michel Maffesoli est un sociologue, Professeur émérite à la Sorbonne spécialiste de la postmodernité. Il a écrit plus de 50 ouvrages où il a développé des concepts comme l’imaginaire social, la tribalisation ou l’érotisation des interactions humaines. Qu’est-ce que sa pensée sociologique peut apporter au monde de la formation professionnelle des adultes ? Et s’il y a bien apport, s’agira-t-il d’une évolution ou d’une révolution ? Comment la pensée de Michel Maffesoli cartographie le changement que notre société est en train de connaître ? Michel Maffesoli, est-il un pédagogue qui pourrait faire école dans le monde opérationnel de la formation en entreprise ? Qu’est-ce qu’il pourrait apporter que l’on ne sache déjà ?
1, Un nouvelle définition de l’autonomie de l’apprenant
L’autonomie traditionnelle du monde de la formation s’ancre dans l’autonomie cartésienne, qui trouve son apogée avec Jean-Jacques Rousseau et son « Emile ou de l’éducation » (1762). Rousseau considère que l’homme naît libre et autonome en puissance, mais qu’il est contraint par la société. La formation consiste à préserver cette autonomie en n’imposant pas des savoirs ou des règles corruptrices de la société. L’apprenant doit découvrir par lui-même les savoirs fondés sur l’expérience et l’apprentissage par essai-erreur. L’adulte est libre lorsqu’il se donne ses propres lois, exerçant ainsi son esprit critique. « Je pense donc je suis, dans la forteresse de mes pensées » René Descartes (Le discours de la méthode, 1637), la pensée se doit d’être rationnelle, de cette rationalité éclairée. Michel Maffesoli considère que cette conception est dépassée, la rationalité moderne est dépassée par une rationalité postmoderne.
Quelle est cette nouvelle autonomie postmoderne ? Michel Maffesoli dans « L’ombre de Dionysos » (1982) propose une autonomie fondée sur l’émotion et la reliance. Les valeurs dionysiaques sont l’intuition, la fête, l’ivresse collective, le corps, l’émotion, le partage. « Eloge de la raison sensible » (1996). A l’autonomie rousseauiste s’oppose l’autonomie de Claude-Adrien Helvetius « penser, c’est sentir » (De l’esprit, 1758), une autonomie sensible qui renoue avec les pédagogues sensualistes. Pour eux, la connaissance, la pensée n’est d’abord une question de ressenti. Harmut Rosa écrivait en 2022 sur cette base une « Pédagogie de la résonance ». L’apprenant doit apprendre à maîtriser ou accompagner sa résonnance au monde. La formation n’est plus seulement rationalisante, mais aussi affective. L’apprenant veut kiffer ses apprentissages. Et la conséquence n’est pas neutre. L’apprenant ne cherche plus un lendemain qui chante, mais un présent festif. L’apprenant veut connaître une aventure apprenante, une Learner eXperience (LX).
Enfin, l’autonomie nouvelle doit être relationnelle. L’apprentissage ne se fait plus seul, mais ensemble. Les interactions entre des apprenants deviennent une composante majeure de la pédagogie. Howard Rheingold parle de pairagogie. L’aphorisme cartésien pourrait changer de nature : le « je pense donc je suis » pourrait devenir « tu penses donc je suis », une nouvelle relation apprenante qui n’est plus individuelle mais collective, « l’ère du Nous » disait Martin Heidegger, une nouvelle façon de construire les connaissances et les compétences. La nouvelle autonomie est aussi un passage de l’individu à la personne. L’apprenant individuel devient personnel. L’individu est étymologiquement une brique élémentaire, indivisible d’un système et le système rationnalisant avec l’Organisation Scientifique de la Formation (OSF). La personne est étymologiquement l’être derrière le masque (personae) social. La personne est un concept beaucoup plus évanescent avec des envies variables, des affects, il est donc nécessaire de concevoir de nouvelles pédagogies qui répondent à ces changements.
2, Les tribus apprenantes
Michel Maffesoli a écrit « Le temps des tribus » en 1988, quasiment en même temps que « La société des individus » de Norbert Elias (1987) en Allemagne. Les deux ouvrages se répondent. Norbert Elias montre que l’exacerbation de l’individualisme dans nos sociétés se traduit par le mythe de « l’homo clausus », l’homme cloisonné, enfermé sur lui-même et séparé du monde extérieur. Il s’agit d’une illusion sociale. L’homme vit de plus en plus en interaction avec ses congénères, mais plus il est relié, plus il se sent seul. Le rationalisme intériorisé renforce encore ce sentiment d’isolation. Comment faire pour lutter contre ? Michel Maffesoli en appelle aux tribus : regrouper les individus en communautés affectives et identitaires fondées sur des valeurs de partagées en quête d’expériences collectives. Les tribus affectives remplacent les institutions rationalisantes du 19ième et du 20ième siècle. Michel Maffesoli redonne ses lettres de noblesse au concept de tribu, issu de l’anthropologie, qui l’utilisait pour des sociétés préindustrielles ou primitives. Chez Michel Maffesoli, l’émotionnel fait un creuset pour relier les individus.
La tribu est un bel outil d’analyse de l’entreprise. La lecture postmoderne des métiers repose, pour Michel Maffesoli, sur le métier comme structure identitaire tribale. Les collaborateurs appartiennent à des groupes soudés par des pratiques communes et une identité partagée, les communautés de métier. Ces métiers reposent sur des savoir-faire, mais aussi sur de l’affect, des solidarités. Les tribus professionnelles se structurent autour de réseaux informels et le travail collaboratif avec de la reconnaissance mutuelle, une culture commune, voir une loyauté interne, ce qui dépasse la simple organisation fonctionnelle. Les rituels professionnels prennent la forme de conférences ou d’événement pour structurer des réseaux de compétence de plus en plus horizontalistes. La tribu métier rationnelle et sensible devient un levier pour piloter une dynamique d’appartenance et d’engagement de l’ensemble de ses collaborateurs.
La notion de tribu offre un nouveau cadre à la formation. La tribu est une structure horizontale où le pair à pair est de plus en plus sollicité. Comme avec l’intelligence collective qui a son origine propose des outils qui se nourrissent d’interactions individuelles pour faire de la co-construction de savoirs. La tribu apprenante va plus loin, car elle introduit l’émotion la fierté du métier pour renforcer la cohésion du groupe. La pairagogie en est un bon exemple. Howard Rheingold a demandé aux apprenants d’écrire le manuel de pairagogie. L’apprenant devient l’auteur de ses apprentissages, encore faut-il avoir une communion apprenante qui transcende les apprentissages. La montée en puissance du numérique, et particulièrement de l’intelligence artificielle, permet à l’apprenant un accès illimité au savoir et le fait de générer son propre contenu. L’anarchie apprenante potentielle nécessite la création de lieu d’animation, de territoires apprenants, pour le potentiel devienne réalité sociale. Le service de formation devient ce lieu d’animation des potentialités, un incubateur de savoirs.
3, L’érotisation de la formation
Michel Maffesoli écrivait en 2012, « Homo eroticus, des communions émotionnelles ». Dans une société de la défiance (Pierre Cahuc, 2007), la parole judicative, celle qui juge d’en haut, est de plus en plus contestée (L’ère des soulèvements, 2021). Platon dans La république avec ce joli mot de « théatrocratie », la société du spectacle (Guy Debord, 1967). Face à la défiance, il est nécessaire de reconstruire la confiance. Comment ? Contrairement à Platon, Michel Maffesoli propose une sensualité collective, des liens sociaux fondés sur l’émotion, le plaisir ou l’esthétique. L’éros devient une force de structuration des tribus. Max Weber avait parlé de génération désenchantée si l’on rationalisait la raison au point d’en faire une bureaucratie. Il devient urgent de réenchanter le social dans l’entreprise pour obtenir l’engagement de chacun et de tous. Réenchanter la formation devient le moyen d’avoir des apprenants engagés dans leurs propres apprentissages.
Le retour du sensible illustre d’un changement profond pour Michel Maffesoli dans les rapports humains où l’individualisme moderne cède la place à une quête d’intensité, de communion, de partage émotionnel. Les formations deviennent festives pour assurer la transmission et/ou la construction des savoirs. C’est le travail du marketing de la formation, que certains appellent design de la formation pour insister sur la dimension plus émotionnelle de la création de valeur. Le marketing n’est pas la réclame. Il ne s’agit pas seulement de faire la réclame avec un argumentaire rationnel, il faut la doter d’une émotion, un désir. Le désir, c’est étymologiquement l’astre qui n’est pas encore là et que l’on attend. La formation désirable est la formation que l’on n’a pas encore réalisée, mais déjà la tension est là. Comment faire ? Soit à l’ancienne avec un verbatim, soit avec la learner advocacy où c’est l’apprenant qui devient ambassadeur de ce qu’il a vécu comme expérience. Le pair parle plus que l’expert.
Michel Maffesoli propose de se rapprocher de la base qui a une vitalité qui permet de co-construire et de piloter les compétences. Il s’agit de faire la fête au sens de Jean-Jacques Rousseau, non pas un spectacle apprenant, mais un spectacle où l’apprenant est lui-même acteur de ses propres apprentissages. Oliviero Toscani avait cette belle formule, le marketing, c’est mettre en société. Les apprenants veulent prendre du plaisir à apprendre et faire société. On est loin d’Emmanuel Kant qui disait : « il faut que j’accoutume mon élève à souffrir » (Traité de pédagogie, 1803), la formation ne doit plus être « difficile », elle doit devenir ludique, Michel Maffesoli parle même d’esthétique où l’image, le style et l’émotion deviennent des atouts pédagogiques. La grammaire change, même si l’histoire reste la même, il s’agit d’écrire différemment. C’est le travail nouveau du service de formation, comprendre les apprenants, mettre en place un service d’écoute pour comprendre les nouvelles grammaires et les nouvelles attentes et pouvoir anticiper les transformations futures.
Michel Maffesoli apporte une perspective particulièrement intéressante pour la formation. En mettant en avant l’importance du quotidien, il ouvre des modes opératoires et des outils de pilotage de sa propre transformation. Les régulations verticales laissent place à des régulations horizontales avec de nouvelles formes d’apprentissage. Il ne s’agit pas de supprimer la formation, car jamais la transformation a été aussi importante et donc la formation aussi nécessaire, mais de réinventer les formes de la formation en phase avec la société qui se réinvente. Le travail de Michel Maffesoli est un travail de réflexion prospective précieux pour construire une cartographie du domaine des possibles pour que chacun puisse tracer son chemin…
Fait à Paris, le 25 février 2025
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