Ne faites plus de formations !

par | 23 septembre 2025 | Pédagogie, Philosophie, Responsable de formation

Pourquoi se former encore à l’acquisition des compétences qui seront de plus en plus rapidement obsolètes ? L’OCDE a produit un rapport en 2024 qui montre qu’aujourd’hui, une compétence acquise ne resterait valide que pendant 2 ans, et ce temps ne cesse tendanciellement à se réduire. Pourquoi lancer une politique de compétences, lorsque l’on sait qu’une fois réalisée, elle sera déjà obsolète ? La formation professionnelle, a-t-elle encore un sens dans un monde qui s’accélère ? Que devient le paradigme dominant de la formation professionnelle du 20ième siècle ? Laurent Alexandre et Olivier Babeau, de l’Institut Sapiens, proposent une livre décoiffant « Ne faites plus d’études ! Apprendre autrement à l’ère de l’IA » (https://www.buchetchastel.fr/catalogue/ne-faites-plus-detudes/). Leur thèse est centrée sur la formation initiale, mais peut trouver un bel écho dans le champ de la formation professionnelle qui connaît les mêmes interrogations. Que penser de leur thèse ? Comment se positionner face à la révolution de l’IA ?

1, La thèse de Laurent Alexandre et d’Olivier Babeau

La fin de l’âge des diplômes. Les auteurs constatent un décalage croissant entre l’école et le marché du travail. Pour eux, « l’école produit des individus formatés pour un monde qui n’existe déjà plus ». Le diplôme longtemps le marqueur social par excellence, perd progressivement sa valeur économique et sociale. Il a longtemps fonctionné comme signe distinctif d’appartenance, d’abord pour les élites, puis pour les classes moyennes, garantissant une position dans la hiérarchie sociale, l’accès à certaines professions, la reconnaissance par l’Etat et le marché du travail. Aujourd’hui, l’accumulation des savoirs figés laisse place à un univers où l’agilité, la mutation permanente devienne des valeurs montantes. Le diplôme devient moins un sésame et plus un vestige symbolique d’un ordre ancien. La mobilité sociale et la flexibilité sont les nouvelles mamelles de l’économique contemporaine.

Les auteurs s’appuient sur la thèse d’ Hartmut Rosa  pour décrire une société où l’IA et les biotechnologies redéfinissent la notion de compétence. « Les formes de stabilité institutionnelle et biographique s’effritent au profit d’une logique d’adaptation permanente » (Hartmut Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, 2010). Seule la capacité d’apprendre à apprendre, de se reconfigurer sans cesse compte. La vitesse du changement rend obsolète tout savoir figé académique. La technologie reconfigure sans cesse nos activités économiques qui donnent à l’individu une valeur sociale à apprendre et désapprendre le plus rapidement possible. « Celui qui s’obstine à se former une fois pour toutes se condamne à l’inadéquation permanente » (Laurent Alexandre et Olivier Babeau). La formation devient une course sans fin, une formation tout au long de la vie.

Le modèle de formation des deux auteurs s’inscrit dans la théorie du capital humain de Gary Becker (1964). L’individu est considéré comme autonome, mais aussi comme entrepreneur de sa vie, c’est lui qui décide du choix d’investissement dans telle ou telle type de compétences à acquérir. L’apprenant est un adulte, étymologiquement celui parvenu au terme de sa croissance, mais aussi celui qui choisit son devenir. L’apprenant entrepreneur de sa vie se doit de construire une stratégie de développement des compétences, opportuniste ou projective, pour coller au plus près aux attentes du marché et à l’optimisation de ses aspirations. La formation étant permanente, l’apprenant à le devoir entreprenarial de se transformer socialement, se réinventer en permanence.

2, Les critiques

Les auteurs annoncent un changement de paradigme au sens de Thomas Khun (La structure des révolutions scientifiques, 1962). Selon lui, un changement de paradigme est nécessaire quand l’ensemble de théories, des croyances et des techniques de la discipline accumulent des anomalies et que les modèles n’arrivent plus à expliquer la réalité. L’apprentissage traditionnel avec les cours, les diplômes,… sont obsolètes il faut en inventer un nouveau. La futurologie de la formation est souvent un bon levier pour imaginer le paradigme à construire. La première critique porte sur le fait de ne pas aller assez loin dans la futurologie, l’homme-machine est envisageable, c’est l’idée d’Elon Musk et Neuralik qui implante la machine dans l’homme et fait du processus d’apprentissage un processus de téléchargement, l’homme est capable de télécharger connaissances et compétences en temps réel, évacuant tout obsolescence. Bien se former, c’est avoir une bonne bande passante. Ce n’est d’ailleurs pas sans poser d’autres types de questions, tout aussi intéressant.

Les auteurs postulent une transition infinie, toujours plus de ruptures, de réinvention. Si l’on reprend Joseph Schumpeter, la destruction créatrice n’aura qu’un temps, long soit, mais limité. La réinvention permanente est le temps de la destruction créatrice, mais après la disruption cesse de s’emballer pour trouver un point d’équilibre. C’est d’ailleurs ce que certains assez proche de Laurent Alexandre proposent avec la singularité, comme nouveau monde ou le monde d’après. La singularité est le moment où « le progrès technologique sera si rapide et ses effets si profonds que la vie humaine en sera irréversiblement transformée » (Ray Kurzweil, Humanité 2.0, 2005). La formation des adultes changera alors de nature. Et cette singularité devrait avoir lieu vers 2045, dans 20 ans, d’autres entrepreneurs de l’IA parlent de 2030/2035, 5/10 ans. A ce moment, les routines de formation créeront des standards sociaux stables, une nouvelle forme de la formation.

Dans la même trajectoire idéologique, les auteurs auraient pu parler de l’IA pédagogue. Avec l’IA, l’apprenant dispose d’un pédagogue, d’un formateur, d’un coach, d’un conseiller ou simplement d’un interlocuteur attentif numérique qui fait son office 24 heures sur 24. L’IA est capable de produire des émotions, et développer ainsi une empathie numérique comme le définit Serge Tisseron. Cet agent conversationnel est aussi un agent agissant pour proposer d’agir à la place de l’humain, organiser des apprentissages auquels l’apprenant n’aurait pas pensé. « Les agents artificiels sont déjà capables non seulement de traiter les informations, mais d’initier des actions qui modifient nos environnements informationnels » (Luciano Floridi, The fourth revolution, 2014). Avec l’IA, l’apprenant devient « auteur » de ses apprentissages (Ivan Illich, une société sans école, 1971), une liberté nouvelle qui pourrait se résumer par « arrêter de prendre les formations des autres, faites votre propre formation ». Et les conséquences sociales sont fortes…

3, Que peut-on en penser ?

Le livre s’inscrit dans un cadre de pensée libérale, loin de critiquer le choix d’un cadre idéologique au profit d’un autre, il est toujours intéressant de le confronter aux cadres idéologiques alternatifs. Si les auteurs pensent l’apprenant comme un entrepreneur de ses apprentissages et que les choix soient des choix plus ou moins rationnels, d’autres comme Pierre Bourdieu et Jean-Christophe Passeron (La reproduction, 1970) dans un autre cadre de pensées montre que la notion de capital culturel change la donne dans l’arbitrage individuel. Pour eux, l’émiettement des apprenants se traduit par une reproduction globale des inégalités qu’ils condamnent. La formation qui par définition est un apprentissage socialisé, ne peut se réduire à une addition d’expériences individuelles, elle doit être aussi pensée comme un projet collectif qui fasse sens pour chaque individu, sinon on est restreint à réduire l’homme à l’homo oeconomicus pour construire ses optimums.

Mais revenons dans le cadre d’une formation individualisée qui est le cadre du livre. Avec l’IA, le domaine des possibles est quasiment infini pour l’homme, il peut apprendre ce qu’il veut, c’est théoriquement une nouvelle liberté, mais dans la réalité face à une offre pléthorique, l’apprenant se perd. C’est ce que Barry Schwartz a appelé « le paradoxe du choix » (2004) où la prolifération des options entrave la capacité de choisir de l’apprenant. « Lorsque les individus sont confrontés à un excès de choix, ils se sentent paralysés et finissent souvent par renoncer à décider » (Sheena Lyengar, L’art de choisir, 2010). Il est nécessaire que la société fasse son travail de présélectionner, de structurer l’offre de formation pour permettre à l’’apprenant de choisir en toute liberté. Pour exercer les lois du marché, il est nécessaire d’avoir un commissaire-priseur qui structure le moment du choix. L’IA peut jouer ce rôle, ce qui consisterait à lui donner une fonction de construction sociale, la machine ferait alors société. Ce qui est un choix possible, mais loin d’être neutre.

Le véritable défi de la formation est motivationnel. Se former suppose un désir, une énergie, une dynamique qui transforme l’effort en plaisir, érotiser la formation pour reprendre le terme de Roland Barthes (Fragments d’un discours amoureux, 1977). Erotiser la formation, c’est la rendre désirable pour l’apprenant. Le désir vient étymologiquement du latin de absence sidus étoile, l’étoile qui n’est pas là, celle qu’on attend pour de meilleurs augures. Le travail de désirabilité sociale de la formation, c’est de marketer ou de designer la formation, l’attente pour susciter l’engagement de l’apprenant. Il est nécessaire de repenser la promesse sociale de chaque formation et que cette promesse soit tournée vers l’apprenant et non pas vers les professionnels de la profession comme c’est le cas aujourd’hui. On parle déjà de pédagogie affective pour vivre des aventures apprenantes, des learner experiences, et de bien d’autres outils pour prendre prétexte d’apprendre pour refaire de la raison, de l’émotion, de la relation. Faire des formations pour faire société ensemble.

Le livre de Laurent Alexandre et d’Olivier Babeau, propose une réflexion critique sur la formation, qu’ils jugent inadaptées aux transformations radicales imposées par l’IA. Les auteurs proposent une véritable futurologie pédagogique qui invite au débat. Ils peignent un avenir qui nous interpelle. C’est un appel à se réinventer, changer notre vision du monde. Les auteurs racontent une histoire du monde en devenir, ils font la pédagogie de la narration pour que chacun comprenne les changements qui sont en cours. Maurice Blondel avait cette belle formule : « L’avenir ne se prévoit pas, il se prépare » (L’action, 1893). Il ne s’agit pas d’anticiper un devenir possible mais de préparer les conditions d’un avenir souhaitable, « éclairer l’action présente à la lumière des futurs possibles » (Gaston Berger, De la prospective, 2007). Le livre est un appel au changement pour construire dès aujourd’hui, la formation de demain.

Fait à Paris, le 23 septembre 2025

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