L’attention est au cœur de la pédagogie. Le neurologue émérite Stanislas Dehaene en a fait le premier pilier de l’apprentissage (Apprendre, les talents du cerveau, le défi des machines, 2018). Quel est le problème ? La distraction, l’amusement. L’amusement est le contraire de la formation, étymologiquement, muser, c’est errer sans but, là où la formation par définition est un cheminement vers un objectif prédéterminé. La formation a besoin de capter l’attention pour concentrer l’apprenant sur ses apprentissages et éviter la flânerie apprenante. Optimiser le temps de formation en investissant dans l’attention. Le numérique accélère le temps de l’attention au sens de Hartmut Rosa (L’accélération, une critique sociale du temps, 2010). L’attention serait devenue « l’or noir » du 21ième siècle, reste à construire le cheminement qui gèrera au mieux cette ressource rare. La guerre de l’attention est déclarée pour capter le « temps de cerveau disponible ». Comment faire en sorte de la gagner ? Qu’est-ce que cela change à la formation ?
1, L’attention nouvelle est arrivée
Le Président d’Arte, Brunon Patino a écrit « La civilisation du poisson rouge, petit traité sur le marché de l’attention » (2019). Même si dans la réalité, le poisson rouge a de belles capacités mémorielles, le mythe consiste à dire qu’il a une mémoire des plus limitée. Il fait le tour du bocal et a oublié tout ce qu’il a appris. C’est Dory dans Nemo. Dès le début du livre, Bruno Patino reprend une statistique Google : les Millennials, génération née à partir du millénaire, ont une capacité d’attention de 9 secondes. Il est nécessaire de recapter l’attention toutes les 9 secondes. Tiktok recommande de produire des vidéos qui durent entre 7 et 15 secondes pour maximiser son visionnage. Et ça marche. Si l’on compare le temps moyen de visionnage sur Tiktok, il est de 55,8 minutes par jour, et, est en progression constante avec des pratiques nouvelles qui changent les formes de la formation. C’est l’ère du snack content des petits formats impactant, vite digérés pour capter l’attention. L’apprentissage massé devient distribué particulièrement avec l’asynchrone.
Le slow content, les formats longs, est aussi impacté par la guerre de l’attention. Si l’on compare les séries policières Netflix d’aujourd’hui avec celle d’avant comme « L’inspecteur Derrick », sortie en 1974 (qui se trouve aussi sur Netflix), on s’aperçoit qu’aujourd’hui la narration s’accélère, plusieurs histoires se déroule pour chaque épisode, et l’écriture favorise la tension de l’histoire, la surprise pour tenir en haleine l’auditeur. Même la durée change passant de 60 minutes à 40, plus en moins de temps. Grâce à cette pratiques de nouveaux comportements émergent comme le binge watching, le visionnage boulimique où l’on regarde toute la saison d’affilé avec une attention qui s’inscrit dans le temps. Comme quoi l’auditeur peut passer des heures devant les écrans. Canal U, lancé en 2001, proposait à son origine des vidéos de 3 heures, les cours, privilégie maintenant les formats court alors qu’il existe une autre écriture pour le long, changer l’intensité des formats. Une autre pédagogie est possible pour rendre les contenus longs attractifs.
Comment cela fonctionne-t-il ? L’attention est étroitement liée au système de récompense du cerveau. Lorsque nous prêtons attention à quelque chose, le cerveau libère de la dopamine, étymologiquement qui drogue le cerveau. La dopamine joue un rôle important dans la création du plaisir et de la motivation. L’attention, shoot de dopamine, permet de prendre du plaisir… et donc à terme de développer une addiction à ce mode de récompense et d’y passer des heures. L’attention devient un outil de fidélisation apprenante. Et des postures qui dépassent les fameuses 9 secondes, comme par exemple, l’attention flottante. De quoi s’agit-il ? Le cerveau scanne ce qui est à apprendre pour ne retenir que ce qui est saillant, qui capte l’attention. Il s’agit d’économiser l’activité neuronale pour se centrer que sur ce qui nous intéresse. L’apprenant a une posture systémique pour voir plus de choses en même temps et sélectionne ce qui est paramétrique pour concentrer ses apprentissages. Cela dessine de nouvelles opportunités pour la pédagogie et la formation.
2, De nouvelles histoires apprenantes
Jonathan Gottschall est un scientifique psychologue évolutionniste qui s’intéresse à la narration comme facteur de l’évolution dans son livre de 2013 (The storytelling animal, how stories make us human). L’homme est l’espèce la plus tournée vers la narration, au point d’en faire sa spécificité. L’homme accorde plus de temps aux fictions et aux histoires qu’au réel. « Le pays imaginaire est notre niche écologique, notre habitat de prédilection ». Les récits inventent des mondes qui n’existent pas, des utopies pour construire le social. Les neurosciences ont montré que le cerveau est un simulateur d’avenir, il prévoir les conséquences d’un événement sans avoir besoin de le vivre, l’homme apprend par et pour ses histoires. Les histoires fascinent et façonnent la culture, c’est un outil de cohésion, partager la même histoire, la fiction permet de changer le monde. La formation, c’est construire des formes, des histoires qui valorisent certaines connaissances et compétences. La bonne formation repose sur une bonne histoire.
Former, c’est construire un apprentissage social, des connaissances ou des compétences qui font société. Et faire société repose sur des histoires qu’on se raconte, le paradigme dominant, imposé par les experts de l’expertise, impose la bonne doctrine, le bien socialement accepté. « Pour faire un bon film, il faut trois choses : premièrement une bonne histoire, deuxièmement une bonne histoire et troisièmement une bonne histoire » (Jean Gabin). Créer un parcours apprenant, c’est une bonne histoire qui fait cheminer les apprenants. Le fond et la forme ont leur importance car ils évoluent en fonction qu’évolue la sociologie des apprenants. Le neuroscientifique Paul Zak a montré qu’une bonne histoire génère un shoot d’ocytocine tant pour celui qui la raconte que, et c’est là la nouveauté, pour celui qui l’écoute par mimétisme. Les histoires font société mais en plus, il développe un sentiment d’adhésion, de rassurance et une joie partagée. La formation devient alors un moment de bonheur partagé quand l’histoire est bonne.
L’expérience du confinement a ouvert l’usage du binge watching, enchainer les séries jusqu’à la fatigue attentionnelle. Oliver Babeau avait ce joli titre « La tyrannie du divertissement » (2023). La mécanique du divertissement par la volonté du plaisir immédiat, la dopamine de l’image se traduit par une vie par procuration, vivre des histoires des autres plutôt que de construire sa propre histoire. C’est la controverse D’Alembert/ Rousseau. Le premier proposait de créer une salle de spectacle, des histoires de qualités, et le second l’en dissuade en lui proposant de faire une salle des fêtes, la fête vivant où le spectateur participe. La formation spectacle doit être festive pour que l’apprenant développe une Learner eXperience (LX) qui l’engage et qui fasse sens. Le travail de la pédagogie n’est pas tant de transmettre du content que de donner de la saveur au savoir. Rien de nouveau depuis la rhétorique, mais le numérique ouvre le domaine des possibles : il y a tant d’histoires à vivre, même si la plus belle est celle portée par les apprenants eux-mêmes.
3, Un nouvel apprenant avec le numérique ?
Dans « Les neurones de la lecture » (2007) Stanislas Dehaene montre l’importance du langage intérieur qu’il appelle « la parole silencieuse » que pour apprendre à lire. Ce langage intérieur joue un rôle crucial dans la compréhension, engageant les mêmes réseaux cérébraux que ceux utiliser dans l’écoute et la parole. Il reprend la thèse d’Oliver Sacks (L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, 1985) qui disait que sans récit intérieur il n’y a pas de conception du monde et pas de créativité. Le « maitre intérieur » de Saint Augustin a besoin de se parler pour mettre de l’ordre dans ses idées. Gaston Bachelard parlait de « poétique » (La poétique de la rêverie, 1960) où l’esprit erre et s’immerge dans le réel, pour se construire une pensée intime qui se relie aux choses, une profondeur personnelle. Le ralentissement est nécessaire pour apprendre, prendre avec soi les choses nouvelles du monde. Et cela n’est pas sans poser question.
Le numérique en captant l’attention ne prend pas le temps de la poétique et accélère l’intensité de la formation. C’est un nouvel écosystème qui est en virtuel, étymologiquement en germe, et donc de nouvelles formes d’apprentissage. Il ne s’agit plus tant de connaissances, un savoir intériorisé, à l’intérieur de soi, que d’avoir un accès au savoir. L’importance n’est plus dans le stock, mais dans le flux. Jéremy Rifkin parlait déjà d’Age de l’accès (L’âge de l’accès, la nouvelle culture du capitalisme, 2005). La première conséquence est qu’il n’est plus nécessaire d’avoir un savoir aussi dense, il suffit d’avoir accès à sa mémoire numérique externe, extérieure à l’homme. La littérature comme à s’approprier cette conséquence avec ; par exemple, le joli mot de « savoir-relation » (La fin de l’école, l’ère du savoir-relation, Francois Durpaire et Béatrice Mabilon-Bonfils, 2014). La formation s’intensifie dans la relation numérique, l’accès au savoir, reste à construire les lieux et les moments pour apprendre avec des outils comme par exemple la pairagogie ou les territoires apprenant pour construire ensemble des apprentissages, des communions pour construire ses apprentissages. L’apprenant devient auteur de ses apprentissages pour l’apprenant un moment où il devient auteur de ses apprentissages pour reprendre le terme d’Ivan Illich.
Une autre façon de voir la formation. Qu’est-ce que cela change concrètement pour l’apprenant ? On pourrait dire bien des choses, mais c’est la définition même de l’apprenant qui se réinvente. La formation est fondée sur la fiction du projet. L’apprenant est un individu qui est mu par un projet de transformation. Le projet s’inscrit sur l’idée d’un progrès individuel, l’homme se doit de progresser et la formation devient son outil de réalisation. Or, à force de solliciter l’attention, l’apprenant ne prend plus le temps de la poétique, et c’est dans la poétique que naît le projet. Jeter des idées hors de soi pour construire une réalité qui n’existe pas encore, et qui pourtant est tellement vraie pour nous, incarner son propre projet, se faire une histoire qui fasse sens. L’attention, comme le temps de l’immédiateté, est l’ennemi du projet, comme temps long. En favorisant, l’attention et la densité de la formation, la pédagogie réduit la capacité projective de l’apprenant au détriment d’une capacité de réaction immédiate, l’opportunisme : être capable de saisir des opportunités, mieux de les solliciter. La guerre de l’attention change la nature de notre vision de l’apprenant, une nouvelle sociologie émerge.
La pédagogie numérique n’est pas neutre. James Gibson et sa théorie de l’affordance (Approche écologique de la perception visuelle, 1979) montre que l’outil est une opportunité pour des usages nouveaux, mais aussi, une fermeture pour d’autres. La pédagogie de l’écrit a remplacé la pédagogie de l’oralité, le livre remplace le troubadour, mais assure aussi une Renaissance des savoirs. Le numérique est de cette nature, il change le savoir et son usage, reste à faire Renaissance numérique. C’est le travail du militantisme, celui qui milite pour un avenir en construction. Maurice Blondel avait ce bel aphorisme : « L’avenir ne se prévoit pas, il se prépare ». Et l’entreprise est le lieu de cette préparation parce qu’elle a les pieds dans la réalité et la tête dans la stratégie. Reste au responsable de formation d’être porteur d’une telle ambition.
Fait à Paris, le 05 novembre 2024
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