La pairagogie est le nouveau wording de la formation, tout le monde en parle, chacun à son avis, mais de quoi s’agit-il ? Certains parlent de pratiques qui existaient déjà, alors réchauffé ou innovation ? S’agit-il d’un effet de mode qui passera comme d’autres ou d’une véritable révolution structurelle ? Autrement dit, faut-il faire du peeragogy watching ou du changement durable ? Que faut-il en penser ?
1, Qu’est-ce que la pairagogie ?
Le mot pairagogie est né en 2011 sous la plume de Howard Rheingold comme la construction d’un nouveau mot, il a hésité entre paragogie ou pairagogie pour finalement arbitrer pour pairagogie, la pédagogie entre pairs, étymologiquement un cheminement entre personnes « pareils ». Il illustre son propos en 2013 par le projet Handbook où ce sont les pairs qui ont construit leur propre manuel scolaire. La version 3 de 2015 est téléchargeable (http://metameso.org/~joe/docs/peeragogy-3-0-ebook.pdf) en langue anglaise. « Maintenant, grâce à l’accès à des ressources éducatives ouvertes et à des plates-formes de communication gratuites ou peu coûteuse, des groupes de personnes peuvent apprendre ensemble à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des institutions formelles ». Les apprenants ensemble peuvent devenir auteurs de leur formation.
Howard Rheingold est un sociologue des usages numériques. En 2002, il publie « Smart mobs : la prochaine révolution sociale », un an avant la première flash mob en France au Musée du Louvre, une chorégraphie réalisée par des personnes qui ne se connaissent pas et qui n’avait pas vocation à se revoir, une communion sociale pour rien, rien d’autre que la beauté du geste, une mobilisation esthétique partagée. Cette rupture par rapport à homo oeconomicus, ouvre à la reconnaissance sociale de l’homo aestheticus. C’est en 2005, qu’Howard Rheingold propose « Les foules intelligentes », en même temps que James Surowski qui lui propose « La sagesse des foules » (2004). La « foule primaire » (Gustave Le Bon, Psychologie des foules, 1895) laisse la place à un nouveau paradigme social, l’intelligence collective et son aboutissement en formation, la pairagogie, des apprenants assez sages ou intelligents pour construire leur propre pédagogie.
Dans l’écosystème de la pairagogie en entreprise on peut cité SoL (Society for oganizational Learning) fondé par la rencontre entre Peter Senge (La cinquième discipline, 1990) et le talenteux Arie de Geus, en 1997, qui a connu jusqu’à plus de 200 000 membres dans le monde entier pour partager autour de l’entreprise apprenante. SoL France est présidé par Eric Mellet. Enfin, on pourrait citer l’ouvrage de Denis Cristol en 2022 : « Apprendre à apprendre ensemble, initiation à la pairagogie » dont on peut entendre la présentation sur FORMA Radio https://formaradio.fr/initiation-a-la-pairagogie-avec-denis-cristol/
2, La pairagogie comme réponse à une nouvelle sociologie de la formation
Dans son baromètre « Science et société », une enquête Ipsos (19 octobre 2022) publiée par l’Institut Sapiens, on peut découvrir deux informations intéressantes. La première est que les trois quarts des français croient dans les bienfaits de la science, deux siècles d’impression sociale laissent des traces. Mais et c’est là de second point, il y a une défiance de plus en plus forte face aux autorités scientifique, pire deux français sur trois font plus confiance à leur voisin non scientifique qu’au experts reconnus pour leur parler de science. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Dans tous les commentaires possibles nous retiendrons celui de la société de défiance, un moment rabelaisien. François Rabelais critiquait la société du Moyen-Age pour construire une société nouvelle, celle de la Renaissance. Nous connaissons un moment similaire, défiance des élites et émergence d’une nouvelle renaissance, la renaissance numérique. Lors de ces moments, c’est la proximité qui fait sens quand la culture est trop éloignée.
Quelle conséquence pour la formation ? La formation connait aussi un moment rabelaisien (https://affen.fr/organisation/la-formation-connait-elle-un-moment-rabelaisien/), on retrouve la même critique du modèle ancien, l’Organisation Scientifique de la Formation (OSF), la formation organisée par les experts, ceux qui savent, et qui dictent à ceux qui apprennent. Ce modèle qui a très bien marché au 20ième siècle avec la massification de la formation n’est plus approprié aux attentes sociales. Max Weber l’avait dit en son temps la rationalisation comme seul moteur se traduit par une bureaucratisation, Michel Crozier a montré qu’un modèle bureaucratique ne tient plus compte de son efficacité sociale mais seulement de son organisation interne, préférant l’efficience des process à l’efficacité des apprenants. « La rationalisation par la science et par la technique guidée par la science » conduisent au « désenchantement du monde » (Le savant et le politique, 1917). Le modèle de la seule raison en appelle à une défiance des autorités et surtout à un réenchantement des formations, Michel Maffesoli parle, dans Homo eroticus, de l’homme qui a besoin de désirée. La formation a besoin d’érotiser ses produits, de marketer, de designer pour redonner de la saveur au savoir. Mais l’attente est de redonner la parole aux apprenants, reconstruire cette proximité qui fait sens. La pairagogie est une façon de répondre à un besoin social d’apprendre ensemble autour de communions apprenantes.
On peut remarquer que si le concept de pairagogie est née aux Etats-Unis, la France y trouve un écho particulier. Si les Etats-Unis connaissent un courant libertarien qui a du mal à trouver ses marques en France, le France au contraire a connu un mouvement libertaire qui donne un fondement politique à ce modèle pédagogique. Pierre Kropotkine écrit « L’entraide, un facteur de l’évolution » en 1902, où il propose de définir cette proximité, comme un outil naturel d’entraide sociale entre les personnes. On pourrait sans dénaturer sa pensée, parler de pairagogie naturelle pour apprendre ensemble, en proximité. La pensée libertaire avec des auteurs comme Charles Fourier ou Louis Blanc est intéressante dans la critique du paradigme dominant et l’émergence d’un savoir par les apprenants eux-mêmes. Jean-Luc Godard critiquait les « professionnels de la profession », Michel Maffesoli dénoncait la parole « paranoïaque » (étymologiquement qui vient d’en haut) « les sachants qui savent », pour déconstruire une pédagogie d’en haut au profit d’une pédagogie d’en bas. La pairagogie est un mouvement de refonte de nos modèles traditionnels.
3, Comment devenir pairagogue friendly ?
Si le 20ième siècle était le siècle de l’expert, le 21ième est celui de l’apprenant qui n’est plus infantilisée, l’enfant étant celui dont la parole est privée, bien au contraire aujorud’hui, les pédagogues cherchent ses réactions. Si la foule devient intelligente, l’apprenant aussi. Et pas seulement dans sa dimension rationnel, dans toutes ses dimensions comme par exemple l’apprenant émotionnel ou relationnel. C’est pour cela qu’est né le marketing de la formation, voir le design, l’émotion complète la raison. La pairagogie devient une construction d’un commun, une communauté apprenante structurée par l’émotion pour construire des cristallisations apprenantes, une pédagogie homérique, des aventures apprenantes pour susciter l’adhésion et l’engagement des participants. La construction des communs nécessite un travail organisationnel pour définir autour de quoi regrouper les appreants, souvent les métiers font office d’identité et de commun, mais cela reste un choix stratégique.
Construire une communauté apprenante nécessite de l’animer. Des outils existent, avec l’intelligence collective, l’entreprise apprenante, le co-developpement, d’autres sont à construire. La pairagogie est une courbe d’apprentissage qui doit s’inscire dans le temps. Certains proposent de débuter avec du snack content qui suscite plus facilement de la réaction et de l’engagement, d’autres propose directement de s’engager dans le fameux Learner Generated Content (LGC) où l’apprenant devient un storymaker, d’autres propose comme étape intermédiaire une tiktokisation de la formation avec des pratiques comme l’émergence des challenges au début proposé par l’animateur mais au final organisé par les apprenant eux même. Autrement dit, toutes les pédagogies sont utiles et elles dépendent de la culture de l’entreprise, mais que de toutes les façons la pairagogie reste une politique qui nécessite un travail de pédagogie, pour développer des compétences nouvelles, qu’Ivan Illich appelait rentre l’apprenant « auteur » de ses apprentissages.
La pairagogie peut être percu comme un outil nouveau au service du mix pédagogique, mais c’est plus un changement culturel. Jean-Michel Cornu spécialiste de la pairagogie avec des communautés de grand nombre plus de 10 ou 100 000 apprenants propose des outils d’animation où l’animateur accompagne au démarrage l’acquisition des outils d’engagement mais très vite il ne devient qu’un superviseur. Les méthodes existent restent les pratiques et elles peuvent aller loin, l’apprenant acteur et/ou auteur peut définir lui-même ses propres objectifs pédagogique entre pairs. C’est une courbe d’apprentissage pour redonner à chacun et à tous une plus forte autonomie. On peut noter que si la pairagogie favorise l’engagement, elle ne doit pas oublier les « lurkers », les apprenants silencieux. Ils apprennent aussi mais différemment. Robert Blair Nonnecke avait réhabilité dans sa thèse de 2 000, les « lurker » comme des acteurs engagés (http://www.cis.uoguelph.ca/%7Enonnecke/research/blairsthesis.pdf). Ce qui repose la question traditionnelle de l’évaluation individuelle et collective des apprentissages. Les IA sémantiques, ou simplement d’analyse du wording, est capabls de tracker et d’évaluer en temps réel les apprentissages. Mais finalement, il s’agirait de demander aux apprenants eux même leur satisfaction, le LSAT (Learner Satisfaction) et d’affiner avec eux la profondeur de leur estimation. Beaucoup reste à faire pour construire un écosystème pairagogique.
Le vieux rêve de faire de chaque apprenant un acteur de ses propres apprentissages est au cœur de la pairagogie. La formation est un apprentissage social, autrement dit, c’est ce que la société dit qu’il faut apprendre. Et elle met en place des outils pour imposer ces apprentissages. Après avoir émietté la formation avec l’individualisation, elle revient à la personnalisation, autrement dit, l’être derrière les masques sociaux. Ce retour de la personne apprenante, vient du fait d’avoir réintroduit l’émotion dans le processus. L’émotion collective est au cœur des formations et la pairagogie répond à cette posture pédagogique par sa proximité entre pairs. Ce qui se joue dans cette méthodologie c’est plus qu’une pédagogie, c’est une éthique nouvelle de la formation.
Fait à Paris, le 18 avril 2023
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