Réussir sa vie professionnelle, pas juste sa carrière

par | 15 avril 2025 | Marketing, Pédagogie, Philosophie, Responsable de formation

Longtemps, la réussite a rimé avec ascension hiérarchique, stabilité et reconnaissance sociale. Avoir une carrière, c’était suivre un chemin balisé, projeté, souvent dicté par des normes collectives et des ambitions personnelles forgées dès le plus jeune âge. Mais aujourd’hui, les lignes bougent. Dans un monde où les métiers évoluent, où les identités professionnelles se diversifient, où les aspirations individuelles se fragmentent, une nouvelle manière de penser la vie professionnelle émerge, le design de soi, la quête d’une réalisation de soi, d’une résonnance personnelle. Cette tendance nous invite à ne plus planifier sa carrière, mais à construire activement sa vie professionnelle. Il ne s’agit plus simplement de grimper dans la ligne hiérarchique, mais de s’exprimer, de se relier aux autres et de vivre une aventure qui résonne profondément avec qui nous sommes. Que penser de cette évolution ? S’agit-il d’un phénomène éphémère ou d’un changement durable de paradigme social ? Et comment l’entreprise, doit-elle s’approprier de phénomène ?

1, Le design de soi

Le sociologue Everett Hughes a été le premier a conceptualisé la notion de carrière (The study of careers, 1958) qui servira de référence par la suite. « Une carrière n’est pas simplement une suite de postes occupés ; c’est aussi une série d’expériences subjectives et d’interprétation qui donnent du sens à la vie professionnelle ». Il distingue carrière objective et carrière subjective. La première repose sur des faits mesurables, des positions successives occupées par l’individu alors que la seconde renvoie à l’expérience vécue. L’articulation entre l’extérieur, les structures, les statuts, et l’intérieur le sens donné, l’émotion est au cœur de sa notion de carrière. C’est la montée en puissance de la personne dans la vie professionnelle. Personne, étymologiquement l’être derrière la persona, le masque social. La personne s’impose au détriment de l’individu. L’individu, la partie indivisible du système, la brique élémentaire qui a servi pendant des décennies à construire la notion de bureaucratie, d’organisation rationalisante.

Il existe bien des courants pour parler de ses sujets. Bill Burnett et Dave Evans, deux designers de l’Université de Sanford propose l’idée de designer sa vie (Designing your life, how to build a well-live, joyful life, 2016). Il ne s’agit plus de planifier sa carrière dans un monde instable, mais de la prototyper en expérimentant différentes pistes, développer ainsi une quête de sens, de plaisir et de cohérence. Les auteurs se proposent de sortir du mythe du « bon choix » pour imaginer des petites expérimentations, rencontres pour s’essayer dans différents métiers, identifier ses valeurs personnelles, ses motivations profondes pour orienter le choix au-delà des impératifs sociaux ou économiques. Faire de sa vie une odyssée qui associe vie réaliste, vie rêvée et toutes les vies alternatives. Remettre la personne au centre de la décision. Le desing est une esthétisation des choses, remettre de l’émotion, du plaisir au centre des choses. Faire de sa vie professionnelle un moment de réenchantement personnel.

La chose n’est pas nouvelle et les auteurs ne manquent pas. Plotin, dans l’Ennéades avait cette belle formule : « Ne cesse pas de sculpter ta propre statue ». Il ne s’agit pas de façonner une esthétique superficielle, mais une spiritualité intérieure. Chacun est invité à travailler sur soi comme un artiste à sa propre sculpture, en retirant peu à peu le superflu pour faire émerger la forme pure de soi, redevenir ce que l’on est au fond de soi. L’introspection permet tout à la fois d’esthétiser sa voie ou d’en faire une démarche spirituelle. Inspection, introspection, il en restera toujours quelque chose. Et pourtant des auteurs comme Gaston Bachelard disait : « L’introspection n’est jamais qu’un mirage psychologique » (La formation de l’esprit scientifique, 1938), les vérités profondes sont des illusions de l’égo, mieux vaut construire un savoir contre soi-même.  « Méfions-nous des fondateurs d’arrière-monde ! Ce sont des malades, des empoisonnés, qui haïssent la vie » (Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883).

2, La vie comme lien, le récit comme tissu

La vie professionnelle est une vie rationnelle, une « rationalité instrumentale » disait Max Weber. La modernité a été touchée par ce processus de rationalisation. « Ce qui caractérise la bureaucratie, c’est la domination de l’élément rationnel dans les relations humaines » (L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905). Il parle de « cage d’acier » pour des individus prisonniers des structures sociales qu’ils ont eux-mêmes crées. La montée en puissance des histoires personnelles se traduit et/ou est la conséquence de la baisse des histoires sociales. D’où l’idée de construire un nouveau paradigme qui associe les deux et recherche une cohérence entre les histoires. Le rationalisme se traduit par « un désenchantement du monde », l’émotion de la personne permet de le réenchanter. « Le cerveau n’est pas seulement fait pour penser ; il est fait pour sentir » (Antonio Damasio, Conférence TED, 2009). Et le sentiment est une source de résonnance pour transformer nos expériences chaotiques personnelles en des structures sociales intelligibles, une raison sensible.

Le cortex préfrontal médian est le chef d’orchestre narratif. Lorsqu’il est au repos, par défaut, il est très actif, il rumine, il se raconte des histoires sur soi. Il tisse une identité et permet à l’individu de ruminer, de réfléchir sur soi, d’imaginer être. Le psychologue Dan McAdams est la référence de ce que l’on appelle la psychologie narrative. Son idée est simple, nous ne sommes pas seulement une somme de traits, de situation ou d’émotion, nous sommes le récit de ce que nous faisons de notre vie. Le récit est notre façon de faire sens. « Nous sommes tous des conteurs… et les histoires que nous racontons façonnent ce que nous sommes » (The stories we live by, personal myths and the making of the self, 1993). Jean-Claude Kaufmann disait « Nous ne sommes plus définis par une appartenance ou un rôle, mais par la manière personnelle dont nous les habitons » (L’invention de soi, 2004). Les identités professionnelles s’enrichissent de la dimension personnelle, elle libère l’homme de la « cage d’acier » pour construire une nouvelle liberté.

Se raconter des histoires, raconter des histoires, c’est le personnel qui nourrit le social. Mark Savickas disait : « Nous devenons les auteurs de notre propre vie en racontant des histoires qui construisent le passé et imaginent l’avenir » (The theory and practice of career construction,  2005). L’identité ne se découvre pas, elle se construit. C’est à travers les expériences concrètes que nous construisons notre parcours. Et ce n’est qu’après que nous mettons en cohérence ce que nous avons fait pour en faire un parcours doté d’un sens et d’un cheminement. « Les gens ne trouvent pas leur vie ; ils la construisent ». Faire des histoires est plus qu’un acte individuel, c’est un geste social. Raconter sa vie, c’est l’inscrire dans une trame collective, c’est donner à voir à l’autre un parcours, une intention, un quête, c’est d’abord tisser du lien. C’est parce que nous racontons des histoires que nous appartenons à un monde commun. Hannah Arendt avait cette belle formule : « L’homme et un être d’action, et l’action demande à être racontée » (La condition de l’homme moderne, 1958).

3, Qu’en penser ?

Le social est ce que la société accepte de prendre en compte pour en faire un paradigme dominant. L’individu rationnel du 20imèe siècle laisse place à une personne sensible au 21ième siècle. L’ère du Nous de Martin Heidegger permet de penser un homme qui dépasse la seule notion de raison solitaire et nous propose un homme relationnel, qui existe dans la relation avec une volonté de communion autour d’identité qui fond sens pour l’homme. Une vie réussie est une vie de rencontres qui enrichisse la personne, des rencontres inspirantes. Alex Honneth propose d’utiliser la proximité dans la reconnaissance qu’elle soit affective, juridique ou sociale. La proximité facilite ces formes de reconnaissance ce qui permet de réinterroger les pratiques professionnelles. Le travail d’organisation consiste à structurer ces espaces pour favoriser un partage, une co-production, des liens pour faire ensemble rationnellement et émotionnellement.

Le lien social prend une autre dimension. Dans son ouvrage « Social, why our brains are wired to connect » (2013) le neuroscientifique Matthew Lieberman démontre que le besoin d’être connecté est aussi fondamental que celui de se nourrir ou de dormir. Nos cerveaux sont câblés pour la connexion sociale. Les interactions positives activent des circuits de récompense, notamment en sécrétant de la dopamine et de l’ocytocine, la connexion sociale génère un bien-être profond. Les neurones miroirs renforce par l’empathie le fait de ressentir, de comprendre l’autre. Le lien est la condition du sens, de la résonnance. Une vie professionnelle se dit et s’entend. Le neuroscientifique Paul Zak avait montré que le plaisir de se dire était aussi important que celui d’entendre l’autre. La proximité, c’est faire du commun, de l’identitaire métier, rassurer et donner du plaisir dans le partage.

Albert Bandura a développé le sentiment d’efficacité personnelle, c’est-à-dire la croyance qu’un individu a de sa capacité à réaliser des actions. Ce n’est pas tant la compétence qui compte que la conviction d’en être capable. « Les croyances des individus concernant leurs capacités ont un effet profond sur ces capacités » (Self-efficacy, the exercise of control, 1997). Ce qui compte, c’est l’historique de la personne, les réussites du passé forge la confiance dans la capacité à réussir demain. Mais aussi le fait de voir ses pairs réussir, ou les encouragements, autrement dit l’émotion partagée avec ses pairs. « L’efficacité collective perçue influence la manière dont les individus ressentent, pensent, se motivent et se comportent en tant que groupe ». Autrement dit, l’animation du groupe est essentielle à la perception de chacun. Reste à penser le groupe comma une aventure humaine pour tous. La réussite consiste à redonner la fierté et l’ambition à tous.

Le fait de permettre à chacun de designer sa vie est une liberté nouvelle offerte à tous. « Deviens ce que tu es. Fais ce que toi seul peux faire » (Nietzsche, Le gai savoir, 1882) est cet appel à l’authenticité, au dépassement de soi pour donner le meilleur de soi. Cette tendance est dans l’ère du temps. Mais comme l’avait noté Jean-Paul Sartre, « L’enfer, c’est les autres » la pression à se réaliser est une charge mentale forte et une injonction sociale difficile à réaliser. La liberté de l’homme est aussi celle de ne pas vouloir se réaliser. Pourquoi vouloir réussir sa vie professionnelle ? Et c’est là où l’entreprise joue son rôle de régulation, faire société en réenchantant la vie professionnelle de tous. Construire des challenges, des ambitions qui créer l’émulation et faire en sorte que cette émulation permet à tous de se raconter de belles histoires, peu importe l’histoire pourvu qu’elle soit ensemble. Réenchanter le travail de tous que chacun puisse se dire professionnellement. Guillaume Apollinaire avait cette belle formule : « Il est grand temps de rallumer les étoiles » (Alcools, 1913).

Fait à Paris, le 15 avril 2025

@StephaneDIEB pour vos commentaires sur X

Découvrez « 100 expériences scientifiques de la formation »

Achetez le nouveau livre indispensable pour profiter de la synthèse des fondements scientifiques des pratiques de la formation.