Les formes de la formation s’adaptent à la société qu’elles servent. Les capacités de communication du formateur s’adaptent, certains en appellent au retour de la rhétorique ou l’éloquence, des outils d’animation que l’on croyait relégués aux oubliettes de l’histoire des pédagogies. Faut-il revenir à ces pratiques issues de l’Antiquité ? N’a-t-on pas tant progressé depuis cette période ? Faut-il les intégrer dans la pratique du métier de formateur ? La rhétorique et/ou l’éloquence, doivent-elles faire partie du référentiel de base des compétences du formateur ? S’agit-il d’une nième mode ou d’un changement structurel ? Le responsable, doit il en faire une priorité dans la professionnalisation des personnels de formation ? Qu’est-ce que l’entreprise doit en penser ?
1, La place de la rhétorique et de l’éloquence dans l’entreprise
Quelle différence entre l’éloquence et la rhétorique ? Elle varie suivant les auteurs à tel point que certains y voient des synonymes. La différence première est celle de l’origine des mots, la rhétorique est grecque là où l’éloquence est latine, dans les deux cas, il s’agit de techniques de l’art oratoire. Dans la vie des mots, la différence est ailleurs : l’éloquence serait plus centrée sur le style du discours, là où la rhétorique serait pour reprendre le mot d’Aristote « l’art de persuader et de bien dire », en un mot, la performance. Cette compétence est tellement importante dans l’Antiquité qu’elle a un Dieu Hermès, ou Mercure pour les Romains, Dieu de la rhétorique ou de l’éloquence, mais aussi de la communication, des messages et des voleurs. Le verbe dès le début était sujet à l’espièglerie des mots qui pouvait être au service du malin. Si l’on devait distinguer les deux mots : l’éloquence serait plus esthétique, faire un beau discours, là où la rhétorique serait plus performative, l’art de la persuasion.
Donner de la saveur au savoir. Pourquoi faudrait-il faire ce travail ? Si l’Organisation Scientifique de la Formation a imposé une forme de la formation rationalisante, son corollaire le « désenchantement » des contenus pour reprendre la formule de Max Weber (1917). La saveur, l’émotion qui n’était d’ailleurs pas scientifique à l’époque a été rejetée de la formation au nom de la Science. Le paradigme dominant du progrès social scientifique en appelait au matérialisme scientifique. La science rejetait le verbe au profil des faits. La seconde raison de l’abandon de la rhétorique est l’émergence de la contestation sociale au début du 20ième siècle. La CGT a, par exemple, été créée en 1895. La lutte des classes ou au moins la défiance entre le sommet stratégique et la base nécessitait de tout verbaliser, pour mettre sur la table des mots explicités, rationalisés pour assurer la négociation. La poésie des mots à laisser place à l’articulation des idées, tout poussait donc à la construction d’une formation, « bras armé du grand capital », fondée sur des mots sans saveur, le monde de la rationalisation.
Avec la remise en cause de l’OSF, l’émotion a fait son apparition et ce d’autant que la science légitimait dès la fin du 20ième siècle sa place dans le monde de la raison. Antonio Damasio, porte étendard des neurosciences de l’émotion, montre que les apprentissages sont majoritairement inconscient et que même les apprentissages conscient sont d’abord inconscient, autrement dit l’émotion change de statut, on parle même d’intelligence émotionnelle. Les formations deviennent affectives et cela nécessitait d’avoir des animateurs qui soient capables de réenchanter les savoirs, la contagion émotionnelle. La rhétorique et l’émotion retrouvent donc une légitimité sociale. Il est alors légitime de les réintégré dans les référentiels de compétence des métiers de transmission. Il ne s’agit plus seulement de transmettre de l’information que qualifier cette information pour que les mots résonnent. L’éloquence organise le langage du cœur, là où la rhétorique assure la performance. C’est le grand retour des arts oratoires.
2, La pédagogie de la rhétorique et de l’éloquence
Les neurosciences viennent au service de la rhétorique et de l’éloquence pour en faire pédagogie. En 1972, le psychologue américain, Paul Ekman, a mis en évidence la notion de micro-signaux, la naissance de la sémiologie des visages qui parlent et qui sont entendus sans les mots. L’éloquence consiste dans la diffusion de ces micro-signaux, la contagion émotionnelle du formateur que l’apprenant arrive à décrypter inconsciemment. Le bon formateur est celui qui émet des signaux lisibles par le plus grand nombre. Cette découverte a été renforcée, 20 ans après, par la découverte des neurones miroir en 1992 par le neuroscientifique Giacomo Rizzolati. Ces cellules s’activent dans le cerveau tout à la fois lorsque nous effectuons des actions, mais, et c’est là la nouveauté, lorsqu’on observe quelqu’un d’autre qui effectuer ces mêmes actions. C’est donner un corpus scientifique à l’apprentissage mimétique, apprendre en regardant faire, l’éloquence du formateur est stimule l’émotion similaire de l’apprenant : un formateur passionné suscite la passion des apprenants par mimétisme.
Cela n’est pas sans poser nombre de questions : qu’est-ce qu’un formateur authentique, sincère ou crédible ? La science nous dit qu’il s’agit d’un formateur qui produit des signaux d’authenticité, de crédibilité, ou de sincérité que les apprenants arrivent à lire, les qualifiants inconsciemment ainsi. La théorie de l’esprit va plus loin et considère que les apprenants lisent aussi les intentions derrière les micro-signaux, ils lisent les formateurs au-delà des mots qu’ils utilisent. Un formateur qui dit la formation, n’est crédible que s’il incarne ses mots, les apprenants écoutent le verbe, mais surtout l’intention qu’il y a au-delà des mots et sait inconsciemment s’il peut faire confiance au formateur. Matthieu Ricard avait cette belle formule « le messager est le message », la formation n’est pas tant dans le message qui est transmis que dans la transmission du message. L’éloquence ou la rhétorique trouve ainsi une place de premier choix dans l’acte de formation. Former des formateurs consiste à leur apprendre à maîtriser leur capacité de contagion émotionnelle pour optimiser la transmission des contenus.
La rhétorique reprend les outils de l’éloquence comme un art de bien parler mais surtout comme un art de la performance. La figure de la rhétorique est le sophiste, étymologiquement le sage ou l’expert. Le sophiste Protagoras se targuait de pouvoir convaincre n’importe quelle assemblée un jour, et lendemain pouvoir la convaincre de la thèse contraire, l’art de la persuasion. Convaincre pour agir. Convaincre pour que la connaissance puisse devenir compétence. Les outils sont connus avec par exemple le Triangle d’Aristote qui résume les outils autour du logos (raison), du pathos (émotion) et de l’éthos (réputation sociale) pour convaincre. La formation et la rhétorique ont une histoire commune, faire du formateur un transmetteur de connaissance ou un révélateur de compétences, dans les deux cas, c’est la performance de l’apprenant qui est recherché. C’est la raison pour laquelle, on peut dire que par essence, le formateur est un rhéteur. Animateur, étymologiquement donner une âme, mais aussi faire bouger les choses, autrement dit le métier de formateur est de donne de la vie à un savoir inerte pour permettre l’action de l’apprenant et faire que ce contenu social devienne une compétence terrain.
3, Que faut-il en penser ?
Le formateur est le propre ambassadeur des compétences qu’il se propose de transmettre, son incarnation est un outil pédagogique majeur pour que l’apprenant puisse ou non par mimétisme reproduire les mêmes connaissances ou compétences. Cela pose la question de la place de l’imitation en formation. Le psychologue Gabriel Tarde avait proposé « les lois de l’imitation » (1895) qui a servi de base à la prise en compte de l’imitation comme mécanisme de transmission universel. Il reconnaît que l’imitation est une brique élémentaire de la vie sociale : les apprenants copie lent formateur qui est en situation d’autorité, tout comme ils copient les autres apprenant dans leur processus d’apprentissage. Mais ce mécanisme n’est pas valorisé, Gabriel Tarde parle de « somnambulisme » des imitateurs, de hiérarchie par rapport aux innovateurs. L’imitant est un sous-produit social car il n’est pas conscient de sa situation. Ce n’est qu’avec René Girard que le mimétisme à recommencer à être valorisé socialement, nous désirons ce que les autres désirent, la motivation sociale. La formation forme des comportements et des désirs de comportement par mimétisme, le travail de formation est de structurer cette désirabilité. Une perspective riche en potentialité.
Pourquoi cette dévalorisation de l’imitation sociale ? Certains refusent de voir dans la formation, un moment que Guy Debord avait appelé un spectacle (La société du spectacle, 1967), étymologiquement ce qui est donné à voir, mais aussi extraordinaire, qui capte l’attention. Ce que ces auteurs critiques, c’est la posture de l’apprenant spectateur de ses propres apprentissages, lui préférant un apprenant acteur, même si l’on sait que regarder c’est aussi apprendre, à l’époque, c’était une critique du capitalisme qui endort la révolte salutaire. Aujourd’hui, des auteurs comme Jean Baudrillard proposent une autre version du spectacle, de l’imitation et du simulacre qui permet à chacun d’être créateur de son propre spectacle. La formation est un spectacle, et c’est une façon de faire société, de réunir les apprenants autour de ce que la société dit qu’il faut apprendre. C’est faire la fête à la formation. Et chaque apprenant est heureux quand le spectacle est bon de participer à cette fête. Paul Zak a montré l’importance de ces spectacles pour que chacun ai du plasir à apprendre ensemble, une Learner eXperrience (LX) qui socialise. L’imitation est une source de bien-être apprenant.
La rhétorique, comme l’éloquence, sont des esthétisations de la formation. Les formes de la formation s’adaptent aux sociétés qu’elles servent. Gilles Lipovetsky parle de « L’esthétisation du monde » (2013) du « capitalisme artiste », là où Olivier Assouly parle de « l’industrialisation du goût » (Le capitalisme esthétique, 2008) ce qui en formation revient à redonner de la saveur au savoir. C’est le travail de la rhétorique et des arts oratoires. Ce travail sur la beauté des savoirs est peut être propre à notre société, mais peut aussi devenir une ambition culturelle de la formation. Avec une société qui se déverticalise, la rhétorique n’est plus seulement le fait du formateur, mais aussi de l’apprenant. La formation devient un moment où il s’agit de libérer la parole du plus grand nombre, dire ses apprentissages, pairagogie, mais aussi de construire une ambition à cette parole qui fasse sens. La formation a pour finalité le social. La beauté du verbe, peut-il devenir un outil pour construire un ensemble ?
Dans la pédagogie de l’éloquence ou de la rhétorique ont longtemps été critiquée parce qu’elles avaient comme soubassement des apprentissages inconscients. Le paradigme cartésien dominant est de penser l’apprenant comme un décisionnaire, autonome « dans la forteresse de ses pensées ». Tout comme la carte n’est pas le territoire, la réalité théorique n’est pas le réel. Préférer la conscientisation des apprentissages, apprendre à apprendre, est un choix idéologique, en période d’interrogation sociétal, il est possible d’envisager des alternatifs. Pourquoi ne pas revaloriser l’apprentissage inconscient, qui est majoritaire, pour se former ? A-t-on besoin de tout connaître de ses mécanismes d’apprentissage pour apprendre ? Doit-on connaître le moteur pour conduire une voiture ? Pourquoi ne pas proposer des apprentissages inconscients choisis où l’apprenant choisirait ses formations même si la pédagogie utilise l’inconscient pour plus de performance ? La rhétorique peut servir de base au rénchantement des formes de la formation.
Fait à Paris, le 18 juin 2024
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