L’EdTech (Educational Technology) permet de déployer le numérique en formation. C’est le « Nouveau monde » qui fait son entrée dans « le monde d’avant ». Il s’agit en 2021 de plus de 500 entreprises en France. Le chiffre est en forte croissance, et si l’on compare au plus de 100 000 organismes de formation classique, la marge de progrès reste encore forte. Pourquoi l’EdTech n’est pas suffisamment structurer alors que les besoins de transformation n’ont jamais été aussi grands ? Comment expliquer ce phénomène ? Qu’est-ce qui manque à l’EdTech française pour se doter d’une véritable puissance nationale et internationale ?
1, La France, connaît-elle un moment schumpetérien ?
En 2017, la France se proposait d’être une « start-up nation », une façon de rapprocher le public et le privée dans une nouvelle relation. L’INSEE estime qu’il existe 1 million de start-ups. Les nouvelles entreprises dans l’EdTech représentaient 34 en 2021. Et si la France compte 24 licornes en 2022 (Tool Advisor), pas une seule dans l’EdTech. L’EdTech, connaît-elle un moment schumpetérien, une « destruction créatrice » ? Le marché de la formation professionnelle représente près de 30 milliards d’euros, ce qui est conséquent. Pour donner un ordre d’idée, le marché des travaux publics représente 45 milliards avec l’eau, les forages, l’électricité, les routes, les chemins de fer… Le marché est important, et le besoin de transformation énorme à CT, MT et LT. Autrement dit, il s’agit d’un marché d’avenir qui a la taille suffisante pour des innovations majeures. Alors qu’est-ce qui bloque ?
Joseph Schumpeter pensait que les innovations majeures de celle qui structurent durablement la croissance suivent un cycle relativement similaire, reprenant en cela les travaux de Nicolas Kondratiev. Depuis 1980 et la révolution informatique le monde connaîtrait un « moment schumpétérien » avec une période de « destruction créatrice » de l’Ancien monde et une période d’innovation « par grappe » qui touche tous les secteurs. L’un expliquant l’autre. Mais ce que Schumpeter avait noté, c’est que l’innovation ne pouvait venir des entreprises établies. Les grandes entreprises établies deviennent des rentières de leur situation et bloquent toute tentative d’innovation qui remet en cause leur rente. C’est la raison pour laquelle l’innovation ne peut pas être incrémentale, elle est forcément disruptive. Cela explique pourquoi les grands organismes de formation n’ont pas été à l’origine de l’innovation EdTech alors que leur connaissance et reconnaissance du marché était un atout majeur.
Le marché de la formation est archipélisé. Traditionnellement, on structure le marché de la formation et de l’éducation autour de 3 segments : l’éducation, l’enseignement supérieur et la formation professionnelle. L’éducation nationale représente un budget public de 60 millions, l’enseignement supérieur 25 milliards et la formation professionnelle 30 milliards en tout. Le cloisonnement ne s’arrête pas là, car dans les communes financent les écoles primaires et les maternelles, les départements financent les collèges publics et les régions financent les lycées. Autant de centres de décision qui fractionne le fonctionnement du marché. Les start-upeurs doivent avoir la logistique pour morceler le démarchage et profiter des économies d’échelle. Le courant économique de la Theorie du Public choice montre que la création de ce morcellement permet de créer des normes spécifiques afin de créer une barrière à l’entrée favorisant des rentes de proximité. Normer la norme devient un sport national pour le bonheur des entrepreneurs établis.
2, Que fait l’Etat ?
Si la vision schumpétérienne impose le marché comme force d’innovation, l’Etat aussi investit particulièrement en formation. L’exemple de la création de la plateforme FUN MOOC est à cet égard significatif. 2013, lancement de FUN MOOC sur une technologie edX (créée en 2012) en mobilisant les talents nationaux. La France avec beaucoup d’intelligence se lançait dans l’économie des plateformes, c’était un signal fort de structuration de l’offre numérique. Mais le secteur public souffre de son manque d’agilité, une start-up peut si le besoin existait faire pivoter son activité, ce qui de par la logique budgétaire conduit bien souvent une rigidité par le fait de reproduire à l’identique l’activité prédéfinie. 10 ans après le lancement de la plateforme Amazon, Amazon réinventait sa relation usager en lançant Amazon Prime. Pourquoi FUN MOOC n’est pas devenu le Amazon de la formation ?
L’investissement public souffre d’une absence d’efficacité. La culture de la performance n’est pas celle de l’investissement public même si la LOLF (Loi organique relative aux lois de finance) en 2001 reprise par la loi organique de 2021 insiste sur la nécessité d’une performance, il s’agit plus de l’efficience que de l’efficacité. Prenons un exemple, la VAE qui fête ses 20 ans concerne 18 000 personnes qui ont une reconnaissance par les acquis, avec sa réforme l’Etat vise 100 000. Cela, est-il efficace pour une population active de 30 millions de personnes ? On n’en sait rien. Les investissements publics ne construisent pas d’indicateur d’impact, une réforme pousse l’autre sans aucune mesure de performance. Alors que dans notre exemple, c’est toute la politique de reconnaissance sociale qui en jeu, avec des opportunités comme les reconnaissances privées, les open badges.
Michel Crozier parlait de bureaucratie quand l’organisation était centrée sur le processus et non pas sur l’impact. La dépense publique est centrée sur la dépense et non sur l’efficacité. Dépenser 30 milliards par an dans la formation des adultes et connaître un déclassement régulier dans les notations PIAAC de l’OCDE pose des questions sur la performance des formations. Partir de l’objectif chiffré est une culture nouvelle de la performance. Prenons un exemple, on parle souvent des NEET (les jeunes de 15 à 29 ans ni en emploi, ni en étude ni en formation) cela représente 1,5 millions de personnes un des plus mauvais classements en Europe. Comment penser performance ? C’est de choisir un indicateur comme « diviser par 2 en 3 ans » et de pouvoir faire un suivi régulier en direct pour pilote la performance. Le privé a davantage cette culture de la performance. Comment conjuguer le meilleur des deux mondes ?
3, Pour une gouvernance Edtech
Traditionnellement, l’Etat agit par des investissements et des appels à projet, c’est le cas de France Relance, lancé en 2020, qui propose 100 milliards sur 2 ans ou dans cette lignée France 2030 qui propose 54 milliards supplémentaires. L’EdTech peut s’inscrire dans ces appels à projet, et souvent elle le fait. On peut noter que la formation n’est pas une grande cause nationale en soi. Le rêve de cette stratégie est de construire une DARPA à la Française. La DARPA (Defense Advanced Research Project Agency) est une agence américaine qui investit dans les technologies de ruptures assurant ainsi en amont leur financement. On peut citer ARPANET qui a donné naissance à l’Internet, le GPS ou la voiture autonome. Son budget de fonctionnement est de 3 milliards de dollars par an. Qu’est-ce qui change alors sachant que l’équipe de la DARPA est composé de seulement 120 personnes et que deux niveaux hiérarchiques ?
La gouvernance. La DARPA a une culture du crowdsourcing, c’est le privé qui doit s’émuler pour trouver des solutions. L’Etat pose le problème à résoudre en terme assez simple et c’est le marché qui propose des solutions. Il n’y a pas de défiance public-privé. En France, les appels d’offre sont trop bureaucratiques, le détail des cahiers des charges est trop précis, ce qui permet le suivi budgétaire, mais pas la créativité. On favorise les experts comptables de la formation, mais pas les entrepreneurs au sens de Schumpeter. On pourrait s’inspirer de la culture de la DARPA pour apprendre à poser les problèmes, assurer le financement et permettre aux entrepreneurs de faire ce qu’ils savent faire le mieux innover. Les entreprises qui postulent réalisent les études d’impact permettant à l’Etat d’arbitrer entre les différentes solutions, une nouvelle gouvernance fondée sur le co-developpement.
L’Etat à un rôle important dans l’organisation du marché de l’EdTech. Si l’on poursuit la comparaison américaine, on peut noter que les Etats Unis depuis 1933 se sont doté d’une loi fédérale, le Buy American Act, qui impose une préférence nationale. L’administration doit acheter des produits fabriqués à hauteur de 55 % sur le sol américain, Joe Biden a renforcé pour aller jusqu’à 75 %. Le budget fédéral représente près de 600 milliards par an. « Acheter Français » qui a fait les belles heures des années 70, n’ont pas pour vocation de protéger une rente de l’Ancien monde, mais de devenir un outil d’incubation pour le nouveau monde, la théorie de l’industrie dans l’enfance de Fréderic List. Ce que l’auteur appelait le « protectionnisme éducateur » (1841), étymologiquement faire grandir qui s’applique bien à l’accompagnement des start-ups, protéger les entreprises innovantes pour leur permettre de se développer et d’affronter la concurrence internationale. L’EdTech avec les produits scalables pourrait avoir un marché en émergence protégé dans son incubation pour favoriser l’accélération des projets et leur permettre de penser la mondialisation.
Une nouvelle gouvernance de la formation est possible pour profiter du moment schumpétérien qui émerge. L’Etat n’est pas contre le marché, mais comme le disait Sacha Guitry sur un autre sujet, « tout contre ». C’est avec le marché qu’une politique de formation aura un sens. La théorie des droits de propriété (Douglas North) a montré que l’Etat producteur de normes structure le marché pour assurer l’efficacité de la création de valeur. C’est à l’Etat de faire des choix dans la qualification de sa population active et donc de sa future création de valeur. « L’Etat stratège » disait Christian Saint-Etienne (2020) mais aussi l’Etat social qui organise l’acceptabilité sociale et la mobilisation autour de sujets majeurs. La formation pose au fond la question de la puissance publique… de son impuissance, et au final de sa souveraineté formative.
Fait à Paris, le 24 janvier 2023
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